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Premier argument : la conciliation entre responsabilité de l’homme et toute puissance de Dieu

dans le monde matériel ; deuxièmement Calvin accorde un rôle éminent à la conscience humaine qui fonde une liberté pour le sujet agissant, donc la possibilité d’être responsable; troisièmement, Calvin reconnaît à l’homme des capacités certes limitées mais réelles d’user de son entendement et de sa volonté, donc des capacités à exercer sa responsabilité d’homme engagé dans le monde. Etudions point par point ces arguments. Nous pourrons alors tenter de concilier les deux images si contradictoires que Calvin a de l’homme, à la fois homme misérable incapable de tout bien, et en même temps merveille de la création et appelé à la sanctification.

Premier argument : la conciliation entre responsabilité de l’homme et toute

puissance de Dieu

Il n’est pas anodin que Calvin ait lié de façon si marquante la connaissance de Dieu et la connaissance de soi de l’homme, dès la première phrase de l’Institution de la religion

chrétienne :

« Toute la somme presque de nostre sagesse, laquelle, à tout conter, mérite d'estre réputée vraye et entière sagesse, est située en deux parties : c'est qu'en cognoissant Dieu, chacun de nous aussi se cognoisse. Au reste, combien qu'elles soyent unies l'une à l'autre par beaucoup de liens, si n'est-il pas toutesfois aisé à discemer laquelle va devant et produit l'autre. » (Calvin, 1978b, liv. I, I, §1) Cette phrase est très connue45 et reconnue comme significative de la pensée calvinienne. Mais elle ouvre à deux interprétations : l’accent peut être mis sur le fait que l’homme ne peut se découvrir qu’en cherchant à connaître Dieu, et se découvre alors pêcheur46. Cette interprétation est permise par la suite du texte. Avant d’avoir levé le regard vers Dieu, les hommes se sentent pleins de fierté et d’orgueil, mais une fois admiré la majesté de Dieu, l’homme se découvre nécessairement « défiguré de beaucoup de souillures » (Ibid., liv. I, I, §2). Cette interprétation peut mener au développement d’une doctrine du Dieu majestueux et

45 L’association de la connaissance de Dieu et de la connaissance de soi est aussi présente chez Luther, Bucer, Zwingli. L’originalité de Calvin est ici de la placer en tête de l’Institution (Selderhuis, 2009, p. 204) et donc de lui accorder une plus grande importance. Cette association porte les traces l’humanisme biblique du temps de Calvin (Wendel, 1976, p. 75).

tout puissant, dominant l’homme et face auquel l’homme se trouve en position de passivité. Mais ce serait au risque d’affaiblir la compréhension que Calvin peut avoir de la réalité humaine. La constatation de l’indignité de l’homme n’est pas sans issue dans la pensée de Calvin. Au contraire elle conduit l’homme à se tourner vers Dieu, l’invite à l’alliance avec Dieu, laquelle mène au pardon et à la régénération.

Une seconde interprétation met l’accent sur le cheminement personnel de l’homme. Elle s’attache à la précision qui suit immédiatement cette association de la connaissance de Dieu avec ce que l’on peut comprendre de soi-même, à savoir que ces deux connaissances sont unies par beaucoup de liens et qu’on ne sait « laquelle va devant et produit l’autre». Souligner le caractère conjoint de la connaissance ouvre alors à la relation d’alliance, certes tout à fait asymétrique, entre Dieu et l’homme, où l’homme en découvrant Dieu se découvre aussi partie du projet de Dieu, participant de cette providence. Selon cette interprétation, la doctrine de Calvin serait plutôt à l’image d’une ellipse, avec deux foyers, Dieu et l’homme (i.e. Engel, 1988, p. 191; Kooi, 2005, p. 24), plutôt qu’un cercle au centre duquel rayonne un Dieu majestueux. Les premiers paragraphes de l’Institution peuvent en ce sens être lus non comme un appel à dénigrer l’homme, mais comme un appel à la lucidité. L’homme certes se découvre fragile et limité, ayant besoin de Dieu, et cette reconnaissance le conduit à se relever et à s’engager dans une découverte conjointe de Dieu et de soi.

Or la connaissance de Dieu, toujours liée à la connaissance de soi-même, n’est pas une connaissance théorique mais une connaissance qui passe par l’expérience pratique. « Or j'enten que nous cognoissons Dieu, non pas quand nous entendons nuement qu'il y a quelque Dieu: mais quand nous comprenons ce qu'il nous appartient d'en comprendre ce qui est utile pour sa gloire, brief ce qui est expédient. » (Calvin, 1978b, liv. I, II, §1). La connaissance de Dieu passe par l’expérience que l’être humain en fait dans sa vie. L’homme alors est conduit « à chercher de lui tous les biens, et lui en rendre la louange » (Ibid., I, II, §2). Il n’est donc pas déplacé de penser que les engagements dans la société sont aussi un moyen que Calvin propose pour conduire le croyant à vivre sa relation à Dieu.

