• Aucun résultat trouvé

Propriétés particulières des coordinations

2. Propriétés sémantiques

2.2 Sémantique des coordinations simples

2.2.2 Traitement des coordinations propositionnelles

Nous avons admis que les coordinations de constituants sont générées telles quelles par la grammaire. L'idée que ces coordinations de catégories variées peuvent recevoir une interprétation propositionnelle n'est pas complètement intuitive. Nous présentons à titre d'illustration le traitement montagovien proposé par Partee & Rooth (1982, 1983) à la suite des travaux de von Stechow (1974), Keenan & Faltz (1978) et Gazdar (1980), qui permet d'expliciter cette analyse. Par souci de cohérence avec les données du français examinées, nous adaptons le traitement sur deux points. Premièrement, nous considé- rons que les opérateurs de conjonction et de disjonction constituent des opérateurs n- aires, n≥2, et non des opérateurs binaires comme cela est généralement admis. Deuxiè- mement, nous admettons, suivant en cela Abeillé (2003b, 2005), qu'une seule conjonc- tion est prise en compte lors de la composition sémantique lorsque plusieurs conjonc- tions identiques apparaissent dans une structure coordonnée. Le premier choix permet d'associer l'interprétation souhaitée aux structures coordonnées monosyndétiques "pla- tes" de la forme [X, Y [conj Z]] sans poser de conjonction vide. Le second choix permet d'associer l'interprétation souhaitée aux coordinations simples polysyndétiques de la forme [X, [conj Y], [conj Z]], et surtout aux coordinations à redoublement de la forme [[conj X] [conj Y]]. Nous précisons dans un premier temps la définition des opérations "généralisées" de conjonction et de disjonction appliquées aux objets typés du modèle, puis les représentations en lambda-calcul qui en découlent.

Soit la définition des types sémantiques "coordonnables" en (59). Cette définition auto- rise la coordination de propositions de type t ainsi que la coordination de toutes les fonctions simples ou complexes vers un tel type. En admettant que la plupart des caté- gories syntaxiques constituent, soit intrinsèquement soit par montée de type, de telles fonctions du point de vue sémantique, on autorise donc la coordination de catégories variées.

(59) a t est un type coordonnable

On peut dès lors définir récursivement la sémantique associée à la coordination lors- qu'elle combine des objets du modèle de type <a,b>, c'est-à-dire des fonctions, sur la base de la sémantique standard qui lui est associée lorsqu'elle combine des objets du modèle de type t, c'est-à-dire des propositions. Informellement, l'opération de coordina- tion consiste à construire à partir de deux fonctions f, g de type <a,b> une nouvelle fonction h de même type. L'argument a de la fonction h est obtenu en identifiant la va- riable d'argument attendue par la fonction f et celle attendue par la fonction g. Notons que cette première procédure implique qu'on ne peut coordonner que des fonctions de même type. Le résultat b de la fonction h est par ailleurs obtenu en combinant le résultat des deux fonctions f et g. Deux cas de figure peuvent dès lors se présenter :

-soit le résultat de chacune des fonctions f, g coordonnées constitue un objet sémantique de type t auquel cas le résultat de h correspond à une conjonction ou une disjonction de propositions standard,

-soit le résultat de chacune des fonctions f, g coordonnées constitue lui-même une fonc- tion auquel cas le résultat de h est obtenu en réitérant les deux procédures de mise en facteur des arguments et de combinaison des résultats jusqu'à ce que les fonctions com- binées retournent des objets de type t susceptibles d'être coordonnés par disjonction ou conjonction.

Plus formellement, Partee & Rooth (1982, 1983) associent respectivement aux conjonc- tions et et ou les deux opérateurs binaires meet (∏) et join (C), qui constituent des ver- sions généralisées de la conjonction (ET) et de la disjonction (OU) de la logique classi- que. Nous les réanalysons comme des opérateurs n-aires, n≥2, et les définissons suivant Partee & Rooth (1982) comme en (60).

