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Propriétés particulières des coordinations

2. Propriétés sémantiques

2.2 Sémantique des coordinations simples

2.2.3 Propriétés particulières des disjonctions

2.2.3.2 Disjonctions inclusives et exclusives

Un deuxième problème, plus traditionnel, concerne l'interprétation inclusive ou exclu- sive de la disjonction. La logique propositionnelle permet, comme on le sait, de définir deux connecteurs disjonctifs. Le connecteur inclusif (OU) donne lieu à une proposition vraie à condition qu'au moins une des deux propositions conjointes soit vraie, ce qui inclut donc le cas où les deux propositions sont vraies. Le connecteur exclusif (OUexcl), quant à lui, ne donne lieu à une proposition vraie que dans le cas où seule une des deux propositions conjointes est vraie. À première vue, les deux types de disjonctions sont disponibles en langue naturelle : la phrase en (71a) s'interprète comme une disjonction exclusive tandis que la phrase (71b) s'interprète comme une disjonction inclusive. On pourrait dès lors penser que la conjonction ou est vériconditionnellement ambiguë (cf. Hurford 1974). Plusieurs arguments bien connus amènent à rejeter une telle analyse (cf. Horn 1972, 1989, Gazdar 1977, 1979, Pelletier 1977). Rappelons-les brièvement. (71) a Jean ou Marie viendra.

b Jean ou Marie viendront.

Admettons qu'il existe deux conjonctions ou homonymes. On dispose dès lors de deux analyses sémantiques concurrentes pour une phrase telle que (72a) suivant que la dis- jonction mise en jeu est inclusive (72b) ou exclusive (72c). La négation ayant pour effet d'inverser la valeur de vérité de la proposition sur laquelle elle porte, la proposition (72b) n'est vraie que si les deux propositions conjointes sont fausses. En d'autres termes, la proposition (72b) est équivalente à la proposition (72d). La proposition (72c), quant à elle, est vraie non seulement dans la situation où les deux propositions conjointes sont fausses, mais aussi dans la situation où les deux propositions conjointes sont vraies. En d'autres termes, la proposition (72c) est équivalente à la proposition (72e).

(72) a Paul n'invitera pas Jean ou Marie. b NEG(OU(invitera(p,j), invitera(p,m))) c NEG(OUexcl (invitera(p,j), invitera(p,m))) d ET(NEG(invitera(p,j)), NEG(invitera(p,m))) e OU(ET(NEG(invitera(p,j)),NEG(invitera(p,m))), ET(invitera(p,j), invitera(p,m)))

Une approche vériconditionnelle autorisant les deux types de disjonctions prédit ainsi qu'il existe une lecture de (72a) équivalente à celle paraphrasée en (73). En laissant de côté les contextes métalinguistiques de correction du type (74) (où la négation porte précisément sur l'implicature exclusive associée à la conjonction ou), la lecture en ques- tion ne semble pas disponible. La seule interprétation non marquée de la phrase (72a)

est celle représentée en (72d), que l'on peut gloser comme en (75)14. Cette restriction est

inattendue si la conjonction ou est susceptible d'une interprétation vériconditionnelle exclusive.

(73) Paul invitera Jean et Paul invitera Marie.

(74) Paul n'invitera pas Jean ou Marie : il invitera Jean et Marie. (75) Paul n'invitera pas Jean et il n'invitera pas non plus Marie.

Un autre argument contre une analyse fondée sur l'ambiguïté met en jeu les données suivantes.

(76) a Paul sera au bureau lundi ou mardi, et peut-être même les deux jours. b Paul sera au bureau lundi ou mardi, mais pas les deux jours.

Admettons une fois de plus que la conjonction ou peut correspondre à l'opérateur de disjonction exclusive du point de vue vériconditionnel. On prédit alors qu'il existe une lecture contradictoire de la phrase (76a) de même qu'il existe une lecture de (76b) où la conjonction mais est inappropriée, étant admis que celle-ci requiert un contraste entre les propositions conjointes. Ni l'une ni l'autre de ces prédictions n'est confirmée par l'in- tuition15.

Nous concluons que la disjonction est toujours interprétée comme une disjonction inclu- sive du point de vue vériconditionnel. La question se pose dès lors de déterminer com- ment la lecture exclusive est obtenue et dans quels contextes cette lecture est suspendue. Nous suivrons ici le traitement pragmatique standard issu des travaux de P. Grice ras- semblés dans Grice (1989) dont nous rappelons brièvement les grandes lignes (voir no- tamment Horn 1972, 1984, 1989, Gazdar 1979).

14 Le fait que la conjonction ni soit plus naturelle que la conjonction ou dans ce type de contexte n'affecte

en rien l'argument s'il est vrai que la conjonction ni dans les coordinations simples doit être analysée comme une variante polaire de la disjonction (cf. de Swart 2001). Voir le chapitre suivant pour une dé- monstration.

15 On peut renforcer l'argument. Comme le montrent Benndorf & Koenig (1998), à la suite d'Anscombre

et Ducrot (1977), la conjonction mais, lorsqu'elle s'interprète comme la conjonction allemande aber, n'est appropriée qu'à la condition qu'il existe une proposition p inférable du premier conjoint telle que cette proposition constitue le complémentaire d'une proposition p' inférable du second conjoint, i.e p = NEG(p'). En (76b), la proposition p correspond à la conjonction 'Paul sera au bureau lundi et mardi'; la proposition p' correspond quant à elle à la négation de p, soit 'Paul ne sera pas au bureau lundi et mardi'. La proposition p' est obtenue par implication logique à vide à partir de la proposition sémantique associée au second terme conjoint. Crucialement, la proposition p n'est quant à elle dérivable qu'à la condition que la conjonction ou constitue une disjonction inclusive.

Considérons les propositions en (77a) et (77b). La première implique logiquement la seconde s'il est vrai que la conjonction ou correspond vériconditionnellement à une dis- jonction inclusive. L'inverse n'est pas vrai : la proposition (77b) n'implique pas logi- quement la proposition (77a). Il existe en effet des situations où la proposition (77b) est vraie tandis que la proposition (77a) est fausse, par exemple dans le cas où Paul chante mais ne danse pas dans le monde effectif. De fait, l'éventail des situations susceptibles d'être décrites par la conjonction de propositions en (77a) est plus restreint que l'éventail des situations susceptibles d'être décrites par la disjonction correspondante en (77b).

(77) a Paul chante et danse. b Paul chante ou danse.

Suivant notamment Horn (1972, 1989) et Gazdar (1979), on peut interpréter cette asy- métrie en termes scalaires. On dira ainsi que la position d'une proposition A sur une échelle d'informativité est supérieure à celle d'une proposition B sur cette même échelle si A implique asymétriquement B. Les conjonctions et, ou ont pour propriété d'évoquer une telle échelle. C'est également le cas des expressions modales en (78) ou encore des expressions quantifiées en (79). Dans chacun de ces cas, la première proposition impli- que en effet logiquement la seconde tandis que l'inverse n'est pas vrai.

(78) a Il est certain que Jean viendra. b Il est probable que Jean viendra. (79) a Paul a trois enfants.

b Paul a deux enfants.

Considérons à présent le statut pragmatique de ces énoncés. La phrase (77b) s'interprète préférentiellement comme en (80a), c'est-à-dire comme une disjonction exclusive. De même, (78b) et (79b) s'interprètent préférentiellement comme en (80b) et (80c) respec- tivement.

(80) a ET(OU(chante(p), danse(p)), NEG(ET(chante(p), danse(p)))) b ET(PROBABLE(viendra(p)), NEG(CERTAIN(viendra(p))))

c ET(DEUX(x, enfant(x), a(p, x)), NEG(CARD>2(x, enfant(x), a(p, x))))

Ce principe d'exclusion des alternatives plus informatives est connu sous le nom d'im- plicature scalaire. Il découle comme nous le montrons brièvement des règles régissant la conversation coopérative. Nous adoptons la reformulation de l'approche de Grice (1989) proposée par Horn (1984, 1989) et distinguons deux maximes conversationnelles. La première, ou maxime de quantité, peut être glosée comme suit : "dites tout ce que vous

savez". Il s'agit là d'un principe d'informativité maximale : on s'attend, si le locuteur est coopératif, à ce qu'il délivre dans son message toutes les informations dont il dispose. La seconde maxime, ou maxime de pertinence, peut être glosée comme suit : "Soyez pertinent : ne dites pas plus que ce qui est nécessaire". On peut la concevoir à l'inverse comme un principe d'économie : on s'attend, si le locuteur est coopératif, à ce qu'il ne délivre dans son message que les informations nécessaires et suffisantes pour la conver- sation en cours. Il s'ensuit deux grands types d'inférences non logiques, ou implicatures, possibles à partir d'un énoncé E lorsque l'une ou l'autre de ces maximes semble à pre- mière vue violée. Il se peut tout d'abord que E comporte plus d'informations que ce qui est à première vue nécessaire et suffisant au niveau descriptif, auquel cas il faut conclure, si le locuteur respecte effectivement la maxime de pertinence, que le surplus d'informations mis en jeu est particulièrement pertinent pour la conversation en cours. Nous exploiterons cette maxime pour rendre compte de l'effet d'emphase associé aux coordinations à redoublement à la section §4.3. Il se peut par ailleurs que l'énoncé E constitue un point bas sur une échelle d'informativité par rapport à une classe d'énoncés

E' plus informatifs, auquel cas on peut supposer que le locuteur, s'il respecte cette fois la

maxime de quantité, n'a pas les informations nécessaires pour garantir la vérité de E'. C'est ce deuxième type d'inférence qui est exploité pour dériver la lecture exclusive de la disjonction.

On peut illustrer schématiquement le mécanisme inférentiel mis en jeu dans le cas de l'énoncé (77b), c'est-à-dire Paul chante ou danse. Le raisonnement est le suivant. Le locuteur s'engage sur la proposition (77b). Or il existe une proposition concurrente (77a) plus informative, soit Paul chante et danse. Étant admis que le locuteur est coopératif, c'est-à-dire qu'il respecte (entre autres) la maxime de quantité, il faut considérer qu'il n'a pas les informations nécessaires pour garantir la vérité de (77a). On peut dès lors suppo- ser que la proposition (77a) est fausse. On dérive ainsi l'interprétation exclusive de la disjonction représentée en (80a).

Les propriétés de ce type d'implicature sont bien connues. À la différence des inférences logiques, elles peuvent être annulées, comme l'illustrent les données en (81).

(81) a Paul chante ou danse, et peut-être même qu'il chante et qu'il danse. b Il est probable que Jean viendra : c'est même certain.

c Paul a deux enfants : il en a même trois pour être plus précis.

Notons par ailleurs qu'une implicature peut constituer l'argument d'une négation méta- linguistique comme cela est illustré plus haut en (74). On peut faire le même point avec les données en (82). La négation de constituant porte dans ces exemples sur l'implica- ture scalaire associée au premier terme conjoint et non sur son contenu vériconditionnel.

(82) a Paul a non pas chanté ou dansé mais chanté et dansé. b Il est non pas probable mais certain que Jean viendra. c Paul a non pas deux enfants mais trois.

Une autre propriété des implicatures scalaires est qu'elles sont systématiquement sus- pendues dans certains environnement syntaxico-sémantiques. Plus précisément, il suffit que le contexte renverse ou annule l'asymétrie entre une proposition Ai et ses concur- rents scalaires plus informatifs An pour que l'implicature associée à la proposition Ai (i.e. neg(An)) disparaisse corrélativement. C'est le cas dans les contextes négatifs du type (72a), repris ici en (83a). Comme nous l'avons vu, la phrase (83a) n'est vraie que dans le cas où les deux propositions sémantiques conjointes, c'est-à-dire Paul invitera

Jean d'une part, Paul invitera Marie d'autre part, sont fausses. La phrase (83b) est vraie

dans cette situation mais aussi dans le cas où la première proposition conjointe est fausse et la seconde vraie, ou l'inverse. En d'autres termes, la négation a pour effet d'in- verser l'orientation de l'échelle informative évoquée par le terme scalaire : la disjonction de propositions implique dès lors asymétriquement la conjonction de propositions correspondante. On explique ainsi l'absence d'implicature exclusive en (83a).

(83) a Paul n'invitera pas Jean ou Marie. b Paul n'invitera pas Jean et Marie.

Un autre cas où l'implicature exclusive associée à la disjonction est suspendue met en jeu les phénomènes d'accord. Il est généralement admis qu'une disjonction de groupes nominaux de nombre singulier en fonction de sujet s'interprète exclusivement si le verbe est au singulier et inclusivement si le verbe est au pluriel (84). La généralisation est trop forte. Elle est correcte en ce qui concerne l'accord pluriel, qui bloque manifestement l'implicature d'exclusivité ordinairement associée à la disjonction (84b). La généralisa- tion est en revanche inadéquate en ce qui concerne l'accord singulier. Il est vrai qu'une phrase telle que (84a) s'interprète comme une disjonction exclusive. Cette situation n'est cependant pas générale. Comme l'illustre les données en (85), les deux accords sont possibles sans différence interprétative notable dans les contextes négatifs où la lecture exclusive est suspendue. Nous reviendrons plus loin sur ces données à la section §2.3.2. (84) a Jean ou Marie viendra.

b Jean ou Marie viendront.

(85) a Jean ne croit pas que Paul ou Marie viendra. b Jean ne croit pas que Paul ou Marie viendront.