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« Moïse enseigne maintenant que l’homme fut ordonné maître et seigneur de la terre à cette condition qu’il fût toujours le sujet de Dieu » (Calvin, 1978a, p. 54). Dieu a donc voulu doter l’homme d’une position de domination, mais ce dernier ne peut cependant jouir de ce privilège de supériorité que s’il reconnaît la constante domination de Dieu (Cf. Calvin, 1978a, p. 38).

Nous avons décrit l’homme comme animé d’un désir de restaurer la perfection originelle, et tiraillé par son incapacité à réaliser cette restauration lui-même. Il accepte alors un objectif d’amélioration de l’existant, soit une réponse à la mesure de ce que la vie lui a donnée. Dieu de son côté demande à l’homme d’assurer une supériorité sur le monde. Il exprime que cette supériorité n’est possible, même partiellement, que si elle lui demeure assujettie et promet à l’homme que l’alliance ainsi proposée répond à son désir de restauration. « Adam […] a senti que sans Dieu la vie de l’homme est misérable et perdue, et ne diffère en rien de la mort » (Ibid., p. 55). La mort n’est pas seulement la mort physique, mais « toutes les misères en lesquelles Adam s’est enveloppé en délaissant Dieu » (Ibid).

Pourtant, Calvin n’envisage pas la participation de l’homme au monde comme une construction commune, pour laquelle Dieu aurait besoin de l’action de l’homme pour continuer la création. La situation est renversée : l’homme a besoin de Dieu. Il fait l’expérience qu’il ne peut répondre sans Dieu à ce désir de restauration. Il a besoin d’être en relation avec Dieu.

La théologie de Calvin ne peut pourtant se comprendre sans le fondement de la transcendance totale de Dieu et son irréductible altérité par rapport à l’homme, conformément à un principe essentiel de la Réforme :

« Il n’y a de théologie chrétienne et conforme à l’Ecriture que dans la mesure où est respectée la distance infinie qui sépare Dieu de sa créature, et où l’on abandonne toute confusion, tout « mélange », qui tenterait d’effacer la distinction radicale entre le divin et l’humain. Il faut avant tout que Dieu et l’homme reprennent leur place véritable. C’est là l’idée profonde qui domine tout l’exposé théologique de Calvin et qui était sous-jacente à la plupart de ses controverses. » (Wendel, 1985, p. 111)

L’alliance respecte l’asymétrie profonde des rapports Dieu/homme. Elle ne peut donc s’interpréter comme un partage de pouvoirs. La lieutenance est une position de l’homme qui lui permet de concilier soumission et participation à l’ordre divin. Le monde, compris comme création, apparaît alors comme le cadre dans lequel cette relation va pouvoir s’épanouir. Calvin nous livre un résumé de cette relation asymétrique de confiance et de générosité mutuelle dans le prologue de son commentaire de la Genèse, passage qu’il écrit être l’argument du livre :

« Voici l’argument du livre : Après que le monde a été créé, l’homme y a été mis comme en un théâtre, afin que regardant en haut et en bas les merveilleux ouvrages de Dieu, il adorât en révérence leur auteur. Secondement, toutes choses sont destinées à l’usage de l’homme, afin qu’étant plus obligé à Dieu il s’adonnât et dédiât entièrement à son service. Troisièmement, il a reçu intelligence et raison, afin qu’étant séparé des bêtes brutes il pensât à une meilleure vie, ou plutôt il tendît droit à Dieu, dont il portait l’image gravée en lui.» (Calvin, 1978a, p. 21)

Le mot « théâtre » est employé plusieurs fois par Calvin dans cette préface. Il dit bien la part laissée au regard dans cette compréhension du monde. « Après », « secondement » et « troisièmement » indiquent un ordonnancement des fins qui s’imposent de façon conséquentielle. D’abord le regard de l’homme voit la magnificence de la nature, et ne peut attribuer cette perfection qu’à son auteur. L’homme est alors déjà dans une attitude où il reconnaît la supériorité divine. Cette vision ne peut qu’animer le désir d’être participant de cette perfection. Ensuite, le regard se porte sur les biens qui entourent et l’homme voit qu’ils sont à sa disposition, pour qu’il en fasse bon usage, c’est-à-dire forcément un usage conforme à la perfection premièrement contemplée. Il ne peut donc que les mettre sur le compte de la générosité divine. Ils sont une expression de cette perfection de la création et l’homme ne peut que se mettre entièrement au service de leur auteur. Enfin l’homme constate que ses capacités lui permettent, à la différence des animaux, de faire partiellement sienne cette quête de perfection. « Penser à une vie meilleure » -reprise du thème de l’amélioration- et « tendre droit à Dieu » sont alors une seule et même chose. Cette troisième fin, avec la dimension du service entier à Dieu, expose la mission de lieutenance, qui apparaît comme une mise en œuvre concrète de l’alliance proposée.

