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L'analyse syntaxique des coordinations simples

3. L'analyse de la structure coordonnée dans son ensemble

3.3 Les analyses lexicalistes de type X-barre

3.3.3 Évaluation interne

Rares sont les chercheurs travaillant dans le cadre de la syntaxe X-barre qui se sont ef- forcés de répondre aux critiques adressées par Borsley, à l'exception notable de Johan- nessen (1998, chapitre 4) et Skrabalova (2004, chapitre 2) dans la perspective théorique qui est la leur, c'est-à-dire la théorie des Principes et des Paramètres. Nous retiendrons, quant à nous, deux points potentiellement problématiques, et ce indépendamment d'un cadre théorique particulier, dans l'argumentation développée par Borsley.

Un premier point concerne le problème apparent que pose la généralisation de Wasow pour les analyses lexicalistes. Comme nous l'avons noté en conclusion du chapitre 1, il existe à l'heure actuelle deux façons de capter cette généralisation : on peut faire appel à des règles spécifiques pour calculer les traits du syntagme coordonné ou bien à une théorie générale de l'ellipse. Si l'on adopte la première solution, alors il est vrai que la syntaxe X-barre est mal équipée pour rendre compte de la distribution des coordina- tions, illustrée par le paradigme en (61-62). Il n'est pas clair en revanche que ce para- digme constitue un obstacle empirique majeur pour les analyses X-barre qui admettent un mécanisme général d'ellipse (voir par exemple récemment Wilder 1997, Johannessen 1998, Hartmann 2000). Rien n'interdit en effet de considérer dans cette optique que seu- les les coordinations de catégories syntaxiques identiques sont licites, de sorte que les données agrammaticales en (62a-63c,d) sont correctement exclues. Il revient alors à une théorie de l'ellipse de rendre compte des cas tels que (61) où l'on coordonne en appa- rence des termes de catégories différentes, ainsi que des cas tels que ceux illustrés en (64) où l'on coordonne en apparence des mots non saturés.

(61) a Paul est [partisan d'une politique sociale] et [respecteux de l'environnement]. (NP + AP)

b Paul est {partisan d'une politique sociale / respecteux de l'environnement}. (62) a *[Les partisans d'une politique sociale] et [respectueux de l'environnement] ont manifesté.

b {Les partisans d'une politique sociale / *Respectueux de l'environnement} ont manifesté.

(63) a Nous jugeons Paul [un excellent négociateur] et [notre meilleure chance]. b Nous considérons Paul [comme un excellent négociateur] et [comme notre meilleure chance].

c ??Nous jugeons Paul [un excellent négociateur] et [comme notre meilleure chance].

d ??Nous considérons Paul [un excellent négociateur] et [comme notre meilleure chance].

(64) a Paul compte [[lire et traduire] Cicéron avec ses élèves]. V b On peut se voir [un peu [avant ou après] la réunion]. Prep c Travaille-t-il [[plus ou moins] qu'avant] ? Adv

d [Les [frères et sœurs] de Marie] seront présents. N e Paul sera absent [environ [deux ou trois] semaines]. Det f Paul est [à la fois [fier et jaloux] de Marie]. Adj

À la suite d'Abeillé (2003a, 2006a), nous verrons au chapitre 4, section §1.1.2.2 que les coordinations de mots non saturés de la forme (64) sont susceptibles de deux analyses : une analyse comme coordination "lexicale" et une autre comme coordination syntagma- tique avec ellipse. Une double analyse est requise dans la mesure où il existe à côté de ce type d'exemples des cas non ambigus de coordinations lexicales, de même qu'il existe des cas non ambigus de coordinations syntagmatiques avec ellipse. De fait, la possibilité de coordonner des mots, et non pas seulement des syntagmes, reste une donnée problé- matique pour les analyses X-barre standard de la coordination. Nous verrons par ailleurs au chapitre 7 qu'une approche à base d'ellipse des coordinations de la forme (61) doit être abandonnée. On maintiendra donc également, en accord avec Borsley, que la possi- bilité de coordonner des constituants de catégories différentes, et ce seulement dans certains contextes syntaxiques, constitue une donnée problématique pour les analyses X-barre standard de la coordination.

Un deuxième point, plus sérieux, concerne l'argumentation développée au sujet des coordinations à plus de deux termes, qui apparaît, à y regarder de plus près, assez peu convaincante. Borsley défend sur la base d'un différentiel de nature essentiellement sé- mantique que les coordinations monosyndétiques de la forme [X X+ conj X] ne peuvent être analysées au moyen d'une structure à branchement binaire au contraire des coordi- nation polysyndétiques de la forme [X conj X (conj X)+

]. Ce différentiel est rappelé en (65-66) : les coordinations polysyndétiques autorisent des lectures hiérarchisées où cer- tains des termes conjoints sont regroupés alors que les coordinations monosyndétiques n'autorisent que des lectures plates où tous les termes conjoints sont placés sur le même plan.

(65) Paul et Jean et Marie ont écrit un article.

a Paul, Jean et Marie ont chacun écrit un article. (lecture distributive : 3 articles écrits)

b Les trois individus Paul, Jean et Marie ont écrit ensemble un article. (lecture collective : 1 article écrit)

c Paul et Jean ont écrit ensemble un article et Marie en a écrit seule un autre. (lecture hiérarchisée 1 : 2 articles écrits)

d Paul a écrit seul un article et Jean et Marie en ont écrit ensemble un autre. (lecture hiérarchisée 2 : 2 articles écrits)

(66) Paul, Jean et Marie ont écrit un article.

a Paul, Jean et Marie ont chacun écrit un article. (lecture distributive : 3 articles écrits)

b Les trois individus Paul, Jean et Marie ont écrit ensemble un article. (lecture collective : 1 article écrit)

c ≠Paul et Jean ont écrit ensemble un article et Marie en a écrit seule un autre. (lecture hiérarchisée 1 : 2 articles écrits)

d ≠Paul a écrit seul un article et Jean et Marie en ont écrit ensemble un autre (lecture hiérarchisée 2 : 2 articles écrits)

L'argument est fragile de deux points de vue. Premièrement, rien n'impose d'admettre le postulat traditionnel, implicite chez Borsley, selon lequel les regroupements sémanti- ques dans les coordinations à plus de deux termes reflètent les regroupements opérés par la syntaxe. Le différentiel observé en (65-66) ne constitue donc pas en soi un argument décisif en faveur d'une structure syntaxique ou d'une autre. On peut par ailleurs douter de la généralité de ce différentiel sémantique en français, comme nous le montrons à présent.

Les exemples qu'examine Borsley mettent en jeu des noms propres, qu'il est difficile de juxtaposer indépendamment de la coordination (67).

(67) a Paul, Jean et Marie ont écrit un article. b ??Paul, Jean ont écrit un article.

Comme nous l'avons noté au chapitre 1, il existe cependant d'autres cas où la juxtaposi- tion de deux NP est plus naturelle, comme l'illustrent les exemples suivants.

(68) a [Paul aimait [les livres, la musique], mais il avait horreur des mondanités]. (Noailly 1986)

b [J'ai pris [l'avion, un taxi], et me voilà]. (Noailly 1986)

(69) a Malgré [la mise en place de nouveaux comités interministériels mensuels sur l'Europe, les efforts pour mieux associer le Parlement aux travaux du conseil des ministres européens], personne ne semble avoir à Paris d'idées bien précises sur la relance de l'Union. (Le Monde, 09/05/06)

b [Effets de glace, sols en verre] créaient des univers mouvants, lumineux, impalpables. (Le Monde, 11/04/06)

Ce type de juxtaposition peut-il fonctionner comme argument sémantique d'une conjonction dans une coordination plus large? La réponse à cette question est loin d'être claire. Certains locuteurs jugent les données en (70) incompréhensibles tandis que d'au- tres s'en accommodent, en signalant néanmoins qu'elles sont peu naturelles.

(70) a % A l'opposé l'un de l'autre, l'homme rural et le citadin aiment respectivement [[la chasse, la pêche] et [les sorties mondaines]], mais s'entendent malgré tout fort bien.

b % A l'opposé l'un de l'autre, le citadin et l'homme rural aiment respectivement [[les sorties mondaines], [la pêche et la chasse]], mais s'entendent malgré tout fort bien.

Un système de préférences plutôt qu'une contrainte grammaticale "dure" semble ici à l'œuvre22. Une lecture plate (distributive ou collective) est préférée à une lecture

hiérarchisée pour les coordinations monosyndétiques à plus de deux termes de la forme [X X+

conj Z], tandis qu'une lecture hiérarchisée est préférée à une lecture plate (collective ou distributive) pour les coordinations polysyndétiques à plus de deux termes de la forme [X conj X (conj X)+

]. Le caractère étrange des exemples suivants illustre ce deuxième point, négligé par Borsley.

(71) a (?)?Les trois articles ont été rédigés respectivement par Jean, et Pierre, et Marie. (lecture distributive : 3 articles écrits)

b (?)?Jean, et Pierre, et Marie ont rédigé à trois un article. (lecture collective : 1 article écrit)

22 Il est probable que les découpages prosodiques permettent ici d'infléchir le choix en faveur d'une ana-

Il semble bien qu'en cas de coordination à plus de deux termes, il n'y a pas plus de rai- sons d'exclure sémantiquement une analyse binaire des coordinations monosyndétiques qu'il n'y a de raisons d'exclure sémantiquement une analyse ternaire (distributive ou collective) des coordinations polysyndétiques en français. Il apparaît dès lors difficile de tirer argument des données discutées par Borsley en faveur d'une structure ou d'une au- tre. On peut penser que ce système de préférences est également mis en œuvre en an- glais; une hypothèse qui demande à être vérifiée. Si c'est le cas, les autres propriétés examinées par Borsley concernant la distribution de both et les données du gapping en anglais n'apparaissent guère plus convaincantes.

Nous concluons que le nombre à première vue illimité de termes conjoints dans les coordinations simples ne constitue pas en l'état un argument contre une analyse X-barre de la coordination. Plus généralement, il n'est pas clair que des arguments empiriques indépendants d'un cadre théorique permettent de déterminer la structure appropriée pour les coordinations simples à plus de deux termes. On peut penser, suivant la tradition, que les regroupements sémantiques, éventuellement couplés à des indices prosodiques, reflètent les regroupement opérés par la syntaxe. Il faut alors admettre qu'il existe des structures coordonnées à branchement n-aire (pour les lectures plates distributives et collectives) à côté des structures récursives à branchement binaire (pour les lectures hiérarchisées). Mais on peut alternativement penser que la syntaxe et l'interprétation sont partiellement disjointes en ce domaine. Deux possibilités sont dès lors envisagea- bles suivant qu'on associe aux coordinations simples une structure à branchement bi- naire (la seule solution possible si l'on maintient une structure X-barre) ou bien par dé- faut une structure à branchement n-aire (cf. (72) et (73)), en autorisant néanmoins les structures récursives binaires pour les cas syntaxiquement justifiés, tels que ceux illus- trés en (74) et (75).

(72) Coordination simple monosyndétique (73) Coordination simple polysyndétique

(74) a Il invitera [[Paul ou Jean] et Marie] b Il invitera [Paul ou [Jean et Marie]] c Il invitera [[Paul et Jean] ou Marie] d Il invitera [Paul et [Jean ou Marie]]

(75) a Il aimerait habiter PP[à NP[Londres ou New York] ou à Venise] b Il aimerait habiter PP[à Londres ou à NP[New York ou Venise]]

Dans cette thèse, nous adopterons la dernière approche, qui permet, comme nous le ver- rons plus loin au chapitre 3, section §3.2 et au chapitre 6, section §4 de capter de ma- nière maximalement simple la réalisation obligatoire de la conjonction devant chaque terme conjoint dans les coordinations à redoublement à plus de deux termes.

3.3.4 Synthèse

Nous avons repris les principales critiques avancées par Borsley (1994, 2005a, 2005b) à l'encontre des analyses qui cherchent à assimiler la coordination à une structure endo- centrique X-barre de type spécifieur-tête-complément ou de type tête-ajout. La structure spécifieur-tête-complément requiert des opérations additionnelles sur les traits qui ne sont pas admises (ou du moins nulle part formulées explicitement) dans la théorie des Principes et des Paramètres pour capter la généralisation de Wasow qui règle la distribu- tion des coordinations. Cette structure ne prévoit pas, en outre, la position médiane de la conjonction (s'il est vrai que celle-ci constitue bien un mot et non un affixe) dans les langues SOV telles que le coréen ou le japonais. A l'inverse, la structure tête-ajout pré- voit correctement l'ordre des mots observés mais ne permet pas de capter la généralisa- tion de Wasow. Enfin, ni l'une ni l'autre de ces structures n'apparaît compatible telle quelle avec le fait qu'il est possible de coordonner des mots non saturés aussi bien que des syntagmes.