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L'analyse syntaxique des coordinations

2. Falsification des analyses asymétriques 1 Conjonctions initiales et adverbes

2.3 Remarques à propos des coordinations à marqueur initial

Nous avons montré à la section §2.1 que les coordinations à redoublement se distin- guent des coordinations introduites par des formes telles que both / either/ neither en anglais ou à la fois / tour à tour / non seulement en français. De façon intéressante, les données présentées ci-dessus en faveur de la structure symétrique confirment la perti- nence d'une telle distinction comme nous le montrons brièvement.

Examinons d'abord les données de l'anglais. On peut penser que la relation de sélection entre des marqueurs tels que both, either, neither et la coordination associée est pure- ment sémantique. On explique ainsi que pour les locuteurs qui acceptent les disjonctions

cultative (64). On explique également l'existence de corrélations hybrides telles que celles illustrées par les exemples en (65), empruntés à Huddleston & Pullum (2002 : 1308, 1316).

(64) %John will invite either Mary (or) Jane or Peter

(65) a Both increasing ewe liveweight as well as liveweight at mating, influence ovulation rate and lambing performance.

b She was restrained by neither fashion or conformity.

Tournons-nous à présent vers les questions de constituance. Les phrases en (66) sont ambiguës entre une lecture où l'adverbe prend portée large sur la coordination et une lecture où il prend portée étroite sur le premier VP conjoint, tout comme sont ambiguës les coordinations simples en (67). Il faut conclure qu'en position canonique, les mar- queurs de l'anglais, contrairement aux conjonctions initiales du français, se combinent à la coordination dans son ensemble et non au premier terme conjoint.

(66) a You should both frequently read the paper and watch TV Broadcast News. b You should either frequently read the paper or watch TV Broadcast News. c You should neither frequently read the paper nor watch TV Broadcast News. (67) a You should frequently read the paper and watch TV Broadcast News.

b You should frequently read the paper or watch TV Broadcast News. c You should not frequently read the paper nor watch TV Broadcast News. Les données sont parallèles en ce qui concerne les adverbiaux du type à la fois, tour à

tour, etc. Ces adverbiaux sont compatibles avec une coordination avec ou sans réalisa-

tion des conjonctions intermédiaires (68a), mais aussi avec un groupe nominal pluriel à condition que les membres de l'ensemble dénoté par ce syntagme soit linguistiquement individués (68b/c). Ce fait suggère que la dépendance entre l'adverbial et la conjonction observée constitue un phénomène de sélection sémantique ordinaire entre un foncteur et son argument, plutôt qu'un fait de syntaxe. L'acceptabilité marginale des exemples en (69) confirme cette hypothèse : ces adverbiaux sont compatibles avec une coordination en mais.

(68) a Paul a appris {à la fois / tour à tour / alternativement} l'espagnol (et) l'italien et le portugais.

b Paul a appris {à la fois / tour à tour / alternativement} ces trois langues. c ??Paul a appris {à la fois / tour à tour / alternativement} ces langues.

(69) Paul a appris {?à la fois / ?tour à tour / ?alternativement} l'espagnol , mais aussi l'italien.

On observe par ailleurs les mêmes ambiguïtés de portée qu'en anglais lorsque l'adverbial est suivi d'un ajout. L'adverbe de fréquence dans les exemples en (70) peut ainsi prendre portée étroite sur le premier VP conjoint ou bien prendre portée large sur la coordination dans son ensemble à condition de marquer une légère pause indiquée ici par le symbole # entre parenthèses.

(70) a Paul devrait à la fois (#) fréquemment lire le journal et écouter la radio. b Paul devrait tour à tour (#) fréquemment lire le journal et écouter la radio. c Paul devrait alternativement (#) fréquemment lire le journal et écouter la radio. Le statut des corrélations en (71) (et de leur équivalent en anglais) est moins clair. Ces tours s'apparentent à première vue aux tours en (72) (cf. Anscombre & Ducrot 1977, Gross 1977, Horn 1989, Benndorf & Koenig 1998).

(71) a Paul a appris non (pas) l'espagnol, mais l'italien.

b Paul a appris non seulement l'espagnol, mais (aussi) l'italien. (72) a Paul n'a pas appris l'espagnol, mais l'italien.

b ?Paul n'a pas seulement appris l'espagnol, mais (aussi) l'italien.

Premièrement, la négation est interprétée métalinguistiquement, i.e. elle porte non pas sur le contenu descriptif de la proposition p dans laquelle elle apparaît, mais sur une proposition contextuelle p' que l'on peut inférer à partir de p (par exemple, en (71a), p' =

Paul n'a pas appris l'italien à partir de p = Paul a appris l'espagnol)9. Deuxièmement, la

séquence à droite de la conjonction mais est interprétée comme une proposition alterna- tive q qui constitue le complémentaire de p' (ainsi, toujours en (71a), q = Paul a appris

l'italien).

On pourrait penser qu'au contraire des tours examinés précédemment, c'est la conjonc- tion qui sélectionne ici l'adverbial sur une base sémantique et non l'inverse. Les faits sont plus complexes. Une continuation en mais est en effet obligatoire lorsque la phrase comporte un des adverbes non pas, non, non seulement, et ce quel que soit le contexte

9 Comme l'ont montré Benndorf & Koenig (1998), tous les types d'inférence ne sont pas autorisés. Dans

l'exemple (71a), la proposition p' qui inclut la négation, soit Paul ne parle pas l'italien, est obtenue par deux déductions successives. La première relève de la pragmatique. Elle se fonde sur la maxime de quan- tité de Grice : si un locuteur x asserte 'Paul a appris l'espagnol', on peut penser, en admettant que ce locu- teur est coopératif, qu'il n'a pas d'éléments permettant de garantir la vérité de la proposition plus informa- tive selon laquelle Paul a appris l'espagnol et d'autres langues, d'où la déduction que Paul n'a appris que l'espagnol, une proposition qui implique, logiquement cette fois, que Paul n'a pas appris l'italien.

discursif dans lequel s'insère cette phrase (73), là où cette continuation est optionnelle (dans un contexte discursif approprié) lorsque la phrase comporte un adverbe négatif ordinaire (74). Les corrélations de formes observées en (71) ne peuvent donc être com- plètement assimilées à un phénomène de dépendance sémantique, comme c'est le cas pour les autres coordinations à marqueur initial.

(73) a *Paul a appris non pas l'espagnol. Il a appris l'italien.

b *Paul a appris non seulement l'espagnol. Il a appris aussi l'italien. (74) a Paul n'a pas appris l'espagnol. Il a appris l'italien.

b Paul n'a pas seulement appris l'espagnol. Il a appris aussi l'italien.

Il semble qu'une théorie indépendante des phénomènes de collocation soit requise pour décrire adéquatement ces données. Nous reportons l'examen de cette question à des re- cherches ultérieures.

2.4 Synthèse

Diverses analyses asymétriques ont été explorées ces dernières années pour rendre compte des coordinations à redoublement du français. D'un point de vue théorique, on peut dire en simplifiant que ces analyses cherchent à maximiser les correspondances structurales entre les langues et à l'intérieur d'une même langue les correspondances entre syntaxe et sémantique. Ces objectifs sont louables à condition d'être soutenus par les données. Nous avons montré dans ce qui précède qu'il n'en est rien. Premièrement, les conjonctions initiales ne présentent aucune des propriétés syntaxiques qui légitiment l'analyse adverbiale de divers marqueurs initiaux en anglais et en français. Partant, il n'y a aucune raison syntaxique d'assimiler ces conjonctions à des adverbes comme on a pu le proposer. Nous avons vu par ailleurs qu'aucun argument syntaxique n'étaie l'idée que la conjonction constitue une tête fonctionnelle distincte des conjonctions subséquentes. Il faut admettre que la conjonction initiale se combine au premier terme conjoint et non à la coordination dans son ensemble. Il n'y a dès lors guère d'intérêt à distinguer lexica- lement la conjonction initiale des conjonctions subséquentes. Autrement dit, les coordi- nations à redoublement mettent en jeu une structure symétrique où la conjonction appa- raît répétée devant chaque terme conjoint.