Le schéma de l’alliance est ici posé. Cette description est bien celle d’une relation asymétrique. Dieu n’est pas visible directement. Il demeure l’ordonnateur de tout bien. Mais cette relation laisse place tant au devoir de domination que Dieu demande à l’homme, qu’au devoir de reconnaître Dieu comme auteur de tout bien. Elle dit la quête de l’homme d’une perfection originelle. Elle montre la générosité divine particulièrement tournée vers l’homme.

Elle exprime aussi la nécessité qu’a l’homme d’y répondre concrètement et par tous les moyens à sa disposition.

Si le texte s’arrêtait là, nous aurions une version idéale de l’alliance telle qu’elle pourrait être imaginée dans un monde sans péché. Mais le texte continue par la prise en compte de la chute :

«Après s’ensuit la chute, par laquelle Adam s’est aliéné de Dieu, d’où il est advenu qu’il a été privé de toute droiture. Ainsi Moïse constitue l’homme vide de tout bien, aveugle d’entendement, pervers de coeur, corrompu de toutes parts, coupable de mort éternelle, mais il ajoute aussitôt l’histoire de sa restauration, en laquelle Christ apparaît et reluit avec la grâce de sa rédemption. De là il poursuit par un ordre continuel, la singulière providence de Dieu à gouverner et à entretenir son Eglise, et puis il nous recommande le vrai service de Dieu, déclare en quoi consiste le salut des hommes et nous exhorte par les exemples des Pères à porter constamment la croix.» (Calvin, 1978a, p. 21)

Finalement le péché, le délaissement de Dieu, revient à l’oubli de ces trois fins et de leur enchaînement. « Le commencement de la ruine du genre humain a été une révolte contre l’empire de Dieu » (Ibid., p. 71), un manque de foi, un refus de servir Dieu. « Ils [Adam et Eve] ont désiré de savoir plus qu’il ne leur était licite pour se faire égaux à Dieu » (Ibid., p. 71). Ils ont oublié les deux premières finalités ici proposées, pour ne raisonner qu’en fonction de la troisième, partiellement interprétée puisque sans relation à Dieu.

Or un point paraît ici remarquable : le texte n’introduit pas de rupture de la relation d’alliance. Grâce à l’intervention de Jésus-Christ, la continuité de cette relation d’alliance est possible, comme le souligne Calvin. Certes la chute nécessite de compléter le cheminement du regard précédemment décrit, qui passera aussi par la contemplation de la misère de l’homme, associée à la rédemption offerte, laquelle a pour conséquence l’annulation des effets de la corruption de l’homme. Mais la providence « se poursuit par un ordre continuel », impliquant exactement la même relation asymétrique d’alliance, et la même responsabilité de lieutenance. L’alliance et la lieutenance apparaissent ainsi profondément liées et complémentaires. L’alliance est le cadre dans lequel la lieutenance s’inscrit.

Conclusion

Ainsi le devoir de lieutenance apparaît, à la fin de ce chapitre, constitutif de l’humanité même. La lieutenance est un devoir engendré par la nature même de l’homme d’être, selon Calvin,

habité par le désir profond de retrouver une perfection perdue, comprise comme une harmonie avec le créateur et entre tous les éléments de la création. Cette perfection n’est que partiellement visible dans le monde présent. Mais elle peut être signifiée par le caractère généreux de la vie, qui contient en lui la promesse que Dieu veut l’abondance et une vie joyeuse pour chacun. Or la menace que représente la négligence et la corruption de l’homme rendent ces signes fragiles. L’homme, s’il veut vivre, non de ses misères mais de cette promesse, s’engage totalement pour préserver et développer les signes de cette fragile abondance. Concrètement il cherche à accroître la capacité de production des biens qu’il possède. C’est bien peu. Il se sait lui aussi fragile et pécheur.

Le seul recours dont l’homme dispose est de s’appuyer sur la relation d’alliance que Dieu propose à l’humanité. L’homme y trouve la réponse à son désir de plénitude ; Dieu y est reconnu comme créateur et pourvoyeur de tout bien, comme celui qui veut toujours faire alliance. La lieutenance est une des composantes de cette alliance. Elle est une mise en œuvre concrète, par la gestion des biens matériels, de la participation de l’homme au projet providentiel de Dieu pour l’humanité.