(60) a conjonction généralisée (version n-aire)

(i) soit φ1, …, φn appartenant à l'ensemble Dt de valeurs de vérité, ∏ (φ1,…,φn)

= ET(φ1, …, φn)

(ii) soit φ1, …, φn appartenant à l'ensemble D<a,b> de fonctions, ∏ (φ1,…,φn)

constitue la fonction dans D<a,b> qui associe à tout x dans Da l'élément

∏(φ1(x),…, φn(x)) dans Db

b disjonction généralisée (version n-aire)

(i) soit φ1,…, φn appartenant à l'ensemble Dt de valeurs de vérité, C(φ1, …, φn)

= OU(φ1, …, φn)

(ii) soit φ1, …, φn appartenant à l'ensemble D<a,b> de fonctions, C(φ1, …, φn)

constitue la fonction dans D<a,b> qui associe à tout x dans Da l'élément

Considérons la définition de la conjonction généralisée en (60a). La partie (i) de la défi- nition identifie l'opérateur meet ∏ à la conjonction de la logique classique (ET) lorsque les arguments φ1, …, φn correspondent à des propositions. La partie (ii) de la définition autorise l'opération de conjonction logique définie dans le co-domaine (range) des fonc- tions propositionnelles (c'est-à-dire dans le co-domaine Db pour toute fonction du do-

maine D<a,b>) à s'appliquer aux fonctions elles-mêmes par récursion. Il s'ensuit qu'on

peut non seulement conjoindre des fonctions propositionnelles simples de type <e,t>, mais aussi des fonctions plus complexes de type <e, <e,t>>, <e, <e, <e,t>>>, etc. auquel cas on applique la partie (ii) de la définition jusqu'à ce que les objets de type b combinés constituent des propositions susceptibles d'être conjointes suivant la partie (i) de la définition.

Les représentations en lambda-calcul qui découlent des définitions en (60) sont données en (61). Dans une perspective procédurale, l'opération de coordination appliquée à des foncteurs revient ainsi, comme le note Partee & Rooth (1983 : 364), à (i) instancier les variables d'arguments de chaque conjoint en utilisant les mêmes variables d'un conjoint à l'autre, (ii) conjoindre les propositions résultantes, (iii) opérer une λ-abstraction sur ces variables pour revenir au type sémantique de la coordination de constituants de dé- part10. Les représentations en (62), (63) et (64) illustrent l'analyse de quelques phrases

comportant une coordination de constituants non phrastiques. (61) a ∏(φ1,…, φn) =

(i) ET(φ,…, φn) si φ1, …, φn sont de type t (ii) λz. ∏(φ1(z),…, φn(z))

si φ1,…, φn sont de type <a,b> et z une variable de type a b C(φ1,…, φn) =

(i) OU(φ1,…, φn) si φ1,… φn sont de type t (ii) λz. C(φ1(z),…,φn(z))

si φ1,…,φn sont de type <a,b> et z est une variable de type a

10 "The translations for IV [Intransitive Verb] and T [Term] conjunction are clearly predictable from the

translation of corresponding sentential conjunction plus the type assigned to the category : provide each conjunct with the type of variables they need as arguments to make a sentence (identical variables for each conjunct), conjoin the resulting sentences, then lambda-abstract on those variables to get back to the original phrasal type."

(62) Paul [danse et chante]. a Paul : p e

b chante : λx. chante(x) <e,t>

c danse : λx. danse(x) <e,t>

d et : λP1… λPn. Π(P1, …, Pn)

où P1,…, Pn sont de type t ou toute fonction vers un tel type (suivant (59))

e [λP1.λP2. Π (P1,P2)]<<e,t>, <<e,t>, <e,t>>(λx. chante(x))

(par application fonctionnelle)

⇔ λP2. Π(λx. chante(x), P2)<<e,t>, <e,t>> (par λ-conversion)

f [λP2. Π(λx. chante(x), P2)] (λx. danse (x)) (par application fonctionnelle) ⇔ Π(λx. chante(x), λx. danse (x)) (par λ-conversion)

⇔ λx. Π(chante(x), danse(x))<e,t> (suivant (61a(ii)))

g [λx. Π(chante(x), danse(x))]<e,t>(p) (par application fonctionnelle)

⇔ Π(chante(p), danse(p))t (par λ-conversion)

⇔ ET(chante(p), danse(p))t (suivant (61a(i)))

