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Propriétés particulières des coordinations

1.2 Différences avec les coordinations simples 1 Coordinations de catégories verbales finies

1.2.2 Le statut des coordinations de mots

1.2.2.2 Propriétés différentielles

Admettons que la grammaire n'autorise que les coordinations de syntagmes. Il faut alors considérer que les coordinations apparentes de têtes lexicales constituent toujours des coordinations syntagmatiques réduites. Il faut par ailleurs considérer que les coordina- tions apparentes de mots en fonction de dépendant constituent toujours des coordina- tions de syntagmes "non branchants", c'est-à-dire des coordinations de syntagmes composés chacun d'un seul mot. Cette analyse fait deux prédictions. On s'attend d'abord à ce que les coordinations apparentes de têtes lexicales présentent les mêmes propriétés que les coordinations de syntagmes dont elles sont supposées être dérivées. On s'attend par ailleurs à ce que les coordinations apparentes de mots en fonction de dépendant présentent les mêmes propriétés que les syntagmes ordinaires non coordonnés. Comme le montre Abeillé (2003a, 2006a), ni l'une ni l'autre de ces prédictions n'est vérifiée. Il existe des contextes dans lesquels une coordination de têtes lexicales est possible alors même que la coordination syntagmatique correspondante est exclue. Il existe par ail-

leurs des contextes dans lesquels peut apparaître un dépendant lexical ou une coordina- tion de dépendants lexicaux mais non un syntagme ordinaire3.

Considérons d'abord les coordinations de têtes. Il est généralement admis que les coor- dinations syntagmatiques réduites dites "à montée du nœud droit" mettent en jeu une prosodie spécifique : chacune des séquences conjointes doit pouvoir former un groupe prosodique autonome. Il s'ensuit que les séquences conjointes ne peuvent pas comporter sur leur lisière droite un élément phonologiquement faible tel qu'un article ou une pré- position comme à ou de (19), ni partager un constituant phonologiquement faible tel qu'un quantifieur nu (20a) ou un adverbe monomorphématique (20b), à moins que ces derniers soient syntaxiquement étoffés par un modifieur (21).

(19) a *Paul cherche le, et Marie connaît la responsable. b *Paul parle de, et Marie parle avec Woody Allen.

(20) a ??Dans votre proposition, le président apprécie et le vice-président approuve tout.

b ??La femme mange et le mari boit mieux depuis quelques jours

(21) a Dans votre proposition, le président apprécie, et le vice-président approuve presque tout.

b La femme mange et le mari boit beaucoup mieux depuis quelques jours. Abeillé observe que les coordinations de mots sont acceptables dans les mêmes contex- tes. Il est ainsi possible de conjoindre des déterminants ou des prépositions faibles (22), de même qu'il est possible de conjoindre des verbes qui partagent un quantifieur nu ou un adverbe monomorphématique (23).

(22) a Paul cherche le ou la responsable b Un film de et avec Woody Allen

(23) a Dans votre proposition, le président apprécie et approuve (presque) tout. b Ce malade mange et boit (beaucoup) mieux depuis quelques jours.

Ces contrastes sont problématiques si la grammaire n'autorise que les coordinations de syntagmes. On ne voit pas en effet comment simultanément interdire les coordinations en (20-21) et autoriser celles en (22-23). Il faut conclure que les tours en (22-23) consti- tuent des cas non ambigus de coordinations lexicales.

Tournons-nous à présent vers des faits de syntaxe. Abeillé note qu'il est possible de met- tre en facteur les marqueurs à et de lorsque l'on coordonne des verbes infinitifs non sa- turés (24).

(24) a Cet emballage permet de distribuer et vendre les aliments sans réfrigération. b Il continuait à lire et relire sans cesse les mêmes livres.

Une telle mise en facteur est en revanche exclue lorsque l'on coordonne des syntagmes verbaux (cf. Abeillé & Godard 1997). La répétition du marqueur devant chaque terme conjoint est obligatoire.

(25) a *Cet emballage permet de distribuer des produits et vendre des aliments sans réfrigération.

b *Il continuait à lire attentivement le texte et relire sans cesse l'introduction. c Cet emballage permet de distribuer des produits et de vendre des aliments sans réfrigération.

d Il continuait à lire attentivement le texte et à relire sans cesse l'introduction.

À nouveau, le contraste observé est problématique si la grammaire n'autorise que les coordinations de syntagmes. On ne voit pas en effet comment simultanément autoriser les coordinations en (24) et interdire celles en (25a,b)4. Ce contraste fait sens en revan-

che si la grammaire autorise les coordinations lexicales aussi bien que les coordinations syntagmatiques. Admettons qu'une contrainte interdit aux VP infinitifs coordonnés d'apparaître dans la portée des marqueurs à et de. Les phrases en (24) seront rejetées par la grammaire lorsque la coordination reçoit une analyse syntagmatique avec ellipse (26a). Elles seront en revanche correctement générées lorsque la structure coordonnée est analysée comme une coordination lexicale de verbes, auquel cas le syntagme verbal dans son ensemble ne constitue pas lui-même une coordination (26b).

(26) a *de/à SV[coord+][ VP conj VP ]

b de/à SV[coord-][ V[coord+][V conj V] NP]

Il faut conclure que les coordinations de têtes lexicales ne peuvent pas toujours être ana- lysées comme des coordinations syntagmatiques réduites. Partant, la grammaire doit autoriser les deux analyses : il existe des cas non ambigus de coordinations syntagmati-

4 Une solution consisterait à dériver les coordinations en (24) de celles en (25c,d) par effacement simulta-

né des dépendants à droite du verbe dans le premier conjoint et du marqueur à l'initial du second conjoint. Cette solution suppose que la grammaire autorise des effacements sur la lisière gauche du second conjoint à côté des effacements de lisière droite caractéristiques des constructions à montée du noeud droit. Comme nous le verrons au chapitre 7, cette solution doit être abandonnée.

ques réduites (21) de même qu'il existe des cas non ambigus de coordinations de têtes lexicales (22-23-24).

Tournons-nous à présent vers les coordinations de dépendants. Une analyse qui n'auto- rise que les coordinations de syntagmes impose d'admettre que les coordinations appa- rentes de mots en fonction de dépendant constituent en réalité des coordinations de syn- tagmes non branchants. On s'attend donc à ce que ces coordinations soient exclues dans les contextes réservés aux mots tels que la position prénominale dans laquelle apparais- sent les adjectifs épithètes (27a) par opposition à la position postnominale (27b) (cf. Arnold & Sadler 1994 pour l'anglais et Abeillé & Godard 1999 pour le français), ou encore la position à gauche du verbe non fini dans laquelle apparaissent les quantifieurs

tout et rien (28a), par opposition à la position postverbale (28b) (cf. Kayne 1975, Abeil-

lé & Godard 1998).

(27) a une longue (*de deux mètres) table b une table longue (de deux mètres) (28) a Paul a tout (*ce qu'il voulait) compris. b Paul a compris tout (ce qu'il voulait).

Comme le note Abeillé, cette prédiction n'est pas vérifiée : on trouve dans la position prénominale des coordinations d'adjectifs (29a) de même qu'on trouve dans la position préverbale des coordinations de quantifieurs (29b)5.

(29) a une [belle et longue] table

b Paul a [tout ou presque tout] compris.

Ces données sont attendues si l'on admet que la coordination peut affecter des mots aus- si bien que des syntagmes. Elles découlent plus précisément de la généralisation de Wa- sow (chapitre 1, section §1.2.3.1) : le syntagme coordonné peut apparaître dans des po- sitions normalement réservées aux mots dans la mesure où les termes qui composent ce syntagme constituent eux-mêmes des mots susceptibles d'apparaître dans ces positions. Nous concluons qu'une grammaire adéquate doit distinguer non seulement les coordina- tions de têtes lexicales des coordinations syntagmatiques (réduites ou non) mais aussi les coordinations de dépendants lexicaux des syntagmes ordinaires non coordonnés.

5 On trouve également dans ces deux positions des adjectifs et des quantifieurs modifiés par une petite

classe d'adverbes monomorphématiques (i-ii) qu'on laisse ici de côté. Voir Abeillé & Godard (1998, 1999, 2000a, 2004, 2006a) pour une analyse d'ensemble recourant à la notion de poids syntaxique. (i) une [très longue] table