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Inégalité des conditions sociales et proportionnalité du devoir de lieutenance

Chapitre 4 Attention à autrui et décentrement de so

Nous avons défini le sens de la justice pour Calvin et démontré qu’elle s’élabore dans une dialectique entre équité et amour de telle sorte que l’un et l’autre se complètent et se limitent. L’action juste est l’action qui est à la fois équitable sans contrevenir à une nécessaire miséricorde, et soucieuse d’aider autrui dans la limite de l’équité. Cette dialectique s’exprime de façon la plus ramassée dans la formulation de la règle d’or dans son expression positive. Par le procédé de la synecdoque, Calvin inverse la formulation habituelle de la règle d’or « ne fais pas à autrui ce que tu ne voudrais pas qu’on te fasse », formulation par la négative que le décalogue reprend pour les préceptes qui touchent au rapport à autrui, par une formulation positive : « fais à autrui ce que tu voudrais qu’on te fasse ». Or cette inversion combine l’infinité de l’exigence de l’amour et le caractère limité de réciprocité portée par le devoir d’équité.

Nous avons aussi montré que cette définition de la justice était parfaitement compatible avec une conception hiérarchisée de la société, où il y a des riches et des pauvres, sans pour autant que la justice soit remise en cause. Mais il s’avère que le degré de responsabilité du lieutenant est proportionnel aux moyens qui lui sont confiés. Ainsi plus l’homme est dans une situation sociale élevée, plus il est attendu de lui qu’il se sente en charge de la communauté humaine. Interrogeons-nous sur la mise en œuvre concrète de cette responsabilité de justice sociale. En tant que dialectique entre charité et équité, cette mise en œuvre aura nécessairement deux dimensions : celle d’un rapport interpersonnel à autrui au sein duquel advient la charité et celle du rapport institutionnel avec la société auquel se réfère l’équité. Il nous faut préciser l’articulation entre ces deux dimensions. Cette articulation, une fois interprétée, permet de comprendre la raison pour laquelle Calvin demande avec insistance au lieutenant, de se

détourner de la recherche de ses propres intérêts. Le rapport à autrui, tout singulier qu’il soit, conduit le lieutenant à une compréhension de la société faite d’échanges et de communion mutuelle et ne laisse pas de place à un amour « désordonné » de soi.

Lors de la présentation de la loi naturelle, nous avons montré que l’autonomie de l’homme, pourtant affirmée par Calvin, n’empêche pas la pleine domination de Dieu sur l’ensemble de l’humanité. Calvin instaure la double exigence de la visée infinie de l’amour portée par la loi divine et du devoir d’équité que permet déjà la loi naturelle. Il n’y a d’expression de la loi d’amour dans la société, dans la vie présente, que conjointe à l’expression de la loi naturelle telle qu’elle est mise en œuvre dans la société.69 Comment Calvin envisage-t-il la possibilité pour les hommes d’intégrer la pleine exigence de la Loi dans l’horizon de la justice sociale ? En ce sens, Calvin n’invite jamais l’homme croyant à être un héros de l’amour, ou à s’affranchir d’une certaine modération face aux exigences du vivre ensemble :

« Certainement, il en est ainsi. Notre liberté ne nous est pas donnée, écrit Calvin, contre nos prochains qui sont débiles, auxquels la charité nous soumet et dont elle nous fait serviteurs en tout et par tout ; mais elle nous est donnée afin qu’ayant paix avec Dieu en nos consciences, nous vivions paisiblement aussi avec les hommes. » (Calvin, 1978c, liv. III, XIX, § 11).

Cette manière de conjoindre l’amour infini dû aux plus faibles au modeste objectif de vivre paisiblement avec les autres, rend compte de la responsabilité de faire place ensemble, dans les relations avec autrui, à l’exigence de l’amour, infini et asymétrique, comme à celle de l’équité, limitée et réciproque. L’amour, dans la condition présente de l’homme, ne peut s’exprimer sans référence aux exigences de justice de la vie terrestre.

Paul Ricœur exprime cette tension entre amour et justice dans plusieurs de ses écrits. Dans son étude « Le socius et le prochain » publié dans le volume Histoire et vérité (1955), il s’interroge sur la possible conciliation du rapport à autrui comme « socius », c’est-à-dire à travers sa fonction sociale, inscrite dans un fonctionnement institutionnel, comme une relation médiate et le rapport à autrui comme prochain reçu sans médiation dans l’immédiat de

69 Calvin note expressément que « les œuvres de charité font approbation même de la piété de l’homme » (Calvin, 1978b, liv. II, VIII, § 53). Il n’est pas possible de dissocier l’intelligence que l’on peut avoir de la vraie justice des œuvres concrètes réalisées. « Ouïr la Loy ou en avoir l’intelligence, ce n’est rien, pour dire que par cela un homme puisse alléguer sa justice devant Dieu : mais il faut apporter les œuvres […] le justice de la Loy consiste en un parfait accomplissement d’œuvres » (Calvin, 1855a, p. 38 sur Rm 2, 13). Dieu ne peut recevoir aucun bienfait des hommes, le bien doit donc être exercé envers les autres hommes.

