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Propriétés particulières des coordinations

3. Propriétés discursives

La description esquissée dans la section précédente rend compte des propriétés véri- conditionnelles des coordinations à redoublement. Nous examinons à présent leurs pro- priétés discursives. Il est admis de ce point de vue que les coordinations à interprétation propositionnelle peuvent mettre en jeu diverses relations de discours entre les termes conjoints. L'inventaire de ces relations et les mécanismes inférentiels dont elles décou- lent ont fait l'objet de nombreux travaux (voir notamment Hobbs 1985, Mann & Thompson 1988, Asher 1993, Kehler 2002). Nous admettrons sans discuter ici que ces relations relèvent en général de mécanismes inférentiels, plutôt que du contenu lexical propre des conjonctions, sans chercher à déterminer comment elles doivent être repré- sentées dans la grammaire. Nous reprenons la typologie descriptive d'Huddleston & Pullum (2002 : 1299-1304) que nous adaptons aux données du français. Nous exami- nons dans un premier temps les propriétés des coordinations simples (§3.1) puis celles des coordinations à redoublement (§3.2). Alors que les premières sont compatibles avec diverses relations de discours asymétriques, les secondes ne peuvent mettre en jeu qu'une relation symétrique entre les termes conjoints.

3.1 Propriétés des coordinations simples 3.1.1 Coordinations conjonctives

Considérons d'abord les coordinations simples conjonctives. Les énoncés en (109) sont sémantiquement équivalents à ceux obtenus en (110) en permutant les termes conjoints. On peut gloser l'interprétation mise en jeu comme en (111), où les adverbiaux connec- teurs d'une part…d'autre part viennent expliciter la nature symétrique de la relation établie.

(109) a Paul aime lire le journal et écouter la radio. b Paul a appris le chinois et le japonais.

(110) a Paul aime écouter la radio et lire le journal. (⇔ (109a)) b Paul a appris le japonais et le chinois. (⇔ (109b))

(111) a Paul aime d'une part lire le journal et d'autre part écouter la radio. b Paul a appris d'une part le japonais et d'autre part le chinois.

Considérons à présent les énoncés en (112). L'interprétation la plus naturelle de ces énoncés met en jeu une relation de succession temporelle entre la situation décrite par le premier terme conjoint et celle décrite par le second. Il s'ensuit que les coordinations en (112) ne sont pas équivalentes aux coordinations obtenues en (113) en permutant les termes, où la relation de succession est inversée ou tout simplement suspendue. On peut gloser l'interprétation des coordinations en (112) comme en (114), où les connecteurs adverbiaux d'abord … ensuite viennent expliciter la relation asymétrique établie.

(112) a Paul a mis son manteau et quitté la salle.

b Paul a obtenu une licence de mathématiques et un master d'informatique. (113) a Paul a quitté la salle et mis son manteau. (䋮 (112a))

b Paul a obtenu un master d'informatique et une licence de mathématiques. (䋮 (112b))

(114) a Paul a d'abord mis son manteau et ensuite quitté la salle.

b Paul a d'abord obtenu une licence de mathématiques et ensuite un master d'informatique.

L'interprétation symétrique est première par rapport à l'interprétation asymétrique s'il est vrai que la conjonction s'interprète comme un connecteur booléen. Notons toutefois que l'une comme l'autre de ces interprétations peut être annulée, comme l'illustrent les don- nées en (115).

(115) a Paul aime lire le journal et écouter la radio, mais pas dans n'importe quel ordre : il aime lire le journal d'abord et écouter ensuite la radio.

b Paul a obtenu une license de mathématiques et un master d'informatique, mais je ne sais pas lequel des deux diplômes il a obtenu en premier.