Alors que la distance de Dieu à l’homme est infinie, comment Dieu peut-il se faire connaître à l’homme sans l’écraser, mais en le poussant au contraire à prendre ses responsabilités ? Depuis la critique de Bolsec jusqu’à aujourd’hui, écrit Van der Kooi, « Calvin est lu avec la seule optique d’un Dieu causalité absolue, qui menace d’étouffer la singularité du monde fini, et ainsi aussi la singularité de l’homme. » (Kooi, 2005, p. 28). Dans son ouvrage, cet auteur

tente une autre interprétation. Il examine comment la théologie calvinienne peut permettre l’existence d’une double perspective : la toute puissance de Dieu détermine dans sa sagesse tout ce qu’il advient mais laisse pourtant une place à la responsabilité humaine individuelle : « What lies within the infinity of God’s Counsel actualises itself in the way of invitation and individual responsability » (Kooi, 2005, p. 29). Nous reprenons ici une partie de sa proposition.

D’abord il ne s’agit pas de nier la prééminence de Dieu, qui s’occupe de l’homme, le nourrit, l’éduque, l’encourage. Mais plutôt d’affirmer que Dieu ne se révèle pas de façon directe. Il met dans sa révélation une telle distance entre l’homme et Dieu, que la connaissance comme « face-à-face » de Dieu par l’homme est impossible.

Le concept d’accommodation mène alors l’auteur à réévaluer le sens théologique du miroir dans la pensée de Calvin. L’accommodation a été mise en avant par Calvin plus qu’aucun autre auteur sinon par Jean Chrysostome (Selderhuis, 2009, p. 372). Il désigne la façon dont Dieu se révèle en adaptant son langage aux capacités humaines. L’homme n’étant pas capable d’une connaissance directe de Dieu, Dieu se met à la portée de l’homme par des signes à travers lesquels il se rend perceptible. Van der Kooi analyse la métaphore du miroir, utilisée à plusieurs reprises par Calvin dans ses écrits, car elle exprime ce phénomène d’accommodation. La métaphore du miroir a une longue histoire dans la pensée chrétienne, comme dans la pensée philosophique depuis l’antiquité. Elle est reprise par Calvin parce qu’elle lui permet d’exprimer la spécificité de la façon dont Dieu se fait connaître à l’homme : sous forme de connaissance indirecte, de multiples manières.

La métaphore du miroir décrit particulièrement bien, d’après l’auteur, les façons dont Dieu se fait connaître. Elle image différentes caractéristiques de l’accommodation divine (Kooi, 2005, p. 59-61) , à savoir :

• Dieu se fait connaître par des moyens indirects. Il utilise différents moyens dans la création pour se rendre visible.

• Les différents miroirs sont les lieux où la présence de Dieu devient perceptible. Ils ne sont pas des moyens neutres, ils font référence à leur origine, à Dieu.

• L’image visible est la manifestation de la présence effective de Dieu, et n’est pas le fruit d’une activité mentale de l’homme, par laquelle il pourrait déduire d’un signe la

présence de Dieu. L’homme fait par là l’expérience de la présence de Dieu, susceptible d’induire de sa part une réaction/action.

• L’image révélée de Dieu est toujours inférieure en qualité à la réalité, laquelle reste inapprochable par l’homme. Or, à l’époque de Calvin, les miroirs ne reflétaient pas une image précise comme aujourd’hui. Ces images altérées représentent l’idée toujours imparfaite que l’homme peut se faire de Dieu.

• Il n’y a pas un miroir, une source de la connaissance de Dieu mais de multiples miroirs qui sont toutes des manifestations de la présence de Dieu dans la vie humaine.

• Il n’y a pas de séparation entre la forme et le contenu de la révélation chez Calvin. Lorsqu’on regarde un miroir, on voit en même temps et le miroir et l’image qu’il reflète, illustrant ainsi l’impossibilité de détacher Dieu de l’image qu’il donne de lui. Quels sont les miroirs apparaissant dans la révélation ?

La majesté divine apparaît dans le spectacle du ciel et de la terre, dans la création : « A bon droit l'autheur de l'Epistre aux Hebrieux [Hébreux] nomme le monde une monstre ou spectacle des choses invisibles (Heb. 11, 3) : d'autant que le bastiment d'iceluy tant bien digéré et ordonné nous sert de miroir pour contempler Dieu, qui autrement est invisible. » (Calvin, 1978b, liv. I, V, §1).

L’homme lui-même avec ses facultés exceptionnelles est aussi un miroir, c’est-à-dire un moyen de conduire à une connaissance de Dieu. « Certains philosophes anciens ont à bon droit nommé l’homme un petit monde, parce que c’est un chef d’œuvre auquel on contemple quelle est la puissance, bonté, sagesse de Dieu » (Ibid., liv. I, V, §3).

Le troisième miroir est la Bible elle-même « Il a ajouté la clarté de sa Parole, pour se faire connaître à salut » (Ibid., liv. I, VI, §1).

