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La description de la lieutenance ne contredit pas que l’individu soit un être raisonnable, qu’il évalue sa situation, qu’il s’adapte. L’intelligence et l’usage de la raison sont bien universels et ne dépendent pas de la foi. Aucune supériorité ne sera d’ailleurs reconnue sur ce plan à celui qui se comprend comme redevable d’un devoir de lieutenance. La citation est longue ; elle est un paragraphe extrêmement connu de l’Institution, mais nous la citons presque intégralement parce qu’elle exprime bien, d’une part l’admiration de Calvin pour les facultés intellectuelles, et d’autre part le fait que Dieu distribue ses dons à tous les hommes indépendamment de leur foi :

« Quand donc nous voyons aux écrivains païens cette admirable lumière de vérité, qui apparaît en leurs livres, cela nous doit admonester que la nature de l'homme, bien qu'elle soit déchue de son intégrité et fort corrompue, ne laisse point toutefois d'être ornée de beaucoup de dons de Dieu. Si nous reconnaissons l'Esprit de Dieu comme une fontaine unique de vérité, nous ne contemnerons [mépriserons] point la vérité partout où elle apparaîtra, sinon que nous voulions faire injure à l'Esprit de Dieu, […] Or maintenant pourrons-nous nier que les anciens jurisconsultes n'aient eu grande clarté de prudence en constituant un si bon ordre et une police si équitable ? Dirons-nous que les philosophes ont été aveugles, tant en considérant les secrets de nature si diligemment, qu’en les écrivant avec tel artifice [avec un si grand art] ? Dirons-nous que ceux qui nous ont enseigné l’art de disputer, qui est la manière de parler avec raison, n’aient eu nul entendement ? Dirons-nous que ceux qui ont inventé la médecine ont été insensés? Des autres disciplines, penserons-nous que ce soient folies ? Mais au contraire, nous ne pourrons lire les livres qui ont été écrits de toutes ces matières sans nous émerveiller. Or nous nous en émerveillerons, parce que nous serons contraints d'y reconnaître la prudence [sagesse] qui y est. Et estimerons-nous rien excellent ni louable, que nous ne reconnaissions venir de Dieu? Car autrement ce serait une trop grande ingratitude en nous, laquelle n'a point été aux poètes païens, qui ont confessé la philosophie, les lois, la médecine et autres doctrines être dons de Dieu. Puisqu’il en est ainsi, que ces personnages, qui n'avaient autre aide que de nature, ont été si ingénieux en l'intelligence des choses mondaines et inférieures, tels exemples nous doivent instruire combien notre Seigneur a

laissé de grâces à la nature humaine, après qu'elle a été dépouillée du Souverain Bien .» (Calvin, 1978b, liv. II, II, §15)

D’autres textes font l’éloge de l’intelligence des hommes dans l’industrie, les mines ou l’agriculture (i.e. vol. XXXIV, Calvin, 1863, col. 503). Calvin les interprète toujours comme un don admirable de Dieu, alors que de tels talents sont démontrés tant par des non-croyants que par des croyants.

La compréhension du travail comme réponse à un devoir de lieutenance ne consiste donc pas en une critique de la rationalité humaine, ni de l’intérêt des sciences. La pensée de Calvin ne s’oppose pas à cette description de l’homme comme naturellement évaluateur, insatiable, maximisateur et créatif. Mais ce caractère maximisateur ne dit pas tout du comportement humain. Une attitude de maximisation est un piège qui mène aux yeux de Calvin nécessairement à des abus. Il doit être dompté pour deux raisons.

D’une part, l’attitude de maximisation expose au risque de léser les plus pauvres ou les moins capables. Dans le commentaire du Deutéronome, Calvin commente le commandement « tu ne déroberas pas » en donnant cette définition très large du vol : « ainsi retenons en somme, que larrecin est appellé (quant à Dieu, et en toute l'Escriture saincte) toute espèce de nuisance, quand nous appetons d'attirer à nous ce qui n'est point nostre. » (Vol XXVI, Calvin, 1863, col. 347). L’attitude d’évaluation, de maximisation, et l’insatiabilité mènent nécessairement à la confrontation à ce risque moral. Il n’est pas nié pas que cette attitude maximisatrice existe, mais il est affirmé la nécessité de développer d’autres attitudes lorsqu’autrui est menacé. Un comportement non maximisateur doit donc aussi exister.

