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La traduction d’Amoros des usages sociaux de son éducation physique : un partage de significations communes avec le groupe social des soldats du feu ?

II. Les usages sociaux de la gymnastique des soldats du feu

3. La traduction d’Amoros des usages sociaux de son éducation physique : un partage de significations communes avec le groupe social des soldats du feu ?

Ces usages ne sont pas légitimés uniquement par rapport à leur rendement technique mais reposent sur une logique qui justifie la pratique technique au regard de ses fonctions sociales visées. « Les exercices gymniques peuvent mettre les sapeurs à même de rendre d’importants services dans les incendies puisqu’ils deviendront par là plus adroits, plus agiles et plus en état d’affronter les dangers auxquels ils sont quelquefois exposés. »115

Amoros a perçu la façon de cautionner sa méthode, procurée par des justifications sociales, il en use pleinement pour la légitimer. Ce concepteur a le sens de la reformulation pour élever la signification accordée à son produit gymnique et contribuer à sa labellisation sociale par les autorités établies116. Sa démarche promotionnelle déborde d’explications, de détails, de témoignages démonstratifs et d’exemples, exprimant son besoin de se faire comprendre et de convaincre.Il cite des évènements réels dans lesquels des sapeurs-pompiers ont mené des actions exemplaires au service de la société grâce à leur entraînement à son éducation physique, « ce fait, celui du sapeur-pompier qui se jeta de 35 pieds d’élévation, pour aller avertir qu’un théâtre brûlait, et qui se mit à courir comme s’il n’avait rien fait, et plusieurs autres sauts volontaires ou involontaires de 25, 20 et 16 pieds d’élévation, sans être suivis d’aucun mal, m’autorisent à établir, comme je viens de le faire : que la conservation de la vie dépend plusieurs fois de la connaissance des règles de l’art de sauter, comme plusieurs actions extraordinaires, utiles à l’État et à l’humanité, et qui sont impossibles à la grande partie des hommes, peuvent être faites par ceux de mes élèves, qui ont pratiqué ce genre d’exercice avec fruit étant doué d’une santé robuste et d’une force thoracique parfaite, qui sont les qualités indispensables qu’il réclame. »117

Cette traduction exprime des ressorts motivationnels profonds, élevant le niveau d’identification

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« Justifié par procès verbal et une information de témoins que je fis faire au gymnase spécial de la rue Culture Sainte-Catherine, à la séance des sapeurs-pompiers du 27 avril 1826. Semson de garde à Franconi la nuit de l’incendie de ce théâtre, pour se soustraire aux flammes, a sauté d’une porte du théâtre élevée du sol de 35 pieds à peu près. Il a fait ce saut en profondeur en arrière en se suspendant par les bras. Le terrain sur lequel il est tombé était de terre très dure. Ce sapeur ne s’est pas blessé, il n’a même pas été indisposé de cette chute. Lorsque ce militaire a pris le parti de sauter de cette hauteur, il connaissait tout le danger qui pouvait résulter pour lui en tombant d’une telle élévation, et les règles qu’il devait employer pour parer aux accidens. » Amoros Francisco, « Exemple d’un saut de profondeur en arrière de 35 pieds. » Manuel d’éducation physique, gymnastique et morale, tome 1, Paris, Roret, 1834, p. 48.

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« Messieurs, Le plaisir de vous livrer à des exercices gymnastiques, ou même le désir d’augmenter vos forces et votre agilité, ne doivent pas seuls vous faire suivre les cours de l’établissement que j’ai l’honneur de diriger : un but plus noble et plus élevé doit constamment être présent à votre esprit. Vous venez surtout apprendre ici à devenir utile au Roi, à l’Etat, à l’humanité entière. C’est à cet objet que se rapporte tout ce que vous voyez et tout ce que vous faites dans le gymnase normal. Cherchez donc incessamment à vous rendre en même temps plus généreux ; acquérez chaque jour de nouveaux moyens d’agir, afin de pouvoir mieux servir vos semblables. Que l’amour de la vertu enflamme vos cœurs ; que la bienfaisance et le dévouement à l’humanité soient vos seules passions ; plus on est utile aux hommes et plus on a de titres à leur reconnaissance et à leur respect. C’est dans le gymnase normal que se développent surtout ce courage, ce sang froid, cette ardeur pour le bien, qui ne connaissent pas d’obstacles et qui sont si nécessaires dans les circonstances les plus périlleuses. Redoublez donc de zèle pour vos exercices et augmentez un jour la renommée de cette institution, en prouvant, par des actions utiles, combien elle a eu d’influence sur le développement de vos facultés. Ce vœu est le plus cher et le plus ardent que puisse former votre instituteur et votre ami. » « Le colonel Amoros, directeur du Gymnase normal militaire et civil, et du Gymnase spécial des sapeurs-pompiers de la ville de Paris à ses élèves », lettre adressée par Amoros à ses élèves, le 24 mai 1823, Mémoire pour le Gymnase normal militaire et civil, fondé et dirigé, à Paris, par le colonel Amoros, Paris, Imprimerie Paul Renouard, 1824, p. 28 à 30.

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Amoros Francisco, « Chapitre VI. De l’art de sauter sans instrumens », Amoros Francisco, « Avant-propos »,

de l’action du pratiquant et conférant une haute utilité sociale à sa méthode. Annonce qu’il ne s’agit pas uniquement d’une pratique augmentant la force et l’agilité, elle permet au même titre de faire grandir la dimension morale de l’homme.

