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L’idée d’augmentation associée à la lieutenance

Cette collaboration fait du travail une réponse de l’homme à la bonté de Dieu, et particulièrement à celle qui s’exprime sous forme de promesse. Dieu demande que soit reconnue sa générosité première, tout bien venant de lui, mais aussi sa générosité continue. L’œuvre de Dieu n’est pas achevée, puisque chaque jour il pourvoit aux besoins des hommes. Mais il en appelle à la participation humaine, par le travail, pour la réaliser.

Dieu confie donc la terre au commandement des hommes, tout en précisant, qu’à travers le travail des hommes, Dieu continue d’accomplir son oeuvre, même sans force humaine particulière :

« Que c'est Dieu qui a mis la terre à leur commandement: cognoissons qu'il n'y a nulle force en nous, et qu'il nous faut aussi despouiller de toute fiance. Et quand nous serons ainsi abbatus, que nous prenions courage, sachans que Dieu parfera son oeuvre, qu'il n'a point oublié son mestier, et ne cessera iamais iusques à ce qu'il ait accompli ce qu'il nous a promis »

Le motif de la lieutenance est ici approfondi : la justification du travail consiste à travailler pour qu’à travers l’action de l’homme, Dieu accomplisse son oeuvre. Mais Calvin insiste sur l’asymétrie entre les capacités de l’homme et celles de Dieu. Le dépouillement de soi évoqué dans cette citation est nécessaire à l’action de Dieu en l’homme. Ainsi Calvin décrit-il l’homme naturellement rempli de lui-même, à tel point qu’il lui est impossible de déceler les

orientations bonnes d’une vie s’il ne met sa confiance en un autre que lui-même, en Dieu en l’occurrence.

Que promet Dieu en contrepartie du travail de l’homme ? La promesse de Dieu est d’abord que les besoins de l’homme seront comblés. Davantage, elle contient l’idée d’augmentation, de prospérité et d’avancement général de la société. Ce point est essentiel du point de vue de la lieutenance, car cette dernière devient participation à une recherche de prospérité.

« Tirez et possédez la terre. Dieu ne dit pas simplement à ses fidèles: Venez, regardez que vous pourrez faire, examinez vos forces, et cependant qu'il les laisse là au hazard, non: mais il leur dit:

Venez pour posséder. Comme s'il disoit: Seulement appliquez-vous à me servir, et laissez moy faire: car ie besongneray en telle sorte, que celuy qui s'employe à me suyvre ne perdra point sa peine, il ne travaillera point d'un labeur inutile, ie feray fructifier le tout. » (Vol. XXV, Calvin, 1863, p. 625, 626)

S’appuyant sur une similitude qu’il instaure entre la vie spirituelle et la vie matérielle17. Calvin assure au lieutenant que la prospérité matérielle sera conjointe à la richesse spirituelle. Cette promesse comporte pourtant une réserve de taille. Dieu demeure totalement libre de ce qu’il réalise. Le croyant peut donc vivre avec l’assurance que la prospérité sera donnée, mais il ne sait ni où, ni quand, ni même s’il en bénéficiera. Dieu peut donner par exception la pauvreté. Calvin parle alors de la pauvreté comme d’une école pour conduire à l’humilité et apprendre à conserver la confiance en Dieu18.

En effet, la visée de Dieu n’est pas la vie ici-bas, et l’idée d’augmentation, de montée, est d’abord spirituelle. La croissance spirituelle peut justifier ponctuellement un appauvrissement et Dieu seul, omniscient, est en mesure d’en juger. Toutefois, Dieu étant bon par nature, le croyant peut s’appuyer sur la promesse que généralement la croissance spirituelle s’accompagne d’amélioration matérielle.

17 Cf. l’exposition plus détaillée de cette similitude en partie II, chapitre II.

18 « Et en premier lieu apprenons de bien employer les graces que Dieu nous a eslargies, et de nous assuiettir à luy, quand il se monstre si bénin envers nous, et si amiable, sachans que ce qu'il nous a donné, il nous le pourra bien oster. Non pas qu'il nous faille craindre que Dieu ne continue tousiours sa bonté envers nous, voire et qu'il ne l'augmente, si de nostre costé nous cheminons droitement, et que nous demeurions en la possession de ce qu'il nous a mis entre les mains: mais ceux qui veulent despiter Dieu, ils sentiront qu'il n'est point obligé à eux, qu'il ne leur puisse arracher des poings ce qu'il leur avoit donné. Que donc nous possédions les biens que Dieu nous fait, avec crainte et sollicitude » (Vol. XXVI, Calvin, 1863, col. 186 sur Dt 4, 27 à 31). Dans cette citation sont clairement exprimées la prospérité comme récompense, incluant l’idée d’augmentation, ainsi que l’idée que Dieu n’est jamais lié par sa promesse aux circonstances précises du don.