D’autre part, de façon plus profonde, au-delà d’une loi morale, la pensée de Calvin contredit le fait que l’homme puisse valablement définir par lui-même, de façon autonome, l’orientation de sa vie. Par exemple, dans le même commentaire du Deutéronome, Calvin écrit qu’il ne suffit pas de guérir d’une volonté d’avoir toujours plus, il faut que l’homme soit prêt à demeurer en tout dépendant de Dieu :

« Ainsi donc ce n'est point sans cause que Paul dit que nous aurons beaucoup profité, quand nous aurons apprins d'estre riches, c'est a dire, que nous ne serons point sollicitez d'acquérir d'avantage: si Dieu nous a donné quelque abondance, que nous allions nostre train sans convoiter : O ! voila une piece qui me seroit encores bonne : il faut adiouster ceci, et cela. Et puis après ce n'est pas le tout encores, qu'un homme riche ne desire point d'estre augmenté: mais il faut que nous soyons povres en nostre coeur, c'est-à-dire, qu'il n'y ait point d'orgueil pour nous fier en nos richesses , que nous ne prenions point occasion de là pour opprimer les foibles, et qui n'ont point de credit ne de support selon le monde. Finalement que nous soyons prests d'estre appovris, quand il plaira à Dieu. […].Et que ceux qui ont la vogue, qui ont argent en bource, regardent bien de ne point opprimer

les povres, comme ils ont tousiours leurs filets tendus. […] Que ceux donc qui ont dequoy, advisent bien de ne se point eslargir outre mesure: mais plustost de se tenir serrez: n'abusans point de leur abondance. Que ceux qui en ont beaucoup, ne s'eslevent point pour opprimer ceux qui n'ont gueres.» (Vol. XXVI, Calvin, 1863, col. 352 à 354).

L’exemple cité ici concerne les richesses, mais pour Calvin cette dépendance de Dieu est pour tous les domaines de la vie. « Il faut que nous soyons pauvres en notre cœur » ne signifie bien sûr pas une pauvreté matérielle, un renoncement aux biens, mais un refus de l’auto- détermination.

La description calvinnienne ajoute donc une dimension particulière au comportement économique, qui consiste en la prise en compte de l’interdépendance entre les humains. Une solidarité naît de l’idée que chacun est responsable d’autrui, qu’on ne peut vouloir le bonheur d’un seul, mais seulement le bonheur de tous. « Car nature a voulu comme lier les hommes en union ensemble, et Dieu les a tous formez à son image : et pour tant cela ne nous doit pas estre dur ne fascheux de nous entre-aimer. » (Vol. XXVI, Calvin, 1863, col. 351).

L’interdépendance n’est pas qu’économique. Lorsque Calvin commente les différentes formes de gouvernement civil, il en identifie trois : la monarchie, soit la domination d’un seul, l’aristocratie, soit un gouvernement par les plus hauts dignitaires, la démocratie, soit une direction par le peuple. Quel que soit le régime, il préconise l’organisation sous forme de

Conseils : « C’est pourquoi le vice, ou le défaut des hommes, est cause que l’espèce de supériorité la plus passable et la plus sûre, est que plusieurs gouvernent, s’aidant les uns les autres, et s’avertissant de leur office ; et si quelqu’un s’élève trop haut, que les autres lui soient comme censeurs et maîtres » (Calvin, 1978d, liv. IV, XX, §8). Ce passage ne veut pas dire que seul ce type d’administration serait acceptable. Page suivante, Calvin loue la diversité des polices et des modes de gouvernement à travers le monde. Mais la meilleure forme d’organisation est celle où chacun se reconnaît dépendant des autres pour pallier le risque de dérapage moral comme celui lié à la limite des compétences humaines.

Si cette dépendance de Dieu et d’autrui est universelle, pour Calvin, le devoir de lieutenance ne devrait pas s’appliquer seulement à certaines personnes, mais devrait être universellement reconnu. Bien sûr ce n’est pas le cas, mais comme Dieu n’a pas besoin de la position de l’homme pour agir, l’initiative lui revient de se servir de tout homme comme instrument de sa grâce. Le fait d’être lieutenant devient logiquement universel, même si l’homme ne le reconnaît pas forcément. Les hommes sont tous lieutenants, même malgré eux.

C’est un commentaire difficile à entendre de la part de Calvin, mais logique au regard de sa position, que Dieu aime toutes les créatures, y compris celles dont il n’approuve pas les attitudes, et qui s’avèrent réprouvées30. A tous, il donne les compétences et les moyens d’agir, poursuivant ainsi son œuvre pour l’humanité à travers eux. Ainsi tout homme est lieutenant de Dieu dans le sens où tout homme est dépendant de lui et fait ses œuvres, cela indépendamment de la question de leur prédestination ou non au salut31 :

« Car pource que la conservation du genre humain luy est agréable, laquelle consiste en justice, droiture, modération, prudence, loyauté, tempérance, Dieu aime les vertus politiques : non pas qu'elles méritent salut ou sa grâce, mais pource qu'elles servent à une fin laquelle il approuve. En ce sens nous dirons selon divers regars, que Dieu a aimé Aristides et Fabricius32, et qu'il les a hays. Car entant qu'il leur avoit donné une justice et droiture externe, et ce pour le bien commun, il a aimé son oeuvre en eux : toutesfois pource que leur coeur estoit souillé, ceste apparence externe de justice ne leur a de rien servi pour acquérir justice. […] Car il n'est pas inconvénient que Dieu aime la bonne semence qu'il a mise en la nature d'aucuns, et que toutesfois il rejette leurs personnes et leurs oeuvres, à cause de la corruption. » (Calvin 1854, p. 498-499 sur Mc 10, 21) L’universalité de la lieutenance implique l’universalité de la responsabilité dans un double sens : tout homme est appelé à reconnaître sa propre responsabilité de lieutenant33. Mais aussi la responsabilité du lieutenant est envers tout homme (croyant ou non, et sans considération comme dans l’intendance de cercles d’appartenance).34

