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L'analyse syntaxique des coordinations simples

3. L'analyse de la structure coordonnée dans son ensemble

3.3 Les analyses lexicalistes de type X-barre

3.3.2 Les critiques de Borsley (1994, 2005a, 2005b)

3.3.2.4 Le nombre de termes conjoints

Un dernier argument de Borsley concerne le nombre de termes conjoints dans les struc- tures coordonnées. On sait qu'une coordination comporte un nombre en théorie non bor- né de conjoints. Or, la syntaxe X-barre est incompatible avec l'idée qu'une tête peut prendre un nombre non borné de spécifieurs et/ou de compléments17, de même qu'elle

est incompatible avec l'idée qu'une structure tête-ajout comporte plus d'un ajout (ou plus d'une tête) au même niveau syntagmatique. La seule solution envisageable pour rendre compte des cas de coordinations à plus de deux termes dans une optique X-barre consiste donc à postuler qu'il s'agit en réalité de coordinations binaires récursives, c'est- à-dire de coordinations à deux termes contenant elles-mêmes une ou plusieurs coordina- tions à deux termes enchâssées. Les arbres suivants illustrent les structures X-barre pos- sibles pour une coordination ternaire.

(46) Structure spécifieur-tête-complément récursive à droite (47) Structure spécifieur-tête-complément récursive à gauche

(48) Structure tête-ajout récursive à droite (49) Structure tête-ajout récursive à gauche

17 Ce point est contesté par Zoerner (1999), qui propose d'analyser les coordinations ternaires comme des

projections "étendues" de la conjonction, à l'image des structures à étages proposées pour les construc- tions verbales ditransitives de l'anglais (cf. Larson 1988). Une différence importante entre la coordination et les constructions verbales semble avoir échappé à cet auteur : alors que le nombre de termes d'une conjonction est en théorie illimité, il n'existe pas de verbe dont le nombre de compléments serait illimité. L'analyse de Skrabalova (2004), qui admet non seulement des projections étendues (pour les coordina- tions du type Paul, et Jean, et Marie) mais aussi des structures à spécifieurs multiples (pour les coordina- tions du type Paul, Jean et Marie) rencontre le même problème : on peut sans doute accepter qu'une structure endocentrique comporte plus d'un spécifieur (cf. Chomsky 1995). Il semble difficile, en revan- che, en l'absence d'arguments empiriques indépendants, d'accepter qu'une structure endocentrique com- porte un nombre non borné de spécifieurs.

L'argumentation de Borsley consiste à montrer que si une structure syntaxique binaire (récursive à droite ou à gauche) est plausible pour les coordinations simples du type (50), ou coordinations "polysyndétiques", il n'en va pas de même des coordinations simples du type (51), ou coordinations monosyndétiques, pour lesquelles ni l'une ni l'au- tre des analyses schématisées en (52) ne semble appropriée18. Il s'en suit, conclut Bor-

sley, qu'il faut admettre que certaines coordinations au moins peuvent comporter un nombre non borné de termes au même niveau de structure, ce dont ne permettent pas de rendre compte les analyses lexicalistes de type X-barre.

(50) [X conj X (conj X)+

] = coordination simple polysyndétique Paul et Jean et Marie

(51) [X X+

conj X] = coordination simple monosyndétique Paul, Jean et Marie

(52) a [[Paul, Jean] et Marie] b [Paul, [Jean et Marie]]

Plusieurs propriétés amènent Borsley à considérer que les coordinations monosyndéti- ques à plus de deux termes ne peuvent être analysées en anglais ou en français comme des coordinations binaires, au contraire des coordinations polysyndétiques correspon- dantes.

D'un point de sémantique d'abord, il est généralement admis que les coordinations poly- syndétiques à trois termes autorisent quatre lectures avec la conjonction et, comme l'il- lustrent les paraphrases en (53)19. Les coordinations monosyndétiques correspondantes

n'en autorisent que deux, comme l'illustrent les paraphrases en (54). Autrement dit, au- cune lecture hiérarchique où seraient regroupés par juxtaposition le premier et le second terme dans une coordination englobante (52a) ou bien le second et le troisième terme par coordination dans une juxtaposition englobante (52b) ne semble possible avec les coordinations monosyndétiques20.

18 Sur la distinction descriptive entre coordinations "monosyndétiques" et coordinations "polysyndéti-

ques", voir chapitre 1, section §1.1.2.

19 Les interprétations (a) et (b) sont en fait loin d'être évidentes. Nous revenons sur ce point à la section

§3.3.3.

20 Les données en (i-ii), également discutées par Borsley, vont dans le même sens : si une coordination

monosyndétique à plus de deux termes ne peut jamais recevoir une lecture binaire, on comprend qu'il soit difficile d'associer les termes qui la composent à ceux d'un autre ensemble binaire, comme le demande l'adverbe respectivement dans les exemples suivants :

(i) Les deux enfants ont été aperçues par Kim et Lee et Sandy, respectivement. (ii) ??Les deux enfants ont été aperçues par Kim, Lee et Sandy, respectivement.

(53) Paul et Jean et Marie ont écrit un article.

a Paul, Jean et Marie ont chacun écrit un article. (lecture distributive : 3 articles écrits)

b Les trois individus Paul, Jean et Marie ont écrit ensemble un article. (lecture collective : 1 article écrit)

c Paul et Jean ont écrit ensemble un article et Marie en a écrit seule un autre. (lecture hiérarchisée 1 : 2 articles écrits)

d Paul a écrit seul un article et Jean et Marie en ont écrit ensemble un autre. (lecture hiérarchisée 2 : 2 articles écrits)

(54) Paul, Jean et Marie ont écrit un article.

a Paul, Jean et Marie ont chacun écrit un article. (lecture distributive : 3 articles écrits)

b Les trois individus Paul, Jean et Marie ont écrit ensemble un article. (lecture collective : 1 article écrit)

c ≠Paul et Jean ont écrit ensemble un article et Marie en a écrit seule un autre. (lecture hiérarchisée 1 : 2 articles écrits)

d ≠Paul a écrit seul un article et Jean et Marie en ont écrit ensemble un autre (lecture hiérarchisée 2 : 2 articles écrits)

Les possibilités d'interprétation ne soutiennent donc pas, à première vue, l'hypothèse que les coordinations monosyndétiques à plus de deux termes peuvent être analysées comme des coordinations binaires.

Selon Borsley, deux autres propriétés de l'anglais confirment l'idée que ces coordina- tions ne peuvent être analysées à l'aide d'une structure syntaxique binaire.

Une forme comme both peut introduire en anglais une coordination conjonctive à condi- tion que celle-ci soit binaire (55). Borsley observe que cette forme peut apparaître dans une coordination polysyndétique aussi bien devant le premier terme (56a) que devant le second (56b). Ces données s'expliquent bien si ce type de coordination est susceptible d'une analyse binaire. Les regroupements syntaxiques possibles sont schématisés en (57).

(55) both Kim and Lee

(56) a both Kim and Lee and Sandy b Kim and both Lee and Sandy

(57) a [both [Kim] and [Lee and Sandy]] b [both [Kim and Lee] and [Sandy]] c [[Kim] and both [Lee and Sandy]]

On ne comprend pas immédiatement pourquoi, en revanche, les données en (58) sont mal formées si les coordinations monosyndétiques à plus de deux termes constituent également des structures binaires. On s'attendrait a priori à ce que both puisse égale- ment apparaître devant le premier terme conjoint (avec deux analyses possibles (59a,b)) ou devant le second terme conjoint (59c), contrairement à ce qui est observé.

(58) a *both Kim, Lee and Sandy b *Kim, both Lee and Sandy (59) a [both [Kim], [Lee and Sandy]] b [both [Kim, Lee] and [Sandy]] c [[Kim], both [Lee and Sandy]]

Les constructions à gapping de l'anglais présentent une difficulté supplémentaire pour les analyses syntaxiques binaires. Alors que le second verbe peut être ellipsé ou non dans une coordination polysyndétique à trois termes de type (60a), on constate que la même ellipse est obligatoire avec une coordination monosyndétique à trois termes de type (60b)21. Ce contraste se laisse aisément décrire si la coordination est susceptible

d'une analyse binaire en (60a) mais non en (60b). Il suffit alors de considérer, suivant les propositions de McCawley (1988), que la règle de gapping en l'anglais s'applique obligatoirement à tous les conjoints d'une coordination à l'exception du premier qui constitue l'antécédent du matériel ellipsé. Le second verbe peut ainsi être réalisé en (60a) lorsque celui-ci constitue le premier conjoint d'une coordination binaire enchâs- sée. Cette structure binaire n'est pas disponible en revanche en (60b). C'est ce qui expli- que que le caractère obligatoire de l'ellipse dans le second conjoint.

(60) a John drank a beer and Alice (drank) a martini and Jean a soda. b John drank a beer, Alice (*drank) a martini, and Jane a soda.

La conclusion de Borsley est que les coordinations monosyndétiques à plus de deux termes ne peuvent pas être analysées comme des structures binaires. Elles peuvent com- porter deux termes ou plus sans limite de nombre et diffèrent en conséquence des struc- tures endocentriques X-barre qu'elles sont supposées instancier.

21 Il semble que ce contraste, qui n'est pas observé en français, ne soit valable que pour un sous-ensemble