La quatrième forme d’accommodation, la plus haute, écrit Van der Kooi, est l’incarnation : « Le père étant infini en soi, s’est rendu fini en son Fils, d’autant qu’il s’est conformé à notre petitesse, afin de ne pas engloutir nos sens par l’infinité de sa gloire » (Ibid., liv. II, 6, §4). La cinquième forme sont les sacrements.

L’ensemble de ces manifestations de Dieu, toutes sous forme de miroirs, constituent un ensemble de moyens dynamiques par lesquels, par l’action du Saint-Esprit, Dieu invite l’homme à s’approcher de lui, tout en maintenant cette distance infinie entre l’homme et lui. L’auteur insiste sur le caractère dynamique de cet ensemble. Sans parler de système, il évoque une succession de moyens de connaître Dieu avec l’idée d’approfondissement successif de cette connaissance de Dieu. Tous les lieux de cette révélation indirecte n’ont pas la même valeur et la révélation du caractère providentiel de Dieu dans la nature est insuffisante à une connaissance véritable. L’homme peut cependant se faire une image (même déformée) de Dieu à partir de l’observation de la nature, de l’être humain, de la vie terrestre en général, de la vie économique en particulier. La reconnaissance du caractère providentiel et créateur de Dieu pousse l’homme à le chercher à partir du réel et du monde concret qui l’entoure. Pour accéder à une vraie connaissance de Dieu, il faudra aller plus loin et découvrir plus fondamentalement Dieu comme rédempteur et sanctificateur dans les Ecritures. L’observation de la nature, en effet, ne dit rien de l’œuvre spécifique de Jésus-Christ et du Saint-Esprit. Mais du point de vue de notre interrogation sur le sujet et sur sa capacité d’autonomie, cette première connaissance de Dieu a un très grand intérêt. La métaphore du miroir décrit une révélation qui n’écrase pas l’homme mais l’invite à chercher Dieu en interprétant le réel47. Le fait que l’image de Dieu parvienne déformée à l’homme n’a rien de négatif. Cela va le pousser à s’interroger, à réfléchir, à interpréter, à travailler, à s’engager personnellement pour découvrir Dieu à travers ces miroirs. Les potentialités de l’homme sont ainsi mises au service de Dieu. Certes, écrit Van der Kooi, il ne revient pas à Calvin, mais à Barth bien plus tard, d’avoir envisagé la réponse de l’homme comme une activité individuelle et indépendante (Kooi, 2005, p. 56). Pourtant, dit-il, Calvin reconnaît à l’homme des capacités créatives, des compétences, de l’imagination (Kooi, 2005, p. 57). C’est-à-dire que du point de vue de la vie concrète, et la vie économique en particulier, Dieu se fait connaître de façon indirecte et n’est pas le décideur implacable qui empêchera l’homme d’être soi. N’ayant pas accès à une connaissance directe et immédiate de la volonté de Dieu, l’homme peut percevoir ce Dieu qui se révèle dans son expérience quotidienne. Dieu accompagne l’homme, l’invite à l’obéissance mais laisse place à l’interprétation humaine et à l’initiative. Calvin fustige ceux qui renoncent

47 Pierre Gisel évoque une révélation de Dieu « sur un mode hétérogène » qui implique un engagement dans la matérialité du monde, afin d’en découvrir un peu plus sur Dieu (Cf. Gisel, 2009, p. 37).

à gérer les affaires du monde sous prétexte que la volonté toute puissante de Dieu aurait déjà tout décidé :

« le Seigneur a voulu toutes choses futures nous être cachées, afin que nous venions au devant, ne sachant point ce qui en doit être, et que nous ne cessions point d'user des remèdes qu’il nous donne contre les dangers, jusqu’à ce que nous en soyons venus à bout, ou qu'ils nous aient surmontés. Parquoy j'ai dit que nous ne devons pas contempler la providence de Dieu nue, mais avec les moyens que Dieu lui a conjoints, comme s'il la revêtait pour nous apparaître en son état. » (Calvin, 1978b, liv. I, XVII, §4).

La métaphore du miroir permet donc de concilier la toute puissance de Dieu et l’agir de l’homme par le fait que la révélation est indirecte et que l’homme n’a la capacité d’en percevoir qu’une image déformée et incomplète. Si l’horizon de toute sagesse est la connaissance de Dieu et conjointement de soi, l’implication éthique dans le monde matériel participe alors de façon essentielle à la découverte de cette sagesse.

La toute puissance de Dieu n’enlève ainsi rien à la responsabilité de l’homme. La forme visible du monde est comme un reflet du pouvoir divin, mais non une image factuelle nue. L’homme, dans sa petitesse, n’accède pas à la volonté immuable de Dieu. Mais il lui reste comme réponse l’obéissance et la responsabilité voulue par Dieu quant aux affaires des hommes. « Le décret éternel de Dieu ne nous empêche point que nous ne pourvoyions à nous sous sa bonne volonté, et mettions ordre à nos affaires »(Ibid., liv. I, XVII, § 4).

Deuxième argument, la place que Calvin accorde à la conscience en fait un

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