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L'analyse syntaxique des coordinations simples

2. La fonction des constituants du syntagme conjoint

La notion traditionnelle de fonction grammaticale vise à capter les propriétés syntaxi- ques régulièrement associées aux constituants mis en relation dans un syntagme donné (cas, contraintes d'accord, type de pronominalisation, type d'extraction, possibilité de contrôle, passivation, etc.). Nous nous plaçons dans un cadre où les fonctions syntaxi- ques sont distinguées de l'organisation en constituants. Autrement dit, les fonctions ne sont pas assimilées à des positions dans une arborescence comme c'est le cas dans les grammaires transformationnelles depuis Chomsky (1965) et les divers développements de la syntaxe X-barre (Chomsky 1970, Jackendoff 1977, Chomsky 1986, Kayne 1994). Nous admettons que la notion de tête constitue une fonction grammaticale qui peut être associée aussi bien à un mot qu'à un syntagme3. Deux schèmes d'analyse des syntagmes

conjoints sont dès lors envisageables suivant qu'on associe la fonction tête à la conjonc- tion (voir notamment Munn 1987, 1993, 2000, Paritong 1992, Kayne 1994, Johannessen 1998, Rebuschi 2001, Abeillé 2003b, 2005, 2006a, Skrabalova 2004) ou bien au terme subséquent (Ross 1967, Schachter 1977, Gazdar 1981, Sag et al. 1985, Gazdar et al. 1985, Beavers et Sag 2004).

Deux propriétés syntaxiques sont généralement exploitées comme arguments en faveur de la première analyse. La première concerne l'ordre des mots et la seconde les phéno- mènes de sous-catégorisation au sens large. Rappelons brièvement les données.

2.1 L'ordre des mots

Comme l'ont noté divers linguistes (voir notamment Ross 1967, Kuno 1973, Kayne 1994, Borsley 1994, Stassen 2001), il existe du point de vue typologique une corrélation entre la position de la conjonction par rapport au constituant qu'elle introduit et la posi- tion du verbe par rapport à ses compléments. Dans les langues ou les compléments pré- cèdent le verbe comme le japonais (une langue dite "à tête finale"), la conjonction suit le

entre un quantifieur et une variable liée est contrainte par une condition de c-commande. À nouveau, cette hypothèse est contestable (cf. Culicover & Jackendoff 2005 : 122-124).

(i) L'opération a mobilisé les policiers du quatorzième arrondissement # et les gendarmes de Montrouge. (ii) ??L'opération a mobilisé les policiers du quatorzième arrondissement et # les gendarmes de Mon- trouge.

(iii) ?Cette mesure concerne chaquei étudiant et soni directeur de thèse.

(iv) *Cette mesure concerne soni directeur de thèse et chaquei étudiant.

3 Il n'est pas inutile de rappeler ici la définition de la notion de tête chez Jackendoff (1977 : 30) : "the

head of a phrase of category Xn can be defined in two different ways, either as the Xn-1 that it dominates or as the lexical category X at the bottom of the entire configuration (…) Both reflect traditional usage of the term." (La tête d'un syntagme de catégorie Xn peut être définie de deux façons : soit comme la catégo-

rie [syntagmatique] Xn-1 que Xn domine [dans l'arbre] soit comme la catégorie lexicale X la plus enchâs- sée dans la configuration. Les deux définitions reflètent des usages traditionnels du terme [de tête].) À la suite de Chomsky (1986) et Kayne (1994), les travaux transformationnels récents tendent à n'utiliser le terme de tête que dans le second cas.

constituant qu'elle marque (16a,b) tandis que dans les langues où le verbe précède ses compléments, comme le français (une langue dite "à tête initiale"), la conjonction le précède (16c,d). Étant admise l'analyse des verbes comme têtes, cette corrélation est attendue si l'on analyse le syntagme conjoint comme une construction qui combine une tête (la conjonction) et un complément (le terme subséquent ou précédent selon la lan- gue considérée).

(16) a taroo to akiko to wa nara e ikimashita. (japonais) (Hinds 1986 : 94) taroo et akiko et FOCUS nara à aller.PASSÉ

'Et Taroo et Akiko sont allés à Nara.' b *to taroo to akiko wa nara e ikimashita. c Et Jean et Marie sont allés à Paris. d *Jean et Marie et sont allés à Paris.

Notons toutefois que l'argument ne fait sens qu'à la condition que la conjonction -to constitue en japonais un mot syntaxiquement autonome, comme c'est le cas de la forme

et en français. Si la forme -to doit en fait être analysée comme un affixe syntagmatique

de lisière gauche, c'est-à-dire un affixe attaché au dernier mot du syntagme à sa gauche, le contraste en (16) entre le français et le japonais n'est pas pertinent.

