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La nature de l’homme : un être en quête de restauration

Nous avons dit que la création est en tous points qualifiée de perfection, de projet tel que Dieu pouvait imaginer être le meilleur.

Or cette perfection trouve sous la plume de Calvin un sens particulier d’ordre, d’harmonie, de juste proportion et d’équilibre. Par exemple, la perfection de l’être humain est ainsi décrite37 : « Il y avait en chaque partie de l’âme un équilibre si bien ordonné que tout y était accompli ; il avait une lumière de droite intelligence qui régnait en son entendement et était accompagnée de droiture ; tous ses sens étaient prompts et dispos pour obéir à la raison ; dans le corps, il y avait une proportion égale et correspondant à un tel ordre. » (Calvin, 1978a, p. 36)

« L’équilibre bien ordonné » était lui-même l’accomplissement du projet de Dieu. La beauté de cette harmonie se conjugue avec l’existence d’une vraie justice, comme le signale la mention de la vraie intelligence et de la droiture. L’être humain est proche de Dieu parce qu’en tous points il est en correspondance avec sa volonté. L’homme est créé « à l’image et à la ressemblance de Dieu », selon le verset 1, 26 de la Genèse, parce qu’il « excelle alors en tous biens » (Ibid.). Cette juste proportion observable au sein de l’être humain l’est aussi entre

37 A la différence, par exemple, de la position de Thomas d’Aquin, pour lequel la perfection n’est pas initialement donnée à l’homme : « C’est ce que signifie l’Écriture lorsqu’elle dit que l’homme a été fait " à l’image " de Dieu ; la préposition " à " traduit en effet une certaine approximation par rapport à une réalité qui demeure éloignée. » (Thomas d’Aquin, somme théologique, I, 93,1).

l’homme et la femme, et par extension entre tous les humains38. La femme a été créée pour que l’homme ait une aide qui lui corresponde, car « il n’y avait pas de proportion égale entre lui [Adam] et elles [les espèces animales] » (Ibid., p. 58). Ainsi la femme a été créée par Dieu de telle sorte que « la femme est comme en la présence de l’homme pour avoir ensemble quelque correspondance et conformité » (Ibid., p. 57). L’idée apparaît que le monde est en plénitude lorsqu’il connaît cette harmonie, et que sans cela il serait comme amputé, incomplet : l’homme « s’est vu entier en sa femme, là où il n’était que demi auparavant » (Calvin, 1978a, p. 59). Par extension, la correspondance entre un homme et une femme implique la perfection de l’humanité toute entière : « le genre humain, qui était semblable a un édifice commencé, a été parfait et accompli en la personne de la femme » (Ibid.). En passant, nous pouvons noter que Calvin accorde à la femme une place tout à fait notable pour son époque39. Pour nous cela signifie aussi que la mission de lieutenance n’est pas réservée aux hommes, et qu’il y a une égalité de nature qui rend tous les humains sujets à la même responsabilité40.

Enfin cette correspondance entre les humains se retrouve avec les animaux et les autres éléments de la nature. Les bêtes sauvages étaient alors « douces et familières avec les hommes » (Ibid., p. 58). Ce n’est qu’après la chute qu’elles sont devenues féroces.

Ainsi le monde parfait, fait d’ordre et d’harmonie, dont les concordances entre les parties sont assurées, sont l’image même du monde tel que Dieu le veut.

A la suite de la chute, nous habitons donc aujourd’hui un monde devenu difforme, désordonné, et le rapport direct de l’homme à l’harmonie a disparu. La perfection est comme effacée, cachée, abîmée mais elle n’a pas complètement disparu. Si elle n’est plus immédiatement accessible, elle peut être espérée et doit être recherchée.

38 « Afin que la conjonction du genre humain fût plus sainte, il a voulu que tant mâles que femelles soient sortis d’un même principe » (Ibid., p. 58).

39 A la différence de Calvin, Thomas d’Aquin considérait une hiérarchie de nature entre l’homme et la femme. « Mais, pour ce qui est de certains traits secondaires, l’image de Dieu se trouve dans l’homme d’une façon qui ne se vérifie pas dans la femme; en effet, l’homme est principe et fin de la femme, comme Dieu est principe et fin de toute la création. » (Thomas d’Aquin, somme théologique, I, 93,4)

40 Bien sûr, cette égalité de nature n’empêche pas la soumission. La femme est appelée à se soumettre à son mari (et réciproquement le mari est appelé à reconnaître sa femme comme une partie de lui-même).

