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L'analyse syntaxique des coordinations simples

3. L'analyse de la structure coordonnée dans son ensemble

3.2 Motivations des analyses lexicalistes

D'un point de vue théorique, les analyses lexicalistes de la coordination sont guidées par deux types de considérations :

(i) Le souci de maintenir une coïncidence maximale entre syntaxe et sémantique, en assimilant la notion de tête et/ou d'ajout en syntaxe et celle d'opérateur en sémantique10.

La syntaxe reflète ainsi le fait qu'en sémantique, la conjonction constitue un opérateur prenant pour argument le contenu des termes reliés.

(ii) La volonté de minimiser le nombre de constructions et de principes de bonne forma- tion de la grammaire en lexicalisant les contraintes propres aux constructions coordon- nées, qui sont directement enregistrées dans l'entrée lexicale des conjonctions.

D'un point de vue empirique, on a tenté à plusieurs reprises de justifier les analyses lexicalistes dans le cadre de la théorie des Principes et des Paramètres. L'argumentation repose sur l'existence de constructions dites "asymétriques" dans lesquelles seule l'un

10 Ce rapprochement entre ajout syntaxique et opérateur sémantique n'est pas effectué par Munn (1993),

qui postule, pour obtenir le même effet, une transformation en forme logique qui consiste à adjoindre la conjonction à la structure coordonnée dans son ensemble.

des termes conjoints, le terme qui n'est pas introduit par une conjonction, présente les propriétés attendues dans le contexte dans lequel la construction dans son ensemble ap- paraît (voir notamment Johannessen 1998, Munn 1993, 2000, Hartmann 2000, Rebuschi 2001, Skrabalova 2004). Examinons brièvement deux exemples empruntés à Johannes- sen (1998 : 17-18, 21-22).

Il est possible de coordonner en japonais deux groupes nominaux portant la marque casuelle objective exigée par le V (31a), auquel cas les termes sont permutables (31b). Mais il est également possible qu'un seul des termes, le terme sans conjonction, reçoive le cas objectif (31c), auquel cas la permutation des deux termes est exclue (31d).

(31) a [[ Hon-o issatsu to] [ pen-o nihon]] kau. (japonais) livre-OBJ un et stylos-OBJ deux acheter

'J'achèterai un livre et deux stylos.' b [[Pen-o nihon to] [hon-o issatsu]] kau. c [[ Hon issatsu to] pen-o nihon] kau. livre un et stylos-OBJ deux acheter d *Pen-o nihon-to hon issatsu kau.

Un autre cas d'asymétrie peut être illustré par les données de l'allemand. Comme on le sait, la position du V est déterminée dans cette langue par le type de phrase dans lequel il apparaît. Le V se place en position finale en contexte subordonné, tandis qu'il apparaît en seconde position en contexte racine. Un subordonnant comme wenn (quand) peut prendre comme complément une coordination de phrases avec le V en position finale dans chaque membre (32a), auquel cas les termes sont permutables (32b). Mais il est également possible que seule la première phrase, c'est-à-dire celle qui n'est pas marquée par une conjonction, présente l'ordre attendu, tandis que le V se place en seconde posi- tion dans la seconde phrase (32c). Crucialement, les termes ne sont pas permutables dans ce contexte (32d).

(32) a Wenn [ jemand nach Hause kommt [und der Gerichtsvollzieher Quand quelqu'un à la-maison vient et l' hussier

vor der Tür da steht]]. (allemand) devant la porte là se-tient

'Lorsque quelqu'un arrive à la maison et que devant la porte se tient l'huissier' b Wenn [der Gerichtsvollzieher vor der Tür da steht [und jemand nach Hause kommt]].

c Wenn [jemand nach Hause kommt [und da steht der Gerichtsvollzieher vor der Tür]].

d *Wenn [da steht der Gerichtsvollzieher vor der Tür [und jemand nach Hause kommt]].

Ces données s'expliquent bien si le syntagme conjoint constitue dans ces tours un ajout (structure B). Dans cette perspective, le terme qui n'est pas introduit par une conjonction constitue la tête du syntagme, avec lequel il partage ses propriétés morphosyntaxiques. Ce terme doit donc respecter les contraintes imposées par le contexte et porter en consé- quence la marque casuelle objective imposée par le verbe kau dans les exemples du ja- ponais (comparer (31c) et (31d)) ou encore respecter l'ordre des mots imposé par le su- bordonnant wenn dans les exemples de l'allemand (comparer (32c) et (32d)). Rien n'im- pose en revanche que le syntagme conjoint, en tant qu'ajout, partage ses propriétés avec le constituant tête auquel il s'adjoint. Le complément de la conjonction peut donc diffé- rer du constituant auquel le syntagme conjoint est adjoint11.

Comme l'ont noté Borsley (1994, 2005a, 2005b) et Hartmann (2000 : 24-31), ces don- nées ne découlent pas en revanche de la structure A, suivant laquelle le syntagme conjoint constitue la tête de la coordination dans son ensemble. Dans cette perspective, il faut admettre un mécanisme peu plausible de partage de propriétés entre le premier terme de la structure, le spécifieur dans un cadre X-barre, et le syntagme coordonné dans son ensemble pour décrire les données en (31c,d) et (32c,d).

C'est précisément la solution proposée par Johannessen (1998), qui admet un méca- nisme d'accord entre la tête conjonctive et son spécifieur, en plus du principe de partage ordinaire entre un syntagme et son constituant tête. Ce mécanisme d'accord dit "tête- spécifieur" est utilisé de façon indépendante dans la théorie des Principes et des Paramè- tres pour décrire (notamment) l'accord entre le sujet (le spécifieur dans la théorie consi- dérée) et le verbe (incorporé par mouvement à la tête Flexion ou Infl en anglais). Mais il

11 Johannessen (1998) propose que le complément de la conjonction reçoive dans ce cas des propriétés par

faut reconnaître que l'usage qui en est fait pour décrire les constructions asymétriques du syntagme conjoint est peu orthodoxe. On doit admettre que les propriétés qui font l'objet d'un accord entre la conjonction et le premier terme, telles que la marque casuelle en (31c), sont transmises via la tête conjonctive au syntagme dans son ensemble. Or, comme le note Borsley, il s'agit là d'une situation exceptionnelle dans la théorie en question. En (33a), par exemple, on peut postuler un accord entre le syntagme interroga- tif enchâssé (le spécifieur) et le verbe dont il dépend (incorporé après mouvement au constituant Flexion), mais il est difficile de considérer que le nombre du syntagme inter- rogatif est transmis à la tête verbale (ou flexionnelle) et se propage au niveau de la phrase enchâssée. En effet, on s'attendrait dans ce cas à ce que le verbe de la phrase principale s'accorde au pluriel avec la phrase enchâssée qui constitue son sujet (33b), contrairement à ce qui est observé. On peut faire le même point avec les données en (33c,d) en ce qui concerne le marquage casuel. On pourrait sans doute admettre que le cas du syntagme extrait en (33c) est obtenu par accord avec la tête flexionnelle à la- quelle est incorporé le verbe, plutôt que par gouvernement. Il semble difficile en revan- che de considérer, à l'image de ce que propose Johannessen pour les conjonctions, que cette propriété casuelle est transmise via la tête flexionnelle à la phrase enchâssée. On s'attendrait alors à ce que le syntagme extrait de la phrase enchâssée porte le cas accusa- tif, comme l'impose le verbe ask à son complément nominal, ce qui est clairement exclu (33d)12.

(33) a [[Which books] {are / *is} required for the course] is yet unclear. b *[Which books] are required for the course] {is / *are} yet unclear. c Kim asked [who saw Lee]. (Borsley 2005a : 17)

d *Kim asked [whom saw Lee].

Il semble donc que si une analyse lexicaliste de certains tours asymétriques est la bonne voie à suivre, il faut préférer la structure B à la structure A. Notons néanmoins qu'il existe à côté des cas relativement simples comme ceux illustrés plus haut des cas d'asy- métries plus complexes pour lesquels ni l'une ni l'autre des analyses lexicalistes propo- sées ne semble appropriée en l'état. On sait par exemple qu'il existe de nombreux phé- nomènes d'accord mixte dans les coordinations, où l'on observe simultanément un ac-

12 Le problème est reconnu par Johannessen (1998 : 111) qui suggère de relier ce mécanisme inattendu de

propagation de traits au statut déficient des conjonctions : "Since spec-head agreement is not normally

assumed to let the category features of a specifier be projected to the maximal projection of a head, there must be something special about conjunctions (…). Conjunctions can be assumed to be lacking proper categorial features, maybe in order to be interpreted at LF". L'idée est intéressante mais demanderait à

être formellement explicitée vu le rôle central que joue le mécanisme d'accord spécifieur-tête dans la théorie de Johannessen. On ne voit pas bien en effet quel mécanisme formel permet d'assurer dans le cadre théorique en question la propagation des traits souhaités dans le cas d'une coordination tout en blo- quant la propagation de ces mêmes traits dans les structures telles que celles illustrées en (33) qui mettent également en jeu un mécanisme d'accord spécifieur-tête.

cord partiel du V avec un seul conjoint et un accord complet de la coordination avec d'autres éléments de la phrase, comme l'illustrent les données du gallois en (34), em- pruntées à Sadler (2003) (voir également Borsley 2005a pour une discussion, et Munn 2000, Villavicencio et al. 2005 pour d'autres cas d'accord mixtes en portugais brésilien). Dans ces exemples, on observe que le V s'accorde avec le premier conjoint pronominal tandis que le réfléchi s'accorde avec la coordination dans son ensemble.

(34) a Gwelais i a'm brawd ein hunain. (gallois) voir-PASSE-1SG PRO-1SG et-1SG frère 1PL REFL

'Moi et mon frère, nous nous sommes vus.'

b Gwelaist ti a'th frawd eich hunain. voir-PASSE-2SG PRO-2SG et-2SG frère 2PL REFL 'Toi et ton frère, vous vous êtes vus.'

c Gwelodd e a'i frawd eu hunain. voir-PASSE-3SG PRO-3SG et-3SG frère 3PL REFL 'Lui et son frère, ils se sont vus.'

L'existence de constructions asymétriques montre qu'une approche lexicaliste est plau- sible pour certains emplois des syntagmes conjoints. Elle n'apporte pas d'arguments empiriques, en revanche, en faveur d'une analyse lexicaliste des coordinations simples, dites symétriques.