(63) Paul ira [à Londres ou à Venise]. a Paul : p e

b ira : λx.λy. ira(x,y) <e, <e,t>>

c à-Londres : λR. R(l)<<e, <e,t>>, <e,t>> (par montée de type)

d à-Venise : λR. R(v) <<e, <e,t>>, <e,t>> (par montée de type)

e ou : λP1... λPn. C(P1,…,Pn)

où P1, …, Pn sont de type t ou toute fonction vers un tel type (suivant (59)) f [λP1.λP2. C(P1, P2)]<<<e, <e,t>>, <e,t>>, <<<<e, <e,t>>, <e,t>>, <<e, <e,t>>, <e,t>>>(λR. R(l))

(par application fonctionnelle)

⇔ λP2. C(λR. R(l), P2) (par λ-conversion)

g [λP2. C(λR. R(l), P2)](λR. R(v)) (par application fonctionnelle) C(λR. R(l), λR. R(v)) (par λ-conversion)

⇔ λR. C(R(l), R(v)) <<e, <e,t>, <e,t>> (suivant (61b(ii))

h [λR. C(R(l), R(v))](λx.λy. ira(x,y)) (par application fonctionnelle) C(λx. ira(x,l), λx. ira(x,v)) (par λ-conversion)

⇔ λx. C(ira(x,l), ira(x,v))<e,t> (suivant (61b(ii))

i [λx. C(ira(x,l), ira(x,v))]<e,t>(p) (par application fonctionnelle)

⇔ C(ira(p,l), ira(p,v))t (par λ-conversion)

(64) Un étudiant [a chanté et a dansé].

a un : λR. λM. UN(x, R(x), M(x)) <<e,t>, <<e,t>,t>>

b étudiant : λx. étudiant(x) <e,t>

c a-chanté : λx. a-chanté(x) <e,t>

d a-dansé : λx. a-dansé(x) <e,t>

e et : λP1... λPn. Π(P1,…, Pn)

où P1, …, Pn sont de type t ou toute fonction vers un tel type (suivant (59))

f [λR. λM. UN(x, R(x), M(x))](λx. étudiant(x)) (par application fonctionnelle) ⇔ λM. UN(x, étudiant(x), M(x))<<e,t>,t> (par λ-conversion)

g [λP1.λP2. Π(P1, P2)]<<e,t>,<<e,t>,<e,t>>>(λx. a-chanté(x))

(par application fonctionnelle)

⇔ λP2. Π(λx. a-chanté(x), P2) (par λ-conversion)

h [λP2. Π(λx. a-chanté(x), P2)](λx. a-dansé(x)) (par application fonctionnelle) ⇔ Π(λx. a-chanté(x), λx. a-dansé(x)) (par λ-conversion)

⇔ λx. Π(a-chanté(x), a-dansé(x)) <e,t> (suivant (61a(ii)))

i [λM. UN(x, étudiant(x), M(x))]<<e,t>,t> (λx. Π(a-chanté(x), a-dansé(x)))

(par application fonctionnelle)

⇔ UN(x, étudiant(x), Π(a-chanté(x), a-dansé(x))) (par λ-conversion) ⇔ UN(x, étudiant(x), ET(a-chanté(x), a-dansé(x))) t (suivant (61a(i)))

On notera que l'analyse par montée de type des groupes prépositionnels comme prédi- cats d'ordre supérieur en (63) est cruciale pour rendre compte de la sémantique proposi- tionnelle de la coordination. Inversement, il est crucial que les groupes verbaux conjoints en (64) soient de type <e,t> et non de type <<<e,t>,t>,t> (comme c'est le cas dans la grammaire PTQ de Montague). On s'assure ainsi que le sujet syntaxique en (64), en tant que quantifieur généralisé, prend la coordination de VP comme argument sé- mantique et non l'inverse, ce qui aurait pour effet malheureux, suivant la définition de la conjonction généralisée, de "distribuer" le quantifieur dans chaque conjoint à l'image des anciennes analyses transformationnelles à base d'effacement.