C’est ainsi que Calvin décrit l’homme animé profondément d’un désir de restauration de cette perfection initiale. « Il nous avertit par là de quelle excellence nous sommes déchus, afin d’allumer en nous un désir de la recouvrer » (Ibid., p. 37). C’est l’alliance avec Dieu en particulier par l’acceptation de la responsabilité de lieutenance qui va donner corps à cette espérance. Dieu plutôt que de se présenter comme juge, se propose comme médecin pour aider l’homme à vivre cette espérance de restauration : « Car Dieu, en punissant les fidèles, ne considère pas ce qu’ils ont mérité mais ce qui leur sera profitable à l’avenir, et en cela il fait plutôt office de médecin que de juge » (Ibid., p. 87).

La préférence donnée par Calvin au qualificatif de médecin plutôt que de juge montre que la vie humaine, malgré son caractère pénible, est comprise dans une perspective de guérison, de progression, d’amélioration. La chute est décrite comme une perte brutale et non progressive de l’unité du monde, de son harmonie et de son sens. L’homme en est blessé et l’alliance est l’accompagnement que Dieu propose à l’homme pour le conduire vers un mieux, vers sa guérison. C’est donc une perspective très positive pour l’homme qui l’invite à s’intéresser de près au monde présent. Le travail est une valeur positive en faveur duquel l’homme peut s’engager en confiance. Il y trouvera un sens à sa vie et un bonheur. L’idée d’une condamnation au travail suite à la faute est inexistante. Le monde n’est pas vu d’abord comme le résultat d’une destruction mais comme un espace de vie et de création.

Nous ne retrouvons pas ici la position défendue par Hubert Bost dans une présentation récente du rapport de Calvin à la modernité (Clavairoly, 2010, p. 29 à 38) : « Pour Calvin comme pour la plupart de ses contemporains, l’histoire du monde est celle d’une perte » (Ibid., p. 29). L’historien l’interprète comme la perte progressive, au fur et à mesure qu’on s’éloigne du point d’origine (la création), du sens de la vie. Il évoque une « conception entropique de l’histoire », selon laquelle le monde va se délitant, conception répandue encore longtemps après le XVIème siècle, écrit-il. Le jugement de Dieu – donc la fin du monde- serait alors le point d’arrêt de cette déliquescence.

Calvin propose, à l’inverse, de regarder le monde comme un moyen de se rapprocher de Dieu, et comme un lieu de continuation de la création. A travers le monde, cadre de l’alliance, Dieu choisit de se montrer aux hommes, il les invite à participer à son œuvre, et les guérit. Il est ici à noter que ce désir de restauration ne trouve pas sa réponse dans un retour en arrière, un retour aux origines. La réponse à ce désir ne consiste pas pour l’homme à chercher à retrouver un passé, mais au contraire, de façon très dynamique, à chercher dans un avenir une harmonie

nouvelle. Du point de vue économique, la création de biens nouveaux est une réponse créatrice à un manque plus fondamental que les simples besoins matériels. L’homme participe à une œuvre sans se complaire dans la chute. En ce sens, le choix par Dieu de l’alliance avec les hommes n’est pas une conséquence de la chute, mais une conséquence de la vie donnée, que l’existence du mal ou du péché ne change en rien fondamentalement sur ce point.

Dieu se montre dans le monde concret. Dans la préface du commentaire de la Genèse, Calvin est explicite sur le fait que nous pouvons reconnaître Dieu à travers le monde tel que nous le voyons. « Nous ne connaissons Dieu, qui est invisible, que par ses œuvres » (Calvin, 1978a, p. 18). « Dieu s’est vêtu de l’image du monde pour se montrer à nous et se faire visible en elle » (Ibid., p. 19). Le monde est présenté « comme un miroir dans lequel il faut regarder Dieu »41 car par lui, nous pouvons apprendre Dieu. « Que le monde nous soit une école si nous désirons bien connaître Dieu » (Ibid.). Il nous faut cependant ajouter que Calvin ne reconnaît pas à l’homme la capacité de parvenir à une vraie connaissance de Dieu par la nature. L’homme perverti par le péché n’a plus accès à la vraie connaissance comme l’avait Adam avant la chute 42.. Il se construit une image faussée de Dieu qui ne pourra être corrigée que par une révélation de Dieu à travers les Ecritures Bibliques. Mais cette restriction ne change rien à la force du désir de restauration : Dieu se montre dans la nature et en l’homme; ce dernier peut en être le témoin, voilà qui nourrit chez l’homme la quête de création continuée.