30 Eric Fuchs (1986, p. 120–124) considère comme un excès de cohérence de l’éthique de Calvin que « même les méchants servent finalement la cause que Dieu poursuit ». « Tout en les rendant responsables pour le mal qu’ils commettent, Dieu utilise les méchants pour servir à sa gloire. Terrible logique d’un système qui, pour justifier Dieu, finit par le rendre odieux ». L’exemple d’Aristides et Fabricius peut ici soulever la même incompréhension.

31 « Justifié » peut être défini comme « considéré par pure grâce comme juste devant Dieu » (Cf. définition de Calvin: 1978c, liv. III, XI, §2)

32 Selon Cornelius Nepo, Aristide est un athénien reconnu pour son intégrité. Gaius Fabricius Luscinus, homme politique romain, est vanté par Plutarque pour son désintéressement.

33« car c'est un don singulier quand Dieu nous donne un esprit bon et aigu: et si nous allons convertir cela à fraude et malice, n'est-ce pas raison que Dieu nous en punisse? Car nous polluons ce qu'il avoit dédié non seulement à nostre salut, mais au profit commun de nos prochains. » (Vol. XXXIV, Calvin, 1863, col. 506) 34 « C'est une chose commune aux fidèles et aux incrédules, de iuger des choses d'ici bas. Et mesmes nous voyons les meschans et contempteurs de Dieu souventesfois estre plus aigus et plus prudents en leurs affaires: comme aussi Iesus Christ en parle. Voila donc comme il nous faut retenir, que des choses d'ici bas, et bien, nous les pourrons comprendre en quelque façon. Non point (comme i'ay dit) que cela nous l'ayons d'autre que de Dieu: et mesmes qu'il n'y a point une mesure égale à tous: car Dieu en distribue comme bon luy semble. […] Apres ils auront les arts et mestiers, que l'un sera boulenger, l'autre laboureur de terre, l'autre cordonnier, l'autre drappier, et bien, ces artifices-la sont dons de Dieu, qui sont communs tant aux incrédules, qu'aux fidèles,

En conclusion de ce chapitre, nous avons montré que la justification du travail par le devoir de lieutenance repose sur une compréhension de l’humain comme dépendant du tout-autre transcendant, et en conséquence dépendant d’autrui pour élaborer ses choix de vie et ses préférences, en recevoir les moyens. La vie elle-même et ses possibilités sont alors comprises comme un don engageant à une réponse de l’homme. La volonté de Dieu consiste, sur le plan économique, à accepter d’agir pour le bien commun, en faveur de la communion humaine. Ce prérequis admis, l’homme a bien sûr une rationalité limitée, une capacité d’évaluation, de maximisation, de création conforme au modèle REMM, mais son caractère insatiable, caractère naturel, n’est ni moralement ni socialement acceptable35. La rationalité limitée ne peut définir en totalité les choix humains. L’hypothèse de base du modèle REMM, comme quoi l’homme est toujours à la recherche de nouvelles substitutions possibles, n’est pas admissible selon la lieutenance. L’homme reçoit sans contrepartie directe les moyens et orientations de sa vie. Calvin insiste donc non sur les substitutions mais sur les échanges comme sources d’enrichissements mutuels. Nous y reviendrons.

Cette absence d’autonomie complète de l’homme induit paradoxalement un devoir de responsabilité vis-à-vis des autres. Parce que l’homme est redevable de ce qu’il a reçu, il a le devoir de contribuer conformément au projet de Dieu autant qu’il le peut.

L’interdépendance de la relation d’intendance tourne au profit du groupe concerné ; l’interdépendance n’est pas intégrable dans la relation d’agence, l’homme étant pensé comme autonome. L’interdépendance selon la relation de lieutenance est en revanche une disponibilité pour tout autre sans contrepartie mesurable. Elle n’est associée à aucun droit. La responsabilité qu’a l’intendant est vis un vis d’un groupe identifié de personnes. La responsabilité que comprend la lieutenance est vis-à-vis de l’humanité entière. C’est une responsabilité infinie, universelle, et indéterminée quant aux objectifs précis à poursuivre. Elle se vit, qu’on le veuille ou non, dans n’importe quel travail et n’importe quelle organisation.

lesquels Dieu a illuminez par son sainct Esprit: mais telles graces ne sont que pour les hommes, pource que le genre humain ne se peut maintenir en son estât qu'il n'y ait de telles aides et de tels moyens » (Vol. XXXIV, Calvin, 1863, col. 504 sur Job 28).

35 « Regardons un peu quels sont les riches: des gouffres qui iamais ne peuvent estre rassasiez, et qui sont beaucoup plus difficiles à contenter qu'un povre homme. » (Vol. XXVI, Calvin, 1863, col. 352)

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