Plus généralement, comme le montrent en détail Partee & Rooth (1983), l'approche es- quissée assortie d'une théorie flexible des types sémantiques prédit correctement la dis- tribution des relations d'équivalence / non équivalence entre les coordinations de consti- tuants et les coordinations de phrases correspondantes lorsque les premières apparais- sent dans la portée syntaxique d'un constituant interprété comme un prédicat d'ordre supérieur tel qu'un groupe nominal quantifié. La coordination de constituants est ainsi équivalente à la coordination de phrases obtenue en restituant dans chaque conjoint le matériel syntaxique partagé lorsque les constituants conjoints sont interprétés comme des prédicats prenant le quantifieur comme argument sémantique. C'est le cas en (65a) où l'on conjoint deux verbes intensionnels vis-à-vis de l'objet, c'est-à-dire deux prédicats

de type <<s,<<e,t>,t>>, <e,t>>11. C'est également le cas en (65b) où l'on conjoint un

verbe intensionnel et un verbe extensionnel en admettant que le type sémantique de ce dernier est monté. La coordination de constituants n'est pas en revanche équivalente à la coordination de phrases correspondante lorsque c'est au contraire le quantifieur qui prend la coordination de constituants comme argument sémantique, auquel cas le quan- tifieur prend portée large sur la coordination. C'est le cas en (64), ainsi qu'en (65c) où l'on conjoint deux verbes extensionnels de type <e, <e,t>>.

(65) a Jean [veut et recherche] une secrétaire efficace. b Jean [recherchera et trouvera] une secrétaire efficace. c Jean a [lu et traduit] un article.

Conçues comme des déductions, les montées de type permettent, en associant au quanti- fieur partagé en (65a,b) un type monté de sorte qu'il prend la coordination comme ar- gument, de dériver une lecture alternative spécifique dite de re (par opposition à la lec- ture non spécifique dite de dicto), telle qu'il existe une secrétaire efficace particulière que Jean veut et recherche (65a) / ou qu'il recherchera et trouvera (65b). Ce résultat est le bienvenu puisque ces lectures existent. La situation est à première vue moins claire en ce qui concerne (65c) : les termes conjoints peuvent en principe recevoir un type monté

<<<e,t>,t>, <e,t>> de sorte que la coordination prend comme argument le quantifieur.

La lecture résultante où l'article que Jean a lu et celui qu'il a traduit sont différents est moins naturelle12. Elle ne semble pas cependant exclue dans un contexte approprié.

Considérons un cours à l'université sanctionné par deux contrôles. Le premier consiste à lire un article et le second à en traduire un autre. Admettons que Jean est étudiant. Il nous semble que Jean remplit les conditions pour être évalué si la proposition (65c) est vraie. Une lecture où le quantifieur est dupliqué est clairement exclue dans les exemples suivants où le syntagme nominal quantifié assume la fonction de sujet (66).

(66) a Certains étudiants chantent et dansent. b Peu d'étudiants ont dansé et chanté. c Un étudiant a dansé et chanté.

11 Le recours à un type intensionnel est nécessaire pour rendre compte de l'opacité référentielle du consti-

tuant que le verbe sélectionne comme complément. Soit un monde où l'individu Marie constitue la seule secrétaire, (i) n'est pas en effet équivalent à (ii). Plus généralement, les phrases du type (i) peuvent être vraies dans un monde où l'individu sur lequel porte la quantification n'existe pas (iii).

(i) Jean cherche une secrétaire. (ii) Jean cherche Marie. (iii) Jean cherche une licorne.

12 Le lecteur attentif notera que la lecture en question peut par ailleurs être dérivée de la syntaxe s'il est

vrai, comme nous l'avons admis plus haut (§1.2.2.1), que la coordination apparente de mots en question peut être analysée comme une coordination syntagmatique réduite à "montée du nœud droit" résultant d'une règle d'effacement.

Partee & Rooth (1983) dérivent sans montée de type la lecture spécifique des phrases en (65a,b) par une règle sémantique de montée du quantifieur (quantifying in) à la Monta- gue. Ils proposent par ailleurs une stratégie relevant de la performance suivant laquelle les unités linguistiques reçoivent par défaut le type simple et ne font l'objet d'une mon- tée de type que lorsque la grammaire le requiert. C'est le cas par exemple en (65b) où l'on conjoint un verbe intensionnel et un verbe extensionnel. En l'absence de montée de type du verbe extensionnel, la coordination ne peut pas en effet être interprétée, faute de pouvoir mettre en facteur les arguments sémantiques attendus par les prédicats conjoints comme le demande l'opérateur meet. Rien n'impose en revanche une montée de type des termes conjoints en (65c) ou en (66) : il s'ensuit que le quantifieur prend portée large sur la coordination13.