Cette perspective de restauration donne un sens particulier à cette responsabilité qui consiste non pas à rechercher l’amélioration pour elle-même, mais parce qu’elle permet de retrouver ou au moins se rapprocher d’une justesse de rapport entre les parties du monde et avec Dieu. Revenons donc au caractère apparemment irrationnel de ce devoir d’amélioration pour garder une perfection. Nous en trouvons une explication dans le commentaire du premier chapitre de la Genèse, v. 26 et 28, lorsque Calvin commente l’ordre de Dieu de dominer la terre. Le monde correspondant au projet initial du créateur est un monde d’abondance. « De là nous recueillons à quelle fin toutes choses ont été créées : c’est qu’il ne manque rien aux hommes en toutes les commodités et en tous les usages de leur vie » (Ibid., p. 37). Commodités et

41 Sur l’image du miroir chez Calvin, cf. chapitre suivant.

42 « S’il y a bien une cognoscibilité naturelle de Dieu, il n’y a pas, à proprement parler, de connaissance de Dieu qui soit authentique » (Vial, 2008, p.67). Sur la cognoscibilité de Dieu cf. aussi chapitre suivant.

usages sont plus que la seule couverture des besoins. Dieu « déclare par ses paroles une ample largesse, à laquelle rien ne manque, pour avoir suave et joyeuse vie » (Ibid., p. 39). Il s’agit bien d’une surabondance, fruit de la générosité divine. Dieu fournit à l’homme « une abondance infinie de toutes richesses. L’homme était riche avant que de naître » (Ibid., p. 37). Calvin conclut par l’affirmation que par conséquent, maintenant que l’homme a la vie, Dieu ne le privera pas de ce dont il a besoin. Si certains hommes manquent de l’essentiel, ce n’est pas que la providence divine soit moins parfaite, mais c’est que l’homme la voile ou la dévoie par le péché. La chute ne change rien à la perfection de la vie que Dieu donne. L’abondance est un signe de la perfection divine, et la recherche d’amélioration est l’expression de la quête d’abondance. Ainsi l’association perfection/harmonie est rendue visible dans l’abondance des biens, dans le fait de ne manquer de rien.

La lieutenance est donc le devoir de témoigner du caractère abondant de la création, image de la perfection divine. Mais garantir l’abondance n’est pas du pouvoir de l’homme. L’homme, aussi excellent soit-il à la création, créé à l’image de Dieu, n’en est qu’une image fort réduite, et donc sans aucune puissance comparable « c’est bien quelque portion de l’image de Dieu, mais bien petite » (Ibid., p. 36). De plus, le péché rend ce témoignage plus difficile encore à réaliser. Car l’homme est enclin à s’éloigner ou à perdre le sens de cette alliance entre l’homme et Dieu. Si nous reprenons la citation du commentaire de Gen 2, 15 en début de première section de ce chapitre, nous remarquons que l’exigence d’amélioration est conjointe avec l’idée de sobriété et de modération dans l’usage des biens. Nous l’avons vu en effet, la menace qui risque de remettre en cause le témoignage de la perfection divine est liée à la fragilité humaine, qui par sa négligence, ou son manque de vertus, peut faire perdre le fruit du travail. Pour cette raison Calvin traduit l’idée de « garder le monde » en une formulation négative « ne pas corrompre (c’est-à-dire corrompre encore davantage) ce que Dieu veut être gardé ». « Dieu a créé l’homme de nature fragile et ployable » (Ibid., p. 75), écrit Calvin dans son commentaire de la chute. La chute a éloigné l’humain de Dieu : la telle distance entre le monde tel qu’il est et le monde tel qu’il devrait être est devenue infranchissable.

Il y a donc une notable modestie dans la réponse de l’homme à l’éminence de la tâche. Elle dénote l’incapacité de l’homme à restaurer une perfection espérée. C’est pourquoi le chemin proposé n’est pas la restauration du monde parfait mais d’abord la prise en compte d’un monde imparfait pour tenter de le dépasser dans le sens voulu par Dieu. L’objectif d’amélioration exprime cette idée qu’un témoignage direct de la perfection –ou de la pleine abondance- n’est pas possible. Mais un témoignage qui ne soit que la mise en valeur d’un

reste, le dégagement d’un surplus, et un travail sans relâche en ce sens, demeurent pour autant une nécessité.

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