« Notons bien donc, quand il dit: Afin que tu prospères en la terre, que Dieu ne veut pas amuser son peuple à la vie présente: mais par ce moyen il le veut conduire plus haut: c'est assavoir à l'espérance de ceste immortalité qu'il luy avoit promise. Mais si est-ce que nostre Seigneur promet sa benediction à ce peuple en telle sorte, que mesmes il la sentira en ce monde, et en aura quelque goust, attendant que la pleine iouyssance luy en soit révélée, quand il sera retiré de ce monde. » (Vol. XXVI, Calvin, 1863, col. 419)

De la même façon que dans l’Ancien Testament la terre de Canaan a été comme « une figure et une arrhe du royaume céleste » (Vol. XXV, Calvin, 1863, p. 655), les biens donnés aujourd’hui ont le sens de prémices d’une vie future où tout besoin sera assouvi. La vie ici-bas est « une montée jusqu’au ciel » (Cf. Ibid. col. 626), c’est-à-dire un pèlerinage qui induit l’idée de progression. Ce cheminement consiste à « faire prospérer l’évangile » (Cf. vol. XXVI, Calvin, 1863, col. 70), et pour cela les hommes sont appelés à unir leurs forces dans le travail.

Car ce don de Dieu ne se réalise qu’à travers le travail de l’homme. Calvin qualifie l’homme d’instrument, et le travail est le lieu où l’instrument entre en action pour laisser agir la grâce de Dieu.

« bref il n'y a rien ici de propre à l'homme, comme aussi le S. Esprit ne luy laisse rien: mais cependant si ne sommes nous point oisifs: car nostre Seigneur nous exerce et fait valloir sa vertu en nous, et la fait fructifier, et nous en sommes instrumens. » (Vol. XXIX, Calvin, 1863, col. 201) La lieutenance consiste donc en une collaboration entre Dieu et l’homme : l’homme travaille, en échange de quoi Dieu fait fructifier avec libéralité son travail, et ce faisant, mène son propre projet. Pour l’homme, la lieutenance consiste donc à rechercher activement par son travail la prospérité générale (et non sa prospérité individuelle) et à n’en attribuer le mérite qu’à Dieu, c’est-à-dire à renoncer à toute appropriation des bénéfices en terme de mérite : « il veut aussi que quand il aura mis ses grâces en nous, que nous les facions valoir, sans nous attribuer rien qui soit »(Vol. XXV, Calvin, 1863, p. 660)19.

Mais pourquoi l’homme doit-il rechercher des résultats, si Dieu seul fait fructifier ? Calvin écrit : « que nous travaillions selon l'industrie qu'il nous donne, que nul ne s'espargne, que nous procurions les moyens qu'il nous donne» (Vol. XXVI, Calvin, 1863, col. 604): cette formule étonnante signifie que Dieu ne donnera pas autre chose que ce que l’homme obtient comme résultat de son propre travail. Si Dieu donne la prospérité, alors l’homme doit la fournir. Pour que Dieu donne l’augmentation, l’homme doit la procurer, non pour lui-même,

19 Il est à noter que l’attribution dont on parle ici est en terme de reconnaissance sociale. Du point de vue des biens matériels, Calvin ne remet pas en cause la propriété privée (Cf. partie III, chapitre III).

mais pour la société entière. « Dieu besogne en telle sorte, qu'il s'attribue ce qu'il fait en nous », écrit Calvin plus loin, et donc « il veut que nous mettions peine de faire valoir ce qu'il nous a distribué, et de le faire profiter» (Ibid. p. 655).

La lieutenance se définit donc comme une réponse de l’homme à la promesse divine de prospérité, d’accroissement, dont la réalisation passe par le travail de l’homme, selon la place attribuée à chacun. De ses résultats, l’homme ne peut s’attribuer aucun mérite puisque in fine Dieu seul est auteur de tout bien. Mais il est attendu qu’il s’engage personnellement à la recherche de cette prospérité. Il faut qu’il mette tous ses efforts à obtenir des résultats, puisqu’à travers ces derniers, s’exprime la providence de Dieu. Dieu ne donne pas autre chose que ce que l’homme produit. Le lieutenant est donc plus qu’un simple instrument au sens d’un outil. Il agit bel et bien pour le compte de Dieu. Il est son représentant.

Or la recherche d’un accroissement des richesses n’est pas le seul résultat attendu, selon la lieutenance. Le chapitre X du «Traité de la vie chrétienne » précise encore : « nulle gestion de biens n’est approuvée, sinon celle qui est ordonnée à la charité » (Calvin, 1978c, liv. III, X, § 5). Nous avons donc à définir quels sont les résultats attendus du travail et quel est le sens attribué par Calvin à la prospérité. Dans quel mesure cette recherche de prospérité admet-elle l’enrichissement ?

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