La lieutenance apparaît donc comme un devoir universel, qui touche tout homme, quand bien même tous ne le réalisent pas forcément. Son origine est indépendante de l’idée de faute, même si la corruption humaine peut en empêcher la mise en œuvre. Elle est une responsabilité comme une mission confiée, attachée à la nature même de l’humain.

Chapitre 2 : L’homme sujet agissant et l’action

économique

Nous avons montré dans le chapitre précédent que l’homme est créé dans la dépendance de Dieu, comme être de relation avec lui. Cette relation s’inscrit en particulier dans un désir de restauration inhérent à la nature même de l’humain, créé parfait, en harmonie avec Dieu et les éléments du monde, mais dont la perfection est à ce jour si effacée qu’il ne peut qu’aspirer à la retrouver, même partiellement. Or cette perfection dans le monde peut être caractérisée par l’abondance des biens matériels et la perspective d’offrir à tous une vie joyeuse où le manque est absent. En réponse à son insuffisance, l’homme s’engage donc dans une alliance avec Dieu qui est, du point de vue de la gestion matérielle, participation à son œuvre providentielle. Calvin traduit cette participation par le devoir de chercher à améliorer la capacité productive des biens qui lui sont confiés, avant de les transmettre à la génération suivante. Il s’agit, selon nous, d’une originalité de Calvin d’avoir ainsi lié la structure spirituelle de l’alliance avec l’engagement concret de l’homme dans le monde, et d’avoir ainsi traduit la reconnaissance de cette alliance par un devoir d’accroissement.

Or notre première partie nous a permis de définir le travail comme une co-action entre l’homme et Dieu. Le travail est le fruit d’un agir de l’homme et d’un agir de Dieu. Mais à aucun moment il n’est possible de mettre ces deux modes d’agir sur le même plan. Le devoir de lieutenance est construit sur l’hypothèse fondamentale de l’infinie asymétrie entre Dieu et l’homme, qui place l’homme dans une dépendance complète de Dieu. Il y a donc un paradoxe à penser à la fois l’homme co-agissant et l’homme totalement dépendant. Quelle est la responsabilité réelle de l’homme dans l’agir ? Dieu peut-il attendre de l’homme une réponse véritablement libre ? Quel est le rôle de l’agir humain dans la relation entre l’homme et Dieu ?

La place du sujet dans la théologie de Calvin est une question débattue parmi les théologiens. Il n’est pas évident de déterminer quelle autonomie lui est réellement conférée. Une clarification sur la reconnaissance par Calvin de l’homme comme sujet, est un aspect fondamental de la responsabilité confiée que nous cherchons à préciser. Comment mettre en cohérence deux images de l’homme qui semblent chez Calvin si contradictoires et qui font pourtant toutes deux chez lui l’objet d’une grande insistance : Dieu est tout puissant, et comparé à lui, l’homme n’est rien ; mais en même temps, l’homme est un sujet agissant et a été fait de peu inférieur aux anges ? Nous montrons dans une première partie les arguments que nous retenons en faveur d’une compréhension de l’homme comme sujet agissant dans la pensée de Calvin, doté d’une liberté relative et donc d’une possibilité de responsabilité, quand bien même au regard de la perfection divine, l’homme n’est que « ver et pourriture » (Calvin, 1978b, liv. I, I, § 3).

Si l’homme est reconnu comme sujet agissant, il nous faut revenir à la nécessité de l’agir dans en matière économique. Nous avons vu dans le chapitre précédent que la recherche d’abondance est une réponse à la providence et une conséquence d’un désir profond de restauration d’une perfection initiale. Mais une autre justification de l’agir apparaît encore en complément. Elle enrichit le sens de l’alliance vu plus haut.

La seconde partie se centre sur la justification de l’agir dans la vie matérielle par comparaison à l’action spirituelle. Nous reprenons la distinction que Calvin établit entre les « choses terriennes » et les « choses célestes ». Nous montrons que Calvin distingue précisément ces deux ordres, l’économie appartenant au premier. Pourtant, il les articule : il donne certes une supériorité aux choses spirituelles, mais il affirme que la gestion sérieuse des réalités matérielles est une nécessité pour accéder à la vie spirituelle. L’agir en économie est intégré dans une perspective de sanctification du croyant.

Le motif de la responsabilité est ici élargi à un devoir de participer à la transformation de la société et de soi-même dans un sens conforme à la volonté de Dieu. Le mauvais usage des richesses peut être profané par un bon usage, celui de servir aux prochains. La mauvaise gestion des richesses a pour conséquence la perte de sens de sa propre vie, comme un étouffement, un ensevelissement, une perte de sa capacité de sujet agissant.

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