l’amour. Il note que la relation d’amour peut venir certes s’inscrire dans les « interstices » (Ibid., p. 223) des relations médiates70 mais que l’amour s’exprime aussi en agissant par le biais des institutions:

« Il faut comprendre ensemble le socius et le prochain, comme les deux dimensions de la même histoire, les deux faces de la même charité. C’est du même mouvement que j’aime mes enfants et que je m’occupe de l’enfance délinquante ; le premier amour est intime, subjectif mais exclusif ; le second est abstrait mais plus vaste. Je ne suis pas quitte envers les enfants en aimant les miens ; je ne suis pas quitte envers les autres car je les aime pas comme les miens, aussi individuellement, mais toujours de quelque manière collective et statistique. » (« Le socius et le prochain » Ricœur, 1955, p. 220)

Dans ces textes, dans « Le socius et le prochain », dans « Amour et Justice » et dans son analyse de la règle d’or (Ricœur, 1955, 1990, 1994, p. 273-279 La règle d’or en question ), Ricœur en appelle à une prise de conscience que la finalité des institutions sociales est aussi de rendre service au prochain au delà de la seule justice et que donc nous rendons ce service en tant qu’engagés dans les institutions. Même si « nous ne savons pas quand nous atteignons les personnes » (1955, p. 228). L’homme est appelé à l’acceptation de cette dialectique infinie, difficile mais praticable. « L’incorporation tenace, pas à pas, d’un degré supplémentaire de compassion et de générosité dans tous nos codes –code pénal et code de justice sociale- constitue une tâche tout à fait raisonnable, bien que difficile et interminable » (Ricœur, 1990, p. 66, 1994, p. 279)]. Ricœur propose une éthique qui consiste à ajouter un surplus de charité chaque fois qu’il est possible, au sein des règles d’équité. Calvin propose à notre sens une solution différente. Il n’en appelle pas seulement à une prise de conscience qu’un combat pied à pied est à mener pour lutter contre le caractère objectivant de la relation d’équité et y inscrire l’amour chaque fois qu’il est possible71.

La mise en œuvre de cette justice commence chez Calvin par la rencontre avec l’autre plus faible. Nous montrons que, pour ce qui concerne la gestion des biens, Calvin met en exergue

70 Mais même l’amour s’exprimant dans les interstices du social n’est pas sans rapport avec les institutions qui supportent l’exigence de justice lorsque Ricœur écrit : « C’est l‘abstrait qui protège le concret, le social qui institue l’intime. Or, il est illusoire de vouloir transmuter toutes les relations humaines dans le style de la communion. L’amitié et l’amour sont des relations rares qui naissent dans les intervalles de relations plus abstraites, plus anonymes. Ces relations plus extensives qu’intensives constituent en quelque sorte le canevas social des échanges plus intimes de la vie privée. » (Ricœur, 1955, p. 224)

71 Le « maléfice propre à l’institution », c’est celui de l’objectivation, dénonce Ricoeur dans « Le socius et le

la figure du riche qui rencontre le pauvre comme une étape première pour aborder l’action juste. Le riche est le lieutenant qui dispose de biens au delà de ses besoins. Il rencontre le pauvre. Ce pauvre devant lui l’assigne à la responsabilité de contribuer à combler ses manques. Cette relation est asymétrique et mobilise l’exigence infinie de l’amour du prochain. Nous analysons en première partie la nature de cette assignation.

Nous montrons dans un deuxième temps que l’assignation à responsabilité est conjointe à la prise de conscience par le lieutenant d’une dette qu’il a envers Dieu, puisque tout ce qu’il peut mettre à disposition du pauvre et consommer lui-même est un don de lui. Mais l’incapacité face auquel il se trouve de racheter sa dette conduit à comprendre que tout homme est également endetté, à un degré égal. Calvin en déduit une interprétation de la société comme corps au sein duquel chacun des membres à le devoir de partager son surplus avec les autres dans un esprit de complémentarité, de même que chaque membre d’un corps, un pied ou une main, ne vit que de ce que les autres lui apportent. L’homme n’est pas autonome pour répondre à ses propres besoins. Il dépend d’autrui et sait que les autres dépendent aussi de lui. L’absence d’autonomie de l’humain conduit Calvin à préconiser d’abandonner la recherche de son propre intérêt. Car l’amour de soi empêche l’attention à autrui, et rend impossible la mise en œuvre de la justice. Notre troisième partie examine le sens de ce décentrement de soi et sa limite, puisque Calvin n’admet pas qu’il puisse aller jusqu’au sacrifice de soi.

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