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III. Logiques de diffusion du modèle de formation corporelle du soldat du feu

2. Les ayants-droit sapeurs-pompiers civils

Administrés par la circulaire en date du 6 février 1815, signée l’Abbé de Montesquiou, ministre de l’Intérieur, les corps communaux sont ordonnés suivant « (…) un cadre d’organisation générale qui s’avérerait durable (le corps de Paris incorporé à l’armée en 1811 n’était pas touché) ».187

Ce texte de loi tend à homogénéiser l’organisation des sapeurs-pompiers communaux, et se créait sur le constat d’un matériel de secours s’altérant suite à son inutilisation et au peu d’expériences des hommes en ayant la charge et devant le manier. Aussi sur le fait de contrôler des services hétérogènes mis sur pied par des magistrats en dehors de l’aval gouvernemental. La circulaire place leur gestion sous l’autorité des maires qui rédigent les règlements validés par approbation préfectorale. Les grades sont calqués sur ceux de l’armée. Financés par les budgets municipaux, l’écrit ne prévoit aucune solde pour le personnel et rend facultatif la constitution des corps. Les bourgmestres arrêtent les mesures relatives aux exercices, à l’entretien, aux alarmes, à la surveillance. Ils nomment et désignent les sous-officiers de concert avec les sous-préfets. Les préfets nomment les officiers sur confirmation ministérielle. « Par cette charte des pompiers communaux, Montesquiou entendait procurer plus de stabilité aux corps existants mais non encore approuvés, uniformiser l’ensemble des compagnies et stimuler de nouvelles créations. »188. La fonction sociale du pompier, rappelée et délimitée dans le texte par le ministre de l’Intérieur, est de lutter contre les incendies. « La force publique doit veiller au maintien de l’ordre, tandis que les pompiers n’ont à s’occuper que d’arrêter les progrès du feu et de sauver les personnes et leurs effets. »189

Après le Révolution de 1830, des compagnies de sapeurs-pompiers intègrent la Garde nationale (loi du 22 mars 1831). Cette mesure induit une dualité de statut entre les corps communaux administrés par la circulaire du 6 février 1815, et ceux qui suivent la réglementation de la milice citoyenne. « Dans les deux cas, l’engagement demeurait officiellement volontaire, puisque si le service de la Garde nationale incombait à tous les Français de vingt à soixante ans, personne n’était forcé de l’accomplir chez les pompiers. »190

La distinction juridique perdure jusqu’à l’abrogation définitive de la Garde nationale le 25 août 1871. Suite à cette dissolution, les pompiers qui assuraient des services d’ordre public, comme des escortes lors de cérémonies officielles, sont autorisés à garder leurs armes, symboliques d’un certain prestige pour les sapeurs-pompiers municipaux.

187

Lussier Hubert, « La gestation d’un statut commun : De la Révolution à la Restauration », Les Sapeurs-pompiers

au XIXe siècle. Associations volontaires en milieu populaire, Paris, L’Harmattan, 1987, p. 16.

188

Lussier Hubert, ibid., p. 17.

189

« Circulaire de Montesquiou, 6 février 1815 ». ADRA- Circulaires, instructions, actes émanant du ministère de

l’intérieur. Librairie administrative, p. 36.

190

Lussier Hubert, « Sous le régime de la Garde nationale », Les Sapeurs-pompiers au XIXe siècle. Associations

Tableau V. Propriétés sociales des sapeurs-pompiers communaux 1815-1851191

Capitaux Culturel Social Économique Symbolique

Sapeurs- pompiers Métiers cibles Construction, bois, cuir et métal. Dispositions morales Honnêteté, dévouement. Vérification des casiers judiciaires. Catégories hautes de la classe populaire. Les catégories sociales supérieures : propriétaires, fabricants, industriels, rentiers, professions libérales, officiers militaires. Principe de gratuité du service. Des formes de dédommagement et des mécanismes d’assurance -Dispense du service de la Garde nationale, de charges militaires. -Rétributions financières ; régime de protection contre les risques (caisse de secours financée par des cotisations et amendes, pensions et retraites).

-Accès gratuit pour des enfants de sapeurs- pompiers dans des écoles communales (jusqu’à la loi Ferry).