2.2 Les phénomènes de sous-catégorisation

Les conjonctions peuvent imposer des contraintes syntaxico-sémantiques variées sur la catégorie avec laquelle elles se combinent, conformément aux propriétés de sous- catégorisation ordinaires associées au constituant tête d'une construction. Ces contrain- tes sont relativement bien documentées dans la littérature typologique sur la coordina- tion (voir notamment Payne 1985, Haspelmath 2004, à paraître). On sait par exemple que dans de nombreuses langues, un item lexical (ou un affixe) différent est utilisé pour exprimer une relation conjonctive selon que la catégorie à droite (ou à gauche) de cet item dénote un individu ou un événement4. Comme le note Haspelmath (à paraître : 19),

des distinctions plus fines sont souvent nécessaires, comme par exemple en somali, une langue couchitique, où l'on utilise trois formes différentes de sens conjonctif selon que le terme associé est un groupe nominal (iyo, (17a)), un groupe verbal (oo, (17b)) ou une phrase principale, auquel cas la conjonction est suffixée à la flexion (-na, (17c)).

4 On notera que cette observation constitue un argument important contre les analyses anciennes et récen-

tes qui assimilent les coordinations de mots et de syntagmes à des coordinations de phrases ayant fait l'objet d'une ellipse. Pour une discussion sur ce point, voir Johannessen 1998, chapitre 4 et ici même, chapitre 7.

(17) a rooti iyo khudrat (somali) (Haspelmath, à paraître) pain et fruit

b suuka tag oo soo iibi rooti. marché aller et ANDAT acheter pain 'Va au marché et achète du pain!'

c carrur-tu waxay joogaan dugsi-ga waxay-na bartaan enfants-ART 3PL-FOC être école-ART 3PL-FOC-et apprendre af-soomaali

langue-somali

'Les enfants sont à l'école et ils apprennent le somali.'

Si l'on se tourne à présent vers le français, il est vrai que des conjonctions comme et, ou,

mais, ni imposent peu de contraintes sur la catégorie avec laquelle elles se combinent.

On peut néanmoins observer certaines restrictions distributionnelles avec des items dont le statut coordonnant est parfois débattu.

La conjonction car est ainsi compatible avec une phrase finie ou un complément prédi- catif mais non avec un groupe verbal (18) tandis que la conjonction or n'est compatible qu'avec une phrase finie (19).

(18) a Paul est contrarié car il a oublié d'acheter du vin. b *Paul est contrarié car a oublié d'acheter du vin. c ?Paul est contrarié car {enrhumé / en retard}. (19) a Paul a acheté une voiture. Or il ne sait pas conduire. b *Paul a acheté une voiture. Or ne sait pas conduire.

c *Paul a acheté une voiture. Or {fauché / en pleine crise financière}.

Des restrictions analogues peuvent être observées avec la forme ainsi-que. On peut trai- ter cette forme dans certains de ses emplois comme une conjonction (20a) (Ndiaye 1989, Sabio 2005). La séquence introduite par ainsi-que ne peut en effet ni être antépo- sée à la phrase (20b), ni être coordonnée à une séquence introduite par une autre conjonction (20c), contrairement à ce que l'on observe dans les subordinations de type (21a) où l'antéposition (21b) et la coordination de la séquence avec répétition de la conjonction (21c) sont possibles (voir chapitre 1, section §1.1.1).

(20) a Paul a mangé une pomme ainsi qu'une banane. b *Ainsi qu'une banane, Paul a mangé une pomme.

(21) a Paul est venu, ainsi que l'avait prédit Marie. b Ainsi que l'avait prédit Marie, Paul est venu.

c Paul est venu, ainsi que l'avait prédit Marie et *(que) l'avait annoncé Jean. On observe que diverses catégories peuvent apparaître à droite de cette conjonction (22a,b,c). Pour autant, la conjonction est incompatible avec les catégories verbales fi- nies (22d,e,f) (cf. Abeillé & Godard 1996), une restriction sur laquelle nous reviendrons au chapitre 75.

(22) a Paul a mangé une pomme [ainsi qu' NP[une banane]]. b Paul est allé à Rome [ainsi qu' PP[à Venise]].

c Paul aime courir [ainsi que VP[inf][nager]].

d *Paul loue [ainsi que V[fin][vend]] des appartements. e *Paul écoute la radio [ainsi que VP[fin][lit le journal]]. f *Paul écoute la radio [ainsi que S[Marie lit le journal]].

2.3 A propos de la notion de tête "fonctionnelle"

Les propriétés examinées montrent qu'une analyse de la conjonction comme tête du syntagme conjoint apparaît légitime : la conjonction régit le constituant avec lequel elle se combine. Pour autant, il est clair que la conjonction ne détermine pas les propriétés morphosyntaxiques du syntagme conjoint de la même façon qu'un verbe ou un adjectif détermine les propriétés d'un syntagme verbal ou adjectival.