Quelle en est la meilleure preuve si ce n’est la création du « prix annuel de vertu active » délivré par notre conseil des justes ? Les actions altruistes revendiquées par Amoros, conséquences de l’exécution de ses préceptes gymniques, sont encouragées et récompensées. Autrement dit, l’invention de cette forme de challenge118 accorde une visibilité accrue à la destination de son enseignement aux actes de bienfaisance. Sous la période de la Restauration (1814-1830), les autorités religieuses sont toute puissantes en matière d’éducation, et afin de faire adopter ses vues, Amoros accentue les finalités chrétiennes de sa méthode (Spivak). Un chapitre entier, en clôture du volume 1 de son manuel d’éducation physique et morale, est accordé à ce thème, où sont référencées des entreprises bénéfiques pour la communauté, comme ce sauvetage du sergent Fourrier Minard du corps des sapeurs-pompiers de Paris, exécuté le 8 juin 1824, « à l’aide de moyens gymnastiques, sauva d’une mort certaine, au péril de sa vie, une femme qui s’était jetée dans un puit, et qui s’obstinait à y rester. Suspendu par une main à la corde du seau, il lutta longtemps avec l’autre avant de vaincre la résistance de cette malheureuse victime du désespoir. »119 Les exemples illustrent la vertu en action, agissante et pratique, préférentielle pour Amoros, c’est une vertu silencieuse, manifestée par corps, accréditant empiriquement que l’agent en est dotée. Elle est différenciée de la vertu déclarative, parlante et

théorique, perçue moins noble et suspectée de vantardise. Également, l’usage fait du chant

pendant l’activité, est légitimé par les effets physiologiques sur la capacité pulmonaire, mais sert aussi à exprimer et faire entendre l’attachement des usagers aux valeurs de bienfaisance, glorifiées dans les paroles entonnées120. Il ambitionne avec son système d’éducation physique l’appropriation121

et l’activation de dispositions morales : la solidarité, la droiture, le courage, le don de soi pouvant conduire à la perte de sa vie122, le désintéressement. Ces valeurs-cautions, ou foncièrement constitutives de son ethos, entrent en résonnance avec les missions pacifiques d’utilité publique fondatrices de la culture des sapeurs-pompiers de Paris, assurent le partage de

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« Les applications des exercices de gymnastiques à des actions bienfaisantes et utiles à l’humanité sont journalières dans le Gymnase normal ; elles sont l’objet d’une ardente émulation parmi les élèves. », « Le prix d’honneur ou de vertu, que M. Amoros a fondé dans son établissement et qui se donne à ceux qui ont fait un acte de bienfaisance en se servant des moyens gymnastiques, est quelques fois disputé par 4 ou 5 aspirans : ce prix enflamme le cœur de tous les élèves du Gymnase normal, pour le bien, et rend cette Institution la plus morale et la plus respectable possible, comme on l’a dit, car la vertu ne consiste pas en axiomes, mais en actions. » « Rapport de M. le préfet de la Seine sur l’établissement de gymnastique de M. Amoros », in Amoros Francisco, Mémoire pour le

gymnase normal, civil et militaire, fondé et dirigé, à Paris, par M. le colonel AMOROS », Paris, 1824, p. 36.

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« Des actes de bienfaisance et des exercices qui disposent à les exécuter ; des peines et des récompenses que l’on doit donner dans un Gymnase normal surtout. Enseignement de l’art de relever une ou plusieurs personnes, & de les porter sans embarras, avec sécurité, sans leur faire de mal, & en conservant toujours une main libre ou les deux, s’il est possible, pour chercher des appuis & passer partout. » Amoros Francisco, Nouveau manuel complet d’éducation

physique, gymnastique et morale, volume 1, Paris, Roret, 1848, pp. 382-383.

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Les archives contiennent peu de précisions sur la pratique du chant du soldat du feu, mais des données indiquent son usage. Dans le registre d’ordres du bataillon, la description du gymnase des sapeurs-pompiers de Paris, rue Culture Sainte-Catherine, mentionne des cercles tracés par des pavés ou des briques pour placer les élèves au repos, chantants pendant que d’autres courent. De même, Pierre-Louis Schreuder, capitaine-instructeur au bataillon et disciple d’Amoros, décerne une place privilégiée au chant lors de sa campagne de promotion de la gymnastique aux organisations communales.

121

« On peut apprendre à faire le bien comme on apprend à faire le mal, et le courage s’acquière comme la vertu ; car rien de ce qui honore véritablement l’homme, ne lui vient sans apprentissages et sans efforts. ». Amoros Francisco, ibid., p. 379.

122

« La gymnastique militaire est en même temps hygiénique ; mais, outre qu’elle a pour objet de développer les organes et de fortifier l’organisme, elle tend à former les sujets à des pratiques spéciales, uniquement applicables à la vie du soldat, en leur donnant la vertu de se faire tuer au seul mot de patrie. » Schreuder Pierre-Louis, « Gymnastique appliquée aux incendies », Journal des sapeurs-pompiers, n° 6, juin 1855, p. 3.

significations communes. Ces correspondances axiologiques peuvent expliquer, sans minimiser le poids des facteurs conjecturels, l’adoption facilitée de sa méthode dans ce groupe social militaire par rapport à d’autres secteurs de l’armée123

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