Dévouement/désintéressement. Réaffirmation de l’engagement volontaire même si des pratiques de recrutements suscités existent.

Chefs de corps Catégories sociales supérieures. Nommé sur l’exercice d’une certaine autorité sociale. De façon générale, l’âge de l’officier est au dessus de la moyenne de celui des hommes commandés. Entrepreneurs de bâtiments, propriétaires, rentiers, professions libérales, officiers militaires retraités, exploitants agricoles (cultivateurs villages).

Service bénévole. Ascendance sociale pour imposer le respect et la discipline. Reproduction des rapports sociaux existants en dehors de la compagnie.

L’expérience du commandement militaire est un atout pour la nomination.

191

Les propriétés sont organisées à partir des données de l’étude d’Hubert Lussier, et se concentrent sur les catégories socioprofessionnelles des sapeurs-pompiers communaux seine et marnais. La recherche s’attache à décrire, plus en détail, les capitaux et le style de vie du sapeur-pompier communal dans le second chapitre, pour expliciter ses modes d’entrée dans l’activité et ses pratiques culturelles.

L’admission dans un corps se fait sur la preuve de dispositions morales, apportée par la vérification du casier judiciaire, la réputation et les recommandations de pairs. Sous les deux législations, l’instruction du personnel communal se déroule généralement entre le 1er

mars et le 1er novembre d’une année civile. À raison d’une fois par mois, le dimanche matin, les hommes accomplissent des exercices de manœuvres de pompes à incendie et/ou d’infanterie. L’instruction se fait sur le tas, au contact d’officiers et sous-officiers instructeurs, qui doivent généralement apprendre les rouages du métier sur le même principe d acquisition. En effet, les responsables sont nommés en priorité sur l’exercice préalable d’une autorité sociale ; les connaissances techniques sur les matériaux et la construction des bâtiments sont recherchées, mais ne sont pas déterminantes pour l’élection.

Ils sont 8 000 sapeurs-pompiers communaux en 1815 répartis en 200 compagnies, au nombre de 80 000 en 1850, et atteignent un pic de 286 000 agents soit 8 760 compagnies en 1867. Mais il convient de ne pas se laisser illusionner par ce dernier état chiffré, puisque, à peu près 25 000 communes sont dépourvues d’un service de lutte contre l’incendie à la fin du 19ème

siècle. Leur concentration géographique se situe au nord-est de la ligne Saint-Malo-Genève. L’étude d’Hubert Lussier éclaire des facteurs explicatifs de cette répartition liés au taux d’urbanisation et d’industrialisation corrélé au risque d’incendie ; aux ressources financières et hydrauliques ; et à des conditions subjectives de réception relatives à la valorisation d’un « esprit pompier ». Les régions favorables à la constitution de corps, disposeraient d’un goût culturel pour les organisations de type militaire, au regard de leur situation proximale avec les frontières menacées. Distribution spatiale pouvant être corroborée au développement régional des sociétés de tir et de gymnastique sous la IIIe République.

Répartition géographique des services d’incendie et de secours dans l’hexagone État en Janvier 1949

192

Cette répartition est historiquement pérenne et structurante, puisque cette carte datée de 1949, présentant le nombre de services par département, indique la concentration de corps de sapeurs-pompiers, principalement au nord-est de la France. Les départements dénombrant un total supérieur à deux cents organisations, sont surlignés.

192

« Il y a en France 14.876 Corps groupant plus de 300.000 Sapeurs-Pompiers », Le Feu & L Alarme, n° 5 (nouvelle série), janvier 1949, p. 16.

Tableau VI. Modifications socioculturelles perceptibles dès le milieu du XIXe siècle

Capitaux Culturel Social Économique Symbolique

Sapeurs- pompiers Un mouvement de prolétarisation relatif des services. Recul de la représentativité des métiers préférentiels. Recrutement d’agents de catégories sociales plus modestes : petits cultivateurs, commerçants (détaillants, cafetiers, limonadiers) journaliers, manœuvres, ouvriers de manufacture (verriers, briquetiers, faïenciers, minoterie, tisserand).