Le problème a été identifié (Rothstein 1991 : 108, Paritong 1992, Johannessen 1998 : 111, Zoerner 1999, Abeillé 2003b, 2005, 2006a). Il concerne en fait toutes les catégo- ries dites "mineures" ou "fonctionnelles" telles que les déterminants, les complémen- teurs et certaines prépositions (cf. Zwicky 1985, Hudson 1987). Contrairement aux syn- tagmes construits sur une catégorie majeure telle qu'un verbe ou un adjectif, les syntag- mes comportant une catégorie mineure présentent généralement un mixte des propriétés de leurs constituants immédiats.

Prenons l'exemple des conjonctions de subordination ou complémenteurs. On sait par exemple que la forme que sélectionne une catégorie verbale finie saturée (23a) tandis que la forme de sélectionne une catégorie verbale à l'infinitif (23b)6. On observe par

5 Pour certains locuteurs, une restriction combinatoire analogue est associée aux conjonctions et et ni

lorsqu'elles sont redoublées. Cette restriction sera explicitée au chapitre 4, section §1.2.1.

6 Nous suivons ici l'analyse classique des formes à et de comme complémenteurs devant les infinitives

alternant avec un complément nominal direct (Huot 1981). Pour une extension de cette analyse à l'ensem- ble des infinitives introduites par à ou de, voir Abeillé et al. (2003).

ailleurs que la distribution d'une phrase ou d'un groupe verbal introduit par un complé- menteur n'est pas identique à la distribution d'une phrase ou d'un groupe verbal simple (24). On a donc là deux arguments en faveur d'une analyse des complémenteurs comme têtes.

(23) a Paul refuse {que Marie vienne / *que venir}. b Paul refuse de {venir / *Marie vienne}.

(24) a Paul refuse {que Marie vienne / *Marie vienne}. b Paul refuse {de venir / *venir}.

On observe cependant que le mode du verbe enchâssé contraint la distribution du syn- tagme combiné au V principal (25). Étant admis que les relations de sous-catégorisation entre une tête et ses arguments sont vérifiées localement (cf. Chomsky 1965), c'est-à- dire entre constituants de même niveau (ou appartenant à la même projection maxi- male), on doit donc avoir accès au niveau du syntagme introduit par le complémenteur aux propriétés de finitude du complément verbal enchâssé, sans quoi on ne peut rendre compte de la sélection par le V matrice du mode du verbe enchâssé. Autrement dit, le complémenteur régit le constituant avec lequel il se combine mais ne détermine que partiellement la syntaxe externe du syntagme construit.

(25) a Paul refuse {que Marie vienne / *que Marie viendra}. b Paul espère {*que Marie vienne / que Marie viendra}

Il existe deux façons d'analyser ces données. La première solution consiste à privilégier en cas de conflit le critère distributionnel par rapport au critère rectionnel pour identifier la tête d'un syntagme. Il faut alors associer une fonction distincte aux catégories mineu- res (par exemple la fonction marqueur en HPSG, cf. Pollard & Sag 1994) afin de repré- senter (i) leurs propriétés de sélection vis-à-vis du constituant avec lequel elles se com- binent (23) et (ii) leur contribution spécifique concernant la détermination des propriétés du syntagme (24). La deuxième solution consiste à maintenir une définition homogène de la notion de tête : une tête sous-catégorise les constituants avec lesquels elle se com- bine et détermine uniformément la syntaxe externe du syntagme construit. Une consé- quence est qu'on doit admettre que les catégories mineures, contrairement aux catégo- ries majeures, "héritent", en tant que têtes fonctionnelles, du constituant qu'elles sélec- tionnent la plupart des propriétés morphosyntaxiques qu'elles transmettent au syn-

tagme7. On capte ainsi la notion de déficience qui est généralement associée à ce type de

catégorie.

C'est cette deuxième solution que nous adopterons dans cette thèse, suivant en cela la plupart des travaux récents en LFG (Bresnan 2001) et en HPSG (Netter 1994, Sag 1997, Tseng 2002, Abeillé et al. 2003, 2006). Ces travaux ont essentiellement porté sur les complémenteurs et certaines prépositions dites "incolores" telles que à ou de. Suivant les propositions de Paritong (1992) et plus récemment celles d'Abeillé (2003b, 2005, 2006a), nous admettons que cette solution est extensible aux conjonctions, qui héritent donc des propriétés catégorielles du constituant qu'elles sélectionnent. On peut ainsi identifier sans contradiction la catégorie du syntagme conjoint et celle du dépendant de la conjonction tout en maintenant que le constituant tête de la structure est la conjonc- tion, comme l'illustre schématiquement l'arbre en (26) dont les branches sont annotées par des noms de fonction grammaticale. Nous reviendrons sur ce point aux sections §3.4 et §3.5, ainsi qu'au chapitre 6, où une analyse plus précise sera proposée en HPSG. (26)