Comme le notent Huddleston & Pullum (2002), les coordinations conjonctives de l'an- glais sont compatibles avec diverses relations de discours asymétriques : succession temporelle (116a), mais aussi inclusion temporelle (116b), conséquence (116c), conces- sion (116d) ou condition, avec deux sous-types suivant que la coordination dans son ensemble constitue une assertion (116e) ou une invitation à considérer la réalisation

positive (116f) ou négative (116g) du procès véhiculé par le premier terme conjoint. En (116f), la relation conditionnelle entre les deux propositions conjointes invite ainsi indi- rectement l'interlocuteur à suivre la recommandation véhiculée par l'impératif dans la première phrase conjointe tandis qu'en (116g), la relation conditionnelle invite indirec- tement l'interlocuteur à ne pas suivre la recommandation correspondante19.

(116) a He got up and had breakfast.

b Did he come in and I was still asleep ? c I fell off the ladder and broke my leg.

d You can eat as much of this as you like and not put on weight. e I express the slightest reservation and he accuses me of disloyalty. f Come over here and you'll be able to see better.

g Do that again and you'll be fired.

Examinons les données du français. Les coordinations en (112) mettent en jeu une rela- tion de succession temporelle. Une relation d'inclusion temporelle peut également être établie lorsque les propriétés aspectuelles des propositions conjointes s'y prêtent. C'est le cas en (117a) où le procès dénoté par le premier terme conjoint est inclus dans l'inter- valle de temps évoqué par le second. Cette relation est asymétrique comme le montre l'absence d'équivalence avec la coordination en (117b) où le déroulement du procès dé- noté par le premier terme conjoint est interrompu par le procès dénoté par le second. On notera que la relation en question, comme c'est le cas en (112), peut être renforcée par la présence d'un adverbial, en l'occurrence l'adverbe encore dans le second conjoint. Contrairement à l'anglais (116b), le français ne semble pas autoriser la coordination d'une phrase interrogative et d'une phrase déclarative dans ce type de contextes (117c)20.

Il est possible, en revanche, d'associer à la coordination dans son ensemble la force illo- cutoire d'une question en coordonnant deux phrases déclaratives (117d).

(117) a Paul est rentré et Marie dormait (encore).

b Marie dormait (encore) et Paul est rentré. ( 䋮 (117a)) c ??Paul serait-il rentré et Marie dormait (encore) ? d Paul est rentré et Marie dormait (encore) ?

19 Parmi ces constructions, nous avons vu au chapitre 1, section §1.2.3.5.2 que certaines autorisent une

extraction asymétrique hors du premier conjoint (concession, conséquence) ou du second (succession) en anglais. Aucune des coordinations correspondantes en français n'est pleinement acceptable. Nous ne re- venons pas sur ce point ici.

20 Notons que la coordination d'une phrase déclarative et d'une phrase interrogative est possible si la se-

conde constitue une question rhétorique, c'est-à-dire une assertion indirecte :

(i) Le téléphone a sonné à quatre heures du matin, et qui pensez-vous que c'était ? (Hobaek Haff 1987 : 177)

En (118), une relation de conséquence est établie entre la première proposition conjointe et la seconde. À nouveau, l'interprétation asymétrique peut être renforcée par un adver- bial (par conséquent). En (119), enfin, une relation concessive est établie entre les ter- mes conjoints, comme l'indique l'insertion possible de l'adverbial malgré tout dans le second conjoint21.

(118) a Paul a échoué aux examens et (par conséquent) redoublé. b Paul a arrêté le tabac et (par conséquent) pris du poids.

(119) a Avec ce régime, on peut manger gras et (malgré tout) ne pas prendre de poids.

b Marie a raté tous ses examens et (malgré tout) obtenu son diplôme.

Considérons à présent les tours conjonctifs à interprétation conditionnelle. Les tours en (120) mettent en jeu une relation conditionnelle entre la première proposition et la se- conde. Ils présentent des propriétés syntaxiques singulières qui ont suscité de nombreux débats chez les grammairiens (cf. Allaire 1982 pour un état de l'art des positions tradi- tionnelles)22. La première phrase conjointe peut correspondre à une complétive (120a)

ou non (120b,c). Dans le deuxième cas, on observe que l'inversion clitique avec ou sans réalisation du sujet SN est possible dans la première phrase sans interprétation interro- gative ni corrélation avec un adverbe initial (à peine, aussi, etc). On observe par ailleurs que la conjonction et peut alterner avec le complémenteur que23, une propriété qui

amène à se demander si les tours en question constituent bien des coordinations. Nous ne chercherons pas à résoudre le problème ici. Quelle que soit la solution retenue, il est clair qu'une construction phrastique spécifique est nécessaire, comme c'est le cas en anglais (cf. Culicover & Jackendoff 1997, 2005).

21 Il convient de distinguer les tours concessifs en (119) des tours exclamatifs en (i-ii), signalés par Culioli

(1974). Ces derniers mettent jeu une relation d'opposition symétrique. De façon intéressante, cette relation rend possible la pronominalisation régressive, interdite par ailleurs dans les coordinations ordinaires (comparer (i-ii) et (iii-iv)) (cf. Bègue 1977).

(i) Pauli a vingt ans et ili/*k joue aux petits soldats !

(ii) Ili/*k joue au petit soldat et Pauli a vingt ans !

(iii) Pauli a écrit à ses parents et ili/k a appelé Marie.

(iv) Il*i/k a appelé Marie et Pauli a écrit à ses parents.

22On peut penser que les tours suivants, adaptés du corpus d'Allaire (1982), mettent également en jeu une

relation conditionnelle, sur laquelle vient se greffer une relation temporelle de chevauchement. (i) La cloche n'a pas sonné {qu' / et} ils ont déjà une cigarette à la main.

(ii) La cloche sonne encore {qu' / et} ils ont déjà une cigarette à la main.

(iii) (À peine) la cloche sonne-t-elle {qu' / et} ils ont déjà une cigarette à la main. (iv) Que la cloche sonne et ils ont déjà une cigarette à la main.

23 De façon intéressante, on retrouve la même alternance entre inversion clitique et complétive dans les

incises en français non-standard (i), ainsi que dans certains tours concessifs en français standard (ii). (i) "Ca m'est égal", {me répond-il / % qu'il me répond}.

(120) a Que Paul émette la moindre critique et on l'accuse d'être déloyal. b Paul émet la moindre critique {et / qu'} on l'accuse d'être déloyal. c (Paul) émet-il la moindre critique {et/ qu'} on l'accuse d'être déloyal.

Les tours en (121-122) mettent également en jeu une relation conditionnelle. Ils se dis- tinguent des tours en (120) en ce que la construction dans son ensemble reçoit une force directive. Comme c'est le cas en anglais (116f,g), la proposition dénotée par la deuxième phrase conjointe invite à envisager la réalisation positive (121) ou négative (122) du procès véhiculé par la première phrase, qui peut syntaxiquement correspondre à une phrase déclarative (121a-122a), une phrase impérative complétive (121b-122b) ou non (121c-122c), ou une phrase elliptique (121d-122d).

(121) a Il suit mes conseils et tout se passera bien. b Qu'il suive mes conseils et tout se passera bien. c Suivez mes conseils et tout se passera bien. d Un petit effort et tout se passera bien.

(122) a Il prononce un mot de plus et je me mets en colère. b Qu'il prononce un mot de plus et je me mets en colère. c Prononcez un mot de plus et je me mets en colère. d Un mot de plus et je mets en colère.

3.1.2 Coordinations disjonctives

Considérons à présent les coordinations disjonctives. Les tours en (123) mettent en jeu une relation symétrique entre les termes conjoints : ils sont en effet équivalents aux énoncés obtenus en (124) en permutant les termes conjoints.

(123) a Paul viendra en train ou bien en avion. b Paul lui écrira ou bien Marie l'appellera.

(124) a Paul viendra en avion ou bien en train. (⇔ (123a)) b Marie l'appellera ou bien Paul lui écrira. (⇔ (123b))

Comme le notent Huddleston & Pullum (2002), les coordinations disjonctives de l'an- glais peuvent également mettre en jeu une relation asymétrique conditionnelle telle que la négation de la première proposition conjointe implique la seconde (125).

(125) a I'm leaving before the end or I'll miss the train. b Hurry up or we'll be late.