Bénévolat mais des compagnies distribuent des rétributions. La plupart des réglementations des corps, au début du XIXe siècle, laisse aux pompiers le soin de s’acquitter de la tenue. Puis les communes en supporteront

progressivement la charge.

Au-delà des éloges sur leur dévouement, des critiques apparaissent sur leur manque de discipline, d’instruction et d’exactitude.

Chefs de corps

Ascendance sociale mais aussi nomination sur la possession d’une expertise technique et expérience pratique de la pompe à incendie. Conditions de recrutement surtout suivies dans les villes, avec l’élection d’ingénieurs et d’architectes à la tête des corps.

Glissement des élites traditionnelles au bénéfice de couches moyennes nouvelles et des strates supérieures des classes populaires.

Entrepreneurs de bâtiments, architectes, ingénieurs. Petits patrons et fonctionnaires, employés de bureau (receveur, percepteur, contrôleur de contributions directes, économe, comptable). Instituteurs après 1881.

Bénévolat. Une diminution de la distance sociale entre le chef de corps et ses hommes.

Les métiers cibles restent dominants, mais leur représentativité connait une baisse au profit de catégories socioprofessionnelles plus modestes. Un rapprochement social entre les chefs de corps et les sapeurs-pompiers se concrétise, influençant les relations entre les hommes et le style d’autorité exercé, ajustant des façons de penser et des expériences vécues plus communes. S’observe, en particulier dans les villes, un recentrage sur des pré-requis techniques pour accéder aux fonctions de chef de corps.

Conclusion

De suggestions aux oppositions débattues

Des usages gymniques spécifiques se conçoivent en premier lieu chez les soldats du feu parisiens au début du XIXe siècle, contribuant à définir un style de vie particulier de ce secouriste militaire. Les soldats du feu parisiens sont les initiateurs du groupe social des sapeurs-pompiers de la pratique de la gymnastique pour la formation aux secours et à la lutte contre les incendies. Des dispositifs de socialisation correspondant à cette activité sont établis pour régler un hexis corporel singulier, incorporer et activer des dispositions en gymnastique, qui sont des tendances à agir ou à percevoir intériorisées à la suite d’un ensemble d’expériences d’inculcation dans les situations sociales vécues par l’agent et fonctionnant comme principe inconscient d’action et de perception.

L’introduction de cette spécialité dans l instruction des sapeurs-pompiers de Paris s’inscrit dans un contexte de promotion de la méthode de Francisco Amoros, et est déterminée par des conditions sociales qui paramètrent les origines militaires de l’éducation physique en France193. Ce promoteur, en plaçant son offre de formation chez les sauveteurs parisiens, s assure une voie d entrée dans le milieu militaire, en outre d une charge d officier-instructeur, et renforce l accréditation de sa doctrine de finalités altruistes.

Cette discipline est institutionnalisée au sein de ce groupe soldatesque et intègre les programmes de socialisation. Des statuts et des carrières se construisent spécialement sur son niveau de maîtrise.

Ses officiers supérieurs, sont des prescripteurs pionniers de cadres d’organisation pour les corps communaux de province. Dans une première phase de structuration du groupe des sapeurs- pompiers, ils sont sollicités par des chefs de corps pour orienter l’organisation de leurs services. Ils proposent et diffusent un modèle reproduisant un ensemble d’attributs militaires issu de leur culture. La gymnastique intègre des manuels rédigés par ces officiers et destinés aux services communaux, mais son application est suggérée, la priorité se situe ailleurs, dans la geste précise du maniement de la pompe à incendie, et la maîtrise des différents agrès qui lui sont associés : les échelles à crochets, les cordages et le sac de sauvetage. Apparente dans les premiers précis, elle s’efface des textes vers 1860, et représente une pratique exclusive des soldats du feu parisiens.

Les modalités de sa pratique et de son enseignement sont des contenus culturels fondateurs de la construction et de la diffusion de la culture professionnelle du sapeur-pompier de la capitale.

Au cours de la période, des propositions pour organiser les services de lutte contre l’incendie sont énoncées, à distance, sans confrontations ou discutions de points de vue visibles, puisque l’espace des « échanges » - des « idées » est plus juste - est limité à la production de manuels et d’articles insérés dans le Journal des sapeurs-pompