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Propriétés particulières des coordinations

2. Propriétés sémantiques

2.3 Sémantique des coordinations à redoublement

2.3.1 Propriétés générales

Nous avons vu que les coordinations simples sont susceptibles de deux types d'interpré- tation suivant qu'elles sont interprétées dans le domaine propositionnel (87) ou non (88). (87) a Paul [chante et danse].

b Paul est allé [à Paris et à Londres]. c Paul est [riche et intelligent]. d Paul ira [à Paris ou à Londres]. e Paul [chantera ou dansera].

(88) a [Paul et Marie] forment un couple heureux.

b Plusieurs [médecins urgentistes et infirmiers] de l'hôpital ont été convoqués. c Le drapeau est [rouge et bleu].

d Paul viendra dans [deux ou trois] jours.

Nous montrons brièvement que seule l'interprétation propositionnelle est disponible pour les coordinations à redoublement. Les phrases en (89) mettent en jeu une telle in- terprétation : en négligeant pour l'instant l'effet particulier associé à la construction, elles se laissent ainsi paraphraser comme en (90).

(89) a Paul a [et chanté et dansé].

b Paul est allé [et à Paris et à Londres]. c Paul est [et riche et intelligent].

d Paul ira [{ou bien / soit} à Paris {ou bien / soit} à Londres]. e Paul [{ou bien / soit} chantera {ou bien / soit} dansera]. (90) a Paul a chanté et Paul a dansé. (⇔ (89a))

b Paul est allé à Paris et Paul est allé à Londres. (⇔ (89b)) c Paul est riche et Paul est intelligent. (⇔ (89c))

d Paul ira à Paris ou Paul ira à Londres. (⇔ (89d)) e Paul chantera ou Paul dansera. (⇔ (89e))

On observe par ailleurs les mêmes interactions de portée entre quantifieurs et coordina- tions. La coordination de constituant est ainsi équivalente à la coordination de phrases obtenues en restituant le matériel syntaxique partagé par les termes conjoints dans les exemples (91a) et (92b), mais non dans les exemples (91b) et (92a), qui se paraphrasent comme en (93a) et (93b) respectivement.

(91) a Chaque étudiant a et dansé et a chanté. b Un étudiant a et dansé et chanté. (92) a Chaque étudiant a ou dansé ou chanté. b Un étudiant a ou dansé ou chanté.

(93) a Il existe un étudiant x tel que x a chanté et x a dansé. (⇔ (91b))

b Pour tout x, si x est un étudiant, alors x a chanté ou x a dansé. (⇔ (92a)) Tournons-nous à présent vers les diverses coordinations à interprétation non proposi- tionnelle. Nous avons distingué trois types suivant que la coordination met en jeu une interprétation de groupe, de mélange ou d'approximation numérique. Nous avons vu au chapitre 3 que les coordinations conjonctives redoublées de groupes nominaux sont in- compatibles avec une interprétation de groupe (94a). On peut étendre l'observation aux coordinations de séquences nominales dans la portée d'un déterminant, qui sont égale- ment exclues (94b) (cf. Bègue 1977)16.

(94) a *Et Paul et Marie forment un couple heureux.

b *Plusieurs et médecins urgentistes et infirmiers de cet hôpital ont été convoqués.

Considérons à présent les coordinations à interprétation de mélange. Le statut des don- nées en (95) est peu clair. La phrase (95a) est jugée contradictoire par la plupart des locuteurs que nous avons interrogés. La phrase (95b) ne semble par ailleurs interpréta- ble que dans le cas où Marie a acheté deux robes, une blanche et une noire; une lecture que l'on peut dériver par une montée de type des termes conjoints telle que la coordina- tion prend le quantifieur existentiel en facteur comme argument.

(95) a Le drapeau est et rouge et bleu.

b Marie a acheté une robe et noire et blanche.

16 Cette deuxième restriction est plus générale : elle concerne non seulement les coordinations conjoncti-

ves mais aussi les coordinations en ou, soit, ni, qui mettent pourtant en jeu une interprétation proposition- nelle (comparer (i-ii) et (iii-iv)).

(i) *Plusieurs [ou médecins urgentistes ou infirmiers] de l'hôpital sont susceptibles d'être convoqués. (ii) *Aucun [ni médecin urgentiste ni infirmier] de l'hôpital n'a été convoqué.

(iii) Plusieurs [médecins urgentistes ou infirmiers] de l'hôpital sont susceptibles d'être convoqués. (iv) Aucun [médecin urgentiste ni infirmier] de l'hôpital n'a été convoqué.

Si l'on se tourne à présent vers les coordinations disjonctives à interprétation d'approxi- mation numérique, on constate à nouveau que le redoublement de la conjonction est exclu17 :

(96) *Paul viendra dans ou deux ou trois jours.

Nous concluons que les coordinations à redoublement s'interprètent toujours dans le domaine propositionnel comme une conjonction ou une disjonction généralisée, au contraire des coordinations simples dont les interprétations possibles sont plus variées. C'est une première propriété distinctive générale justifiant un traitement spécifique des coordinations à redoublement dans la grammaire.

2.3.2 Propriétés particulières des disjonctions

Examinons à présent les propriétés particulières des disjonctions en commençant par leurs propriétés de portée en contexte intensionnel. Nous avons vu que les phrases du type (97) sont susceptibles de trois lectures : une lecture spécifique de re (98a), une première lecture non spécifique de dicto où la disjonction apparaît dans la portée du verbe intensionnel (98b) et une deuxième lecture non spécifique de dicto où la disjonc- tion prend portée large (98c).

(97) a Mary is looking for a maid or a cook.

b Marie recherche une cuisinière ou une bonne.

(98) a UN(x, OU(bonne(x), cuisinière(x)), recherche(m, λP.P(x)) b recherche(m, λP. UN(x, OU(bonne(x), cuisinière(x)), P(x)) c OU(recherche(m, λP. UN(x, bonne(x), P(x))),

recherche(m, λP. UN(y, cuisinière(y), P(y))))

17 On peut penser que la disjonction mise en jeu dans les questions "alternatives" du type (i) et les ajouts

phrastiques de sens conditionnel du type (ii) mentionnés au chapitre 1 (section §1.2.1.1) appellent égale- ment un traitement autre que le traitement booléen standard par disjonction généralisée. On comprend dès lors que le redoublement de la conjonction soit également interdit dans ces constructions (iii-iv).

(i) A : Voulez-vous du thé ou du café ? B : -Du thé.

(ii) Que Paul obtienne son diplôme ou {non / pas / qu'il ne l'obtienne pas}, ses parents seront fiers de lui. (iii) A : *Voulez-vous ou du thé ou du café ? B : -Du thé.

(iv) *{Ou bien / Soit} que Paul obtienne son diplôme {ou bien / soit} { non / pas / qu'il ne l'obtienne pas}, ses parents seront fiers de lui.

Il est intéressant de noter que ces divers tours constituent les seuls cas où une juxtaposition peut être in- terprétée comme dénotant une disjonction (comparer (v-vi-vii) et (viii)).

(v) Paul viendra dans deux trois jours. (vi) Voulez-vous du thé, du café ?

(vii) Que Paul obtienne son diplôme, qu'il ne l'obtienne pas, peu m'importe. (viii) Paul, Jean *(ou) Léa viendra demain.

Comme l'observe Larson (1985), le placement du marqueur either permet dans certains cas de désambiguïser ce type d'énoncés en anglais. En laissant de côté la lecture de re toujours possible, la disjonction peut prendre portée large ou étroite sur le verbe inten- sionnel lorsque either apparaît en position canonique (99a) tandis que seule la lecture à portée large est possible lorsque either apparaît en emploi flottant à gauche (99b,c). (99) a Mary is looking for either a maid or a cook.

… and no matter which as long as she is a servant. … but I don't know which.

b Mary is either looking for a maid or a cook.

… ??and no matter which as long as she is a servant. … but I don't know which.

c Either Mary is looking for a maid or a cook.

… ??and no matter which as long as she is a servant. … but I don't know which.

Comme nous l'avons montré en détail au chapitre précédent, les coordinations à redou- blement du français se distinguent par plusieurs aspects importants des constructions à marqueur initial de l'anglais. En particulier, les conjonctions initiales du français ne pré- sentent pas les propriétés de mobilité des marqueurs de l'anglais, comme l'illustrent les données en (100) et (101).

(100) a Marie recherche ou bien une bonne ou bien une cuisinière. b ??Marie ou bien recherche une bonne ou bien une cuisinière. c ??Ou bien Marie recherche une bonne ou bien une cuisinière. (101) a Marie recherche soit une bonne soit une cuisinière.

b ??Marie soit recherche une bonne soit une cuisinière. c ??Soit Marie recherche une bonne soit une cuisinière.

Il s'ensuit qu'on ne peut assigner à des conjonctions initiales telles que ou ou bien soit le statut de marqueur de portée, comme le propose Larson (1985) pour le marqueur either de l'anglais. Trois lectures sont disponibles en (100a) ainsi qu'en (101a), comme c'est le cas en (97b). Il faut conclure que les disjonctions redoublées ne se distinguent pas des disjonctions simples en ce qui concerne les phénomènes de portée en question.

Tournons nous à présent vers la question de l'interprétation inclusive ou exclusive de la disjonction. Il est traditionnellement considéré que les disjonctions redoublées s'inter- prètent toujours exclusivement. On admet ainsi dans la plupart des grammaires en usage que les phrases en (102) ne sont vraies que dans le cas où au moins une des propositions

sémantiques conjointes est fausse. Le redoublement est d'ailleurs fréquemment utilisé comme outil de désambiguïsation. Comme nous le montrons, cette interprétation ne peut pas être considérée comme une propriété relevant de la sémantique véricondition- nelle. En d'autres termes, les disjonctions redoublées ne fournissent pas d'arguments probants en faveur de l'existence d'un opérateur de disjonction exclusive en langue natu- relle. Il reste vrai, cependant, que l'interprétation exclusive est renforcée lorsque la conjonction est redoublée, une propriété sur laquelle nous reviendrons à la section §4.3. (102) a Jean viendra ou bien lundi ou bien mardi.

b Jean viendra soit lundi soit mardi.

Le test de la négation ne fournit pas de résultats clairs concernant le statut véricondi- tionnel des disjonctions redoublées. Il est vrai que les phrases en (103), qui mettent en jeu une disjonction redoublée dans la portée d'une négation, sont susceptibles de deux lectures, illustrées en (104a) et (104b), ce qui pourrait amener à penser que la disjonc- tion est bien à analyser dans ces tours comme un opérateur de disjonction exclusive. On notera cependant que les énoncés en (103), à la différence des énoncés qui mettent en jeu une coordination simple, ne sont acceptables que dans un contexte de négation mé- talinguistique, où le locuteur remet en cause la pertinence de la conjonction utilisée par son interlocuteur dans le discours qui précède (comparer (105a,b) et (105c,d). On peut ajouter en outre que l'interprétation métalinguistique de l'adverbe négatif pas est obliga- toire quelle que soit la conjonction redoublée dans sa portée (comparer (106a,b) et (106c,d)). Le test de la négation ne fournit donc pas d'arguments décisifs concernant l'analyse vériconditionnelle inclusive ou exclusive de la disjonction. Il fait en revanche apparaître une propriété intéressante sur laquelle nous reviendrons à la section §4.3 : les coordinations à redoublement ne peuvent apparaître dans la portée immédiate de la né- gation véhiculée par l'adverbe pas qu'à la condition que cette négation soit interprétée métalinguistiquement.

(103) a Jean n'invitera pas ou bien Paul ou bien Marie. b Jean n'invitera pas soit Paul soit Marie.

(104) a Jean n'invitera pas Paul et il n'invitera pas non plus Marie. b Jean invitera Paul et Marie.

(105) a Ce que tu dis est faux : Jean n'invitera pas ou bien Paul ou bien Marie à la maison ce soir; il invitera Paul et Marie !

b #Jean n'invitera pas ou bien Paul ou bien Marie à la maison ce soir. En effet, Jean est trop fatigué pour recevoir des invités.

c Ce que tu dis est faux : Jean n'invitera pas Paul ou Marie à la maison ce soir; il invitera Paul et Marie !

d Jean n'invitera pas Paul ou Marie à la maison ce soir. En effet, Jean est trop fatigué pour recevoir des invités.

(106) a Ce que tu dis est faux : Jean n'invitera pas et Paul et Marie à la maison ce soir; il invitera Paul ou Marie !

b #Jean n'invitera pas et Paul et Marie ce soir à la maison. Il est en effet trop fatigué pour recevoir deux personnes.

c Ce que tu dis est faux : Jean n'invitera pas et Paul et Marie à la maison ce soir; il invitera Paul ou Marie !

d Jean n'invitera pas Paul et Marie ce soir à la maison. Il est en effet trop fatigué pour recevoir deux personnes.

Considérons à présent les données en (107) et admettons que les disjonctions redoublées correspondent à des disjonctions exclusives du point de vue vériconditionnel. Comme c'est le cas pour les disjonctions simples, on prédit alors incorrectement que la phrase (107a) est contradictoire et la phrase (107b) inappropriée, faute de pouvoir établir le contraste requis par la conjonction mais. Or, ces deux phrases sont parfaitement accep- tables.

(107) a Jean viendra ou bien lundi ou bien mardi, et peut être même les deux jours. b Jean viendra ou bien lundi ou bien mardi, mais pas les deux jours.

Il faut conclure que l'interprétation exclusive des disjonctions redoublées résulte non pas de leur sémantique vériconditionnelle mais d'une implicature. Il n'est pas clair, cepen- dant, que l'implicature en question soit identique à celle mise en jeu dans les coordina- tions disjonctives simples. Nous avons vu à la section §2.2.3.2 que seule une interpréta- tion inclusive de la disjonction est possible lorsqu'une coordination simple de groupes nominaux singuliers en fonction sujet est combinée à un verbe pluriel (108a/b). Or, on observe que les disjonctions redoublées dans les mêmes contextes sont rejetées par la plupart des locuteurs18.

18 Grévisse & Goosse (1991 : §432) signalent quelques exemples attestés de disjonctions redoublées avec

un accord pluriel du verbe : (i) Soit l'Angleterre, soit la Hollande furent toujours assez fortes pour inter- dire aux français l'accès d'Anvers. (P. Erlanger, Louis XIV, p. 645)

(ii) Mais soit la poésie, soit l'ironie, soit quelque illuminisme à la Swedenborg ont alors tout sauvé (H. Clouart, hebdomadaire Les nouvelles littéraires, 25 juin 1953).

(108) a Jean ou Marie viendront. b Jean ou Marie viendra.

c ??{Ou / Soit} Jean {ou / soit} Marie viendront. d {Ou / Soit} Jean {ou / soit} Marie viendra.

Le blocage observé en (108c) suggère que l'interprétation exclusive est renforcée lors- que la conjonction est redoublée. Comme nous le verrons à la section §4.3, cet effet découle d'une propriété contextuelle indépendante des coordinations à redoublement.