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Sommaire du chapitre

3. Les tours incidents et les fragments conjoints

3.1 Les tours incidents

Nous présentons brièvement à la section §3.1.1 la caractérisation générale de l'incidence que nous adoptons. Nous reprenons ensuite à la section §3.1.2 les principaux résultats des travaux d'Abeillé (2003b, 2005, 2006b) consacrée aux divers tours incidents intro- duits par une conjonction. Il apparaît clairement que ces tours ne reposent pas sur le mécanisme d'itération syntaxique examiné précédemment.

3.1.1 Phénoménologie de l'incidence en français

On rassemble sous la notion grammaticale d'incidence des constructions variées (92). (92) a [Le ministre, fait surprenant, reconnaît avoir commis des erreurs].

b [Paul a, paraît-il, échoué à l'examen].

c [Paul a oublié, l'imbécile, de fermer la porte à clé]. d ["Je suis innocent", s'écria le prévenu].

e [Paul, calmement, a expliqué à son fils comment lacer ses chaussures]. f [Les examens seront reportés en septembre, probablement].

g [Le prévenu, accusé de meurtre,] clame son innocence.

h [Paul, pour qui Marie a tant d'admiration,] a décidé de démissionner.

Du point de vue syntaxique, ces constructions se caractérisent par l'interpolation d'un syntagme de catégorie X qu'on peut appeler "incident", parmi les constituants d'un hôte phrastique (92a-f) ou non phrastique (92g,h), le domaine de l'incidence (cf. Espinal 1991, Marandin 1998). On admet généralement qu'une interprétation parenthétique est associée au constituant incident (l'incident n'intervient pas dans le calcul des conditions de vérité de la phrase) et qu'une prosodie distinguée sépare ce constituant de l'hôte dans lequel il s'insère. A ces propriétés, on peut ajouter qu'un syntagme incident ne constitue jamais le focus informationnel d'un énoncé. La corrélation entre syntaxe et structure informationnelle est claire. Les corrélations avec la sémantique et la prosodie le sont moins.

Comme l'ont montré plusieurs études (Bonami & Godard 2003, Bonami, Godard & Kampers-Manhe 2004, Jayez & Rossari 2004), la corrélation sémantique admise entre incidence et interprétation parenthétique n'est pas générale. L'incident peut entrer dans le calcul des valeurs de vérité de la phrase, autrement dit faire parti du contenu asserté, comme l'illustrent les tours en (92e-f). Une propriété sémantique claire, identifiée par Bonami & Godard (2003), distingue toutefois les incidents des constituants intégrés. Les incidents correspondants à des adverbes "scopaux", c'est-à-dire à des adverbes dont la portée peut varier lorsque la phrase comporte un quantifieur et/ou une négation, pren-

nent nécessairement portée large sur les adverbes intégrés dans l'hôte, et ce quelle que soit leur position dans la phrase. Le point est illustré par les données en (93) qui sont empruntées à Bonami & Godard (2003). Les données en (93a,b) montrent que la portée relative des adverbes intégrés est déterminée par l'ordre linéaire de gauche à droite (cf. Abeillé & Godard 1997, 2003a, Bonami 1999). Les données en (93c,d) montrent qu'il en va différemment de la portée relative des adverbes en emploi incident : l'adverbe

probablement (qui modifie une proposition) a portée large, et ce quelle que soit sa posi-

tion, sur l'adverbe calmement (qui modifie une éventualité à partir de laquelle est cons- truite la proposition). Enfin, les données en (93e,f) montrent qu'un adverbe incident a nécessairement portée large sur un adverbe intégré. C'est ce qui explique la malforma- tion de (93f).

(93) a Paul s'est longtemps absenté souvent. longtemps > souvent b Paul s'est souvent absenté longtemps. souvent > longtemps c Calmement, Paul, probablement, expliquera le problème à Marie. d Probablement, Paul, calmement, expliquera le problème à Marie. e Probablement, Paul expliquera calmement le problème à Marie. f *Calmement, Paul expliquera probablement le problème à Marie.

Du point de vue prosodique, une étude pilote récente (Delais-Roussarie 2006) remet par ailleurs en cause la généralisation selon laquelle un syntagme incident constitue toujours un groupe prosodique détaché du reste de la phrase (Mertens 1987, Danon-Boileau & Morel 1997, Fagyal 2002). L'étude ne concerne que les incidents dont l'interprétation est parenthétique. Delais-Roussarie (2006) distingue quatre cas de figure : (i) l'incident est traité comme un énoncé indépendant avec un contour mélodique propre (94a), (ii) l'in- cident est réalisé par une prosodie plate identique à celle des séquences dites "post- focus" (94b), (iii) l'incident constitue un groupe prosodique autonome séparé du reste de la phrase par des mouvements mélodiques sur ses frontières gauche et droite (94c), (iv) l'incident est intégré au groupe prosodique qui précède (94d).

(94) a J'en conviens, Marie fait trop d'erreurs.

b Les enfants ne sont jamais satisfaits, je trouve.

c Le jeune fils des Dubois, c'était couru d'avance, a échoué à ses examens. d Marie devra, je pense, acheter une nouvelle voiture.

Dans ces conditions, il est permis de se demander quelle(s) propriété(s) linguistique(s) transcrit la mise en valeur du constituant incident par les virgules à l'écrit. Nous ne chercherons pas à résoudre le problème ici. Nous admettrons que l'incidence se caracté- rise avant tout par une propriété syntaxique, la relative mobilité du constituant dans le domaine-hôte dans lequel il apparaît, et, secondairement, par un faisceau de propriétés

sémantico-pragmatiques P (autres que l'interprétation parenthétique ou non de l'inci- dent) et des indices prosodiques éventuels. On peut considérer dès lors que l'incidence correspond à une configuration syntaxique originale ou à un type particulier de structure à adjonction, comme le suggèrent l'optionnalité de l'incident et sa mobilité relative dans l'hôte26. Suivant Bonami & Godard (2003), nous tiendrons pour correcte l'hypothèse que

certains incidents, notamment ceux illustrés en (92a,b,c,e,f,g,h), constituent des ajouts syntaxiques en laissant en suspens l'analyse adéquate des tours tels que (92d).

3.1.2 Les tours incidents introduits par une conjonction

L'existence de tours incidents introduits par une conjonction tels que ceux illustrés en (95) est reconnue dans la plupart des études consacrées à l'incidence et/ou à la coordina- tion. Ces tours ont été examinés récemment par Abeillé (2003b, 2005, 2006b) dont on reprend ici les principaux résultats.

(95) a [Paul, [et ses parents s'en félicitent], a appris l'espagnol].

b [Paul, [ou bien j'ai mal compris ce qu'il m'a dit], parle dix langues couramment].

On observe que la séquence introduite par une conjonction apparaît dans les mêmes positions qu'un incident ordinaire de phrase, à l'exception de la position initiale (compa- rer (96) et (97)).

(96) a Les socialistes, et les verts s'en félicitent, ont appelé à une grève générale.

b Les socialites ont, et les verts s'en félicitent, appelé à une grève générale.

c Les socialites ont appelé, et les verts s'en félicitent, à une grève générale. d Les socialistes ont appelé à une grève générale, et les verts s'en félicitent. e *Et les verts s'en félicitent, les socialistes ont appelé à une grève générale. (97) a Les socialistes, malheureusement, ont appelé à une grève générale.

b Les socialites ont, malheureusement, appelé à une grève générale.

c Les socialites ont appelé, malheureusement, à une grève générale. d Les socialistes ont appelé à une grève générale, malheureusement. e Malheureusement, les socialistes ont appelé à une grève générale.

26 Le modèle HPSG, et plus généralement les grammaires de constructions, permettent en fait d'encoder

simultanément ces deux hypothèses à l'aide d'une classification croisée où les instances de tours incidents héritent simultanément d'un type combinatoire ordinaire (par exemple le type tête-ajout) et d'un type constructionnel spécifique. Pour des propositions, voir Bonami & Godard (2003).

Comme le note Bègue (1977), cette propriété de mobilité inquiète sérieusement une analyse de ces tours en termes d'itération syntaxique. D'autres arguments syntaxiques pointés par Abeillé (2003b, 2005) conduisent à la même conclusion.

Premièrement, le tour est nécessairement binaire. Ce point est illustré par les données en (98). En (98a), un seul terme incident est réalisé. Ce terme, qui peut être introduit ou non par une conjonction, correspond à une coordination de deux phrases. La malforma- tion observée en (98b) montre que ces deux phrases ne peuvent pas être interpolées de façon indépendante parmi les constituants de la phrase hôte. Autrement dit, il ne peut y avoir qu'un seul incident d'un type sémantique donné par domaine (cf. Marandin 1998). (98) a Paul, [(et) [c'est heureux et tout le monde s'en félicite]], a obtenu son diplôme avec mention.

b ??Paul, [(et) c'est heureux], a obtenu, [et tout le monde s'en félicite], son diplôme avec mention.

Deuxièmement, on n'observe pas les contraintes de parallélisme captés par la générali- sation de Wasow. Il est possible d'extraire hors de l'hôte sans extraire simultanément hors de l'incident (99a) tandis qu'une extraction parallèle hors et de l'hôte et de l'incident (99b) ou bien uniquement hors de l'incident (99c) donne lieu à des phrases mal formées. (99) a C'est un homme que Pierre prétend que [Marie a épousé _ , et ça ne

m'étonnerait guère, aux Etats-Unis].

b *C'est un homme que Pierre prétend que [Marie a épousé _ , mais personne n'a jamais rencontré _ , aux Etats-Unis].

c *C'est un homme que Pierre prétend que [Marie, mais personne n'a jamais rencontré _ , l'a épousé aux Etats-Unis].

Ces deux propriétés s'expliquent bien si l'incident introduit par la conjonction est analy- sé comme un ajout en syntaxe, comme le propose Abeillé (2003b, 2005, 2006b). L'inci- dent est optionnel et mobile dans la phrase, il constitue un îlot pour l'extraction27 et ne

présente pas nécessairement les mêmes propriétés syntaxiques et sémantiques que le syntagme avec lequel il se combine.

27 On sait que cette contrainte peut être relâchée, pour certains locuteurs au moins, lorsque l'extraction

hors de l'ajout est corrélée à une extraction parallèle hors du syntagme auquel l'ajout est combiné (i-ii). Le phénomène est connu sous le nom de construction à extraction parasite (parasitic gap construction en anglais). En français, l'extraction parasite n'est possible qu'à condition que l'ajout soit non tensé (iii). C'est une façon d'expliquer la malformation de la phrase (99b) si l'on traite l'incident comme un ajout.

(i) *C'est un livre que Paul compte faire une sieste après avoir lu _. (ii)?C'est un livre qu'il faudra bien ranger _ après avoir lu _.

Abeillé propose d'étendre l'analyse à deux autres types de tours coordonnés : les tours dits "emphatiques" en (100) (cf. Hobaek Haff 1987, Bilger 1984, 1998, Noailly 1997), et les tours "différés" en (101) (cf. Antoine 1958), appelés stripping en anglais.

(100) a Les socialistes ont appelé, et à plusieurs reprises, à une grève générale. b Les socialistes ont appelé, mais sans grande conviction, à une grève générale. (101) a Les socialistes ont appelé, et les verts aussi, à une grève générale.

b Les socialistes ont appelé, mais pas les verts, à une grève générale.

c Les socialistes seront présents, ou bien les verts, à la manifestation de jeudi. On explique ainsi la relative mobilité de la séquence introduite par la conjonction (102- 103). On explique également qu'il est possible d'extraire hors de la phrase principale dans les tours différés sans extraire simultanément hors du terme introduit par la conjonction, comme l'illustrent les deux exemples en (104) empruntés respectivement à Abeillé (2005) et Godard (1988).

(102) a Les socialistes, et à plusieurs reprises, ont appelé à une grève générale. b Les socialistes ont, et à plusieurs reprises, appelé à une grève générale. c Les socialistes ont appelé à une grève générale, et à plusieurs reprises. (103) a Les socialistes, et les verts aussi, ont appelé à une grève générale. b Les socialistes ont, et les verts aussi, appelé à une grève générale. c Les socialistes ont appelé à une grève générale, et les verts aussi. (104) a Voilà un livre dont l'auteur _ viendra, ou bien son traducteur.

b Il a présenté plusieurs idées intéressantes, dont certaines _ ont été adoptées, mais pas toutes.

L'analyse des tours emphatiques est convaincante : on ne voit pas en effet à quel terme parallèle relier dans la structure le terme introduit par la conjonction si cette structure constitue une coordination ordinaire. La question est plus délicate en ce qui concerne les tours différés au vu des exemples suivants, qui mettent en jeu une conjonction initiale : (105) a J'ai changé, mets-toi ça dans la tête. On change, Paule. [Et les idées changent, et aussi les sentiments]. Il faudra bien que tu finisses par l'admettre.

(S. de Beauvoir, Les mandarins, 1954, base Frantext)

Admettons que le terme introduit par la conjonction dans les tours différés constitue toujours un ajout incident. Par définition, un constituant en fonction d'ajout est faculta- tif. On ne voit pas dès lors comment simultanément autoriser les exemples en (105) et exclure ceux en (106).

(106) a *Ainsi, et les idées changent.

b *Demain, ou bien les socialistes seront présents.

Nous accepterons donc que les tours différés sont susceptibles d'une double analyse lorsque le terme introduit par la conjonction apparaît en finale de phrase. C'est le cas en (103c) où la séquence introduite par la conjonction peut alternativement être analysée comme un ajout incident ou bien comme un membre dans une coordination canonique simple. Certains exemples ne sont pas ambigus : les tours en (103a,b) et (104) consti- tuent ainsi nécessairement des tours incidents. À l'inverse, les tours en (105) constituent nécessairement des coordinations canoniques. Notons que dans un cas comme dans l'au- tre, un mécanisme d'ellipse est mis en jeu. La séquence à droite de la conjonction est en effet toujours interprétée comme une prédication saturée alors même qu'elle correspond à une unité syntaxique (NP ou PP) inférieure à la phrase. Nous admettrons sans discuter, suivant en cela Gardent (1991), que l'ellipse en question est identique à celle observée dans les tours à gapping mentionnés précédemment (section §1.2.1.2). Nous ne cherche- rons à en établir l'analyse dans cette thèse.