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La Loi « image de parfaite justice » et expression de la volonté de Dieu

La Loi telle qu’elle est exprimée dans les Ecritures est qualifiée par Calvin d’« image de parfaite justice » (i.e. Calvin, 1978b, liv. II, VII, § 13), « patron de parfaite justice » (Calvin, 1978b, liv. II, II, § 24), « règle de parfaite justice » (Ibid., liv. II, VIII, § 5). Elle exprime la volonté de Dieu : de ce fait elle est l’expression la plus parfaite de la justice. Aucune autre œuvre humaine ne l’exprimerait aussi bien. Elle guide les hommes dans toutes les dimensions de l’existence: « la vie de l’homme doit être réglée par la Loi, non seulement à une honnêteté extérieure, mais aussi à la justice intérieure et spirituelle » (Ibid., liv. II, VIII, §6). La Loi permet donc d’accorder la justice des faits (l’apparence extérieure de justice) aux intentions et aux pensées des hommes (la justice intérieure et spirituelle). La parfaite justice englobe donc deux niveaux de justice, l’une extérieure, qui touche la justice civile et politique, mais n’atteint pas « la règle et raison de vraie justice » (Ibid., liv. II, II, § 13), l’autre intérieure et spirituelle qui invite à la conversion des cœurs.

Pour Calvin, la Loi est énoncée dans les Ecritures. Elle ne consiste pas seulement en les dix commandements, ou en une partie de la Bible, mais toute l’Ecriture concourt à exprimer le sens de la volonté divine. Tant l’Ancien Testament que le nouveau sont donc l’expression de la Loi, à condition d’actualiser l’Ancien en fonction de son intention première. Les deux testaments expriment la même vérité, dans des conditions et contextes différents. Les deux testaments témoignent en particulier de l’exigence de charité et de justice.

Le rôle central de la Loi est relaté et commenté dans de nombreux ouvrages54. Notre présentation se limite à ce qui nous est utile pour définir la responsabilité sociale du lieutenant. Mais nous devons rappeler que la justice sociale s’insère dans un sens plus large de la Loi. Cette insertion permettra, comme nous le verrons ci-dessous, de subordonner la justice sociale au commandement d’amour, sans pour autant spiritualiser le niveau social et lui retirer son autonomie relative. Avant de définir plus précisément la justice dans la section suivante, nous examinons la liaison étroite qu’introduit la Loi entre justice extérieure et justice spirituelle et la dynamique qui en découle. Pour cela nous présentons trois caractéristiques essentielles de la Loi qui forment le contexte dans lequel la justice sociale s’élabore.

Tout d’abord, la Loi, pour Calvin, n’est pas seulement, ni même principalement, normative. Si elle se présente souvent, en particulier dans l’Ancien Testament, sous la forme textuelle de prescriptions normatives, elle n’est pas dans sa finalité à interpréter comme telle. Pour le montrer, nous rappelons que pour Calvin, la Loi a trois usages. Le premier est de démontrer à chacun son incapacité à faire le bien par soi-même : le constat de sa faiblesse et de sa situation de dépendance pousse à implorer l’aide de Dieu55. Le second usage est de pousser ceux qui ne font le bien que par contrainte à la recherche de justice56. La Loi ici permet d’élaborer les règles minimales du vivre-ensemble en société. La Loi n’est pas seulement un étalon pour les croyants, mais pour tout le genre humain. Le troisième usage de la Loi est très essentiel à la lieutenance. Il est la principale fonction de la Loi pour Calvin57. La loi exhorte et dynamise (Calvin, 1978b, liv. II, VII, § 12 à 15). Elle est un « aiguillon perpétuel, pour ne le laisser point endormir ni appesantir » (Ibid. II, VII, §12). Si les Ecritures révèlent aux fidèles quelle est la volonté de Dieu, il ne s’agit pas de trouver dans cette lecture des réponses tout faites mais d’alimenter le travail de la conscience éthique, d’inspirer le croyant pour agir selon la justice. Comme l’écrit Eric Fuchs, « la loi n’est pas la règle, elle est l’exigence éthique

54 Pour une description synthétique mais complète de la loi et de ses usages, cf. par ex (Fuchs, 1986, p. 42 à 56). 55 « la Loi est comme un miroir, auquel nous contemplons premièrement notre faiblesse, puis après l’iniquité qui en procède, finalement la malédiction qui est faite des deux, comme nous apercevons en un miroir les tâches de notre visage » (Calvin, 1978b, liv. II, VII, § 7).

56 « Cette justice contrainte et forcée est nécessaire à la communauté des hommes, à la tranquillité de laquelle notre seigneur pourvoit, quand il empêche que toute chose ne soit renversée en confusion, ce qui serait, si tout était permis à chacun » (Calvin, 1978b, liv. II, VII, §10).

57 Notons que Luther a proposé les deux premiers usages de la loi, mais non ce troisième. Même s’il est exprimé en d’autres termes, Melanchton, puis Bucer en ont fait état. Thomas d’Aquin aussi l’expose dans sa Somme

déployée dans un texte et appelant une « application », qui en signifie la force et l’efficacité. La loi suscite le sujet en suscitant la conscience » (Fuchs, 1986, p. 54). Ainsi la Loi n’a pas pour fonction de dicter des normes de conduite mais d’inciter à agir en suscitant la responsabilité humaine.

La mise au jour de la faiblesse et de la dépendance dans laquelle l’homme se découvre au contact de la Loi (1er usage) en appelle à une lecture des Ecritures comme interpellation pour agir et pour s’engager (3ème usage). Mais cela passe nécessairement par une lecture de la loi comme socle minimal pour assurer l’existence d’une communauté humaine (2ème usage) qui n’est pas seulement une sorte d’usage secondaire de la loi réservé à un consensus entre croyants et non-croyants, mais un passage nécessaire pour passer au troisième niveau d’interprétation.

Une autre caractéristique de la Loi est qu’elle n’a pas pour fin de susciter la crainte mais de placer l’homme dans une dynamique de l’alliance. Luther pensait que la nouvelle alliance, scellée par l’incarnation de Jésus-Christ, avait abrogé la Loi et la rendait inutile sauf pour son usage strictement civil et politique58. Calvin au contraire pose qu’elle oriente toute la vie du croyant en scellant l’alliance entre Dieu et l’homme. « L’alliance d’adoption ne s’en doive pas séparer [de la loi] quand on parle de tout ce qu’elle contient » (Calvin, 1978b, liv. II, VII, §2). Dans ses sermons sur le Deutéronome, Calvin exprime ainsi le chemin que fait Dieu pour s’allier aux hommes par amour:

« Or sus, regardons comment nous sommes: il est vray qu'il y a une distance infinie entre vous et moy, et ie vous pourroye commander ce que bon me semblera, sans avoir rien de commun avec vous, et vous n'estes pas dignes aussi d'approcher de moy, et d'avoir nulle accointance avec celuy qui vous peut commander ce qu'il veut, sans vous faire autre declaration, sinon : Voila ce que ie veux, et ce que i'enten: mais voici, ie me démets de mon droit, ie me vien ici presenter pour estre vostre conducteur et sauveur, ie vous veux gouverner, vous estes comme ma petite famille : moyennant que vous-vous contentiez de ma parolle, ie seray vostre Roy. Et cependant ne pensez pas que l'alliance que i'ay faite avec vos pères, soit à intention de rien gagner sur vous: car ie n'ay nul besoin, ni indigence de rien qui soit: et que me pouvez-vous faire aussi? mais ie procure vostre bien et vostre salut. Je suis donc ici prest de contracter par article, et de m'obliger à vous de ma part. Quand le Dieu vivant s'abbaisse iusques là, ie vous prie, ne faut-il pas que nous soyons plus qu'ingrats si nous ne sommes abbattus pour nous humilier sous luy, et nous déporter de tout orgueil et hautesse? » (Vol. XXVI, Calvin, 1863, col. 242)

58 La question de la Loi fit l’objet de nombreuses controverses dès le début de la Réforme, en son sein même. Cette question « se tient au cœur de la différence des constructions théologiques qui distinguent Calvin de Luther ou de leurs héritiers » (Gisel, 2009, p. 60). Un des apports de Calvin au regard de ses prédécesseurs est de l’inscrire dans une « pédagogie de l’alliance » (Dermange in Dommen & Bratt, 2007b, p. 35 trad. française de l’auteur).

La contrepartie de cette alliance proposée par Dieu est que « l’homme se contente de la parole de Dieu », c’est-à-dire que la méditation de la Loi oriente tous ses actes et soit le seul guide de l’action juste.

Et Calvin ajoute encore que l’alliance est encore plus intime maintenant entre Dieu et les hommes depuis la venue de Jésus-Christ. Dieu a envoyé en effet son fils, « c'est autant comme s'il nous avoit ici desployé ses entrailles » ; « Dieu nous a donné son cœur » (Ibid). Calvin rappelle cette parole de Jésus-Christ à ses disciples : il ne les appellera plus ses serviteurs, mais ses amis (Jean 15.15). Dieu s’y révèle alors comme un Dieu d’amour infini qui s’abaisse à traiter les hommes au rang d’amis, dans la plus grande proximité possible. Par la loi, l’homme cherche la justice mais trouve une plus grande communion avec Dieu. Il y répond par son engagement. Ainsi, il ne s’agit pas tant pour le croyant de rechercher seulement des actions bonnes, mais de répondre par l’amour à cette alliance par laquelle Dieu se donne au delà de tout calcul. Donc, « il nous faut embrasser en affection de charité tous les hommes généralement, sans en excepter un » (Calvin, 1978b, liv. II, VIII, §55). L’expression concrète de la justice, telle que le croyant peut la vivre dans le travail, en économie, et dans toute la société est compris comme le témoignage de l’amour de Dieu et une réponse à cet amour. Comme nous n’insisterons pas davantage sur la compréhension spirituelle de la Loi et du rôle particulier de Jésus-Christ dans le cheminement spirituel du croyant, nous devons signaler l’interdépendance de la justice extérieure et de la justice spirituelle : la justice extérieure s’inscrit aussi dans un cheminement spirituel que nous présentons ici en nous appuyant sur une analyse de J.Todd Billings, dans « Calvin, participation, and the gift, the activity of

believers in union with Christ”. L’auteur y mène une analyse de la contribution de la Loi à l’idée de participation à Dieu et à Jésus-Christ (Billings, 2007, Chapitre 5, pp. 144 à 185). Il montre que la Loi est un don de Dieu en vue d’une réponse joyeuse et active de l’homme, mais que cette réponse a plusieurs facettes, reflétant autant de différents rapports spirituels à la Loi. La Loi s’inscrit dans un cheminement, ou un processus spirituel de création-chute- restauration-accomplissement. Plusieurs modes de relations du croyant à Christ ou à Dieu peuvent être alors identifiés.

La création signifie un premier rapport à la Loi : en posant dans le jardin d’Eden l’interdiction de manger des fruits de l’arbre de la connaissance du bien et du mal, la Loi invite l’homme à se mettre volontairement sous la domination divine, une dépendance volontaire qui est en fait reconnaissance d’une dette de l’homme vis-à-vis de Dieu. Après la chute, cette dette demeure

car Dieu montre sa générosité continue. La Loi elle-même, en tant que révélation de la volonté de Dieu, est un don dans le sens où Dieu cherche son peuple pour s’unir à lui, ce qui ne peut qu’inciter l’homme à s’y soumettre et à le servir joyeusement. Ce premier rapport est un rapport d’obéissance en réponse à une générosité première59.

Un second rapport à la Loi provient du constat de l’incapacité du croyant à faire le bien par sa propre force – suite à la chute. L’obéissance à la Loi ne pouvant pas être son immédiat accomplissement, le rapport à la Loi change. Elle devient promesse d’adoption ; elle change d’objet et incite à une union à Christ qui soit confiance en un renouvellement des capacités humaines d’obéissance que peut susciter la foi. L’homme a soif de Dieu et en appelle à une nouveauté de vie que seul Christ peut remplir (Cf. Billings, 2007, p. 151).

Certes la Loi se vit parmi les hommes comme loi naturelle, interprétable par tous qu’ils soient croyants ou non. Nous y reviendrons ci-dessous. Mais la Loi est aussi une accommodation divine pour unir l’humanité à Jésus-Christ. Et la compréhension pleine et entière de la Loi divine n’est donnée qu’à travers l’action du Saint-Esprit en l’homme, qui restaure la nature première de l’homme. Cette restauration est ouverture à une compréhension de la Loi comme loi d’amour.

La promesse de la Loi est l’union pleine et entière à Jésus-Christ – l’accomplissement de la Loi- l’intimité avec Dieu, incorporation à Jésus-Christ. « Par ces mots aussi Isaïe monstre la principale fin et l’usage de la Loy, afin d’amener les hommes à Dieu : comme à la vérité, c’est leur vraye felicité d’estre conjoints à leur Sauveur : et le sacré lien de cette conjonction est foy et vraye piété» (Calvin, 1572, p. 291 sur Es. 45,19). Du point de vue humain, l’homme découvre l’amour volontaire pour Dieu et pour les hommes. Et cette loi d’amour prend le sens, vis-à-vis de la société toute entière, d’un amour universel pour tous les hommes. Du

59 Billings note que Calvin insiste particulièrement dans son commentaire du Deutéronome sur la gratitude que doit engendrer le don de la Loi pour le peuple, dans un contexte de victoire des Israélites sur les Amorites, victoire qui elle-même montre la générosité de Dieu. Cette gratitude mène au service : « C'est que toutes fois et quantes que nous qu'il y a en nous quelque paresse, ou quelque froidure, ou bien de la rebellion, que nostre chair se rebecque, que nous n'aspirions point à Dieu d'une affection si alaigre, ne si enflambee comme il seroit requis: que nous entrions en conte des benefices que nous avons receus de luy, Povre creature, comment es-tu si lasche de ne point adherer à ton Dieu, quand il t'a declairé sa volonte? Regarde ce que tu tiens de luy: regarde les biens qu'il t'a distribué iusques ici. Que donc chacun examine combien il est obligé à Dieu, afin que nous soyons tant plus enflammez de le servir. » (Vol XXVI, Calvin, 1863, col. 239).

point de vue politique, elle conduit ainsi à la recherche de l’équité et de la justice, et à la charité (Billings, 2007, p. 184).

Les différents rapports à la Loi ou compréhensions de la Loi que nous venons de parcourir montrent qu’il n’y a pas de dissociation chez Calvin entre une approche qui serait strictement spirituelle de Dieu et l’activité concrète de l’homme ou la justice sociale. Les sens de la « justice extérieure » et de la « justice intérieure » s’enrichissent mutuellement. Le lieutenant est invité à une compréhension la plus complète possible de cette justice.

La loi morale : la justice comme il plaît à Dieu : une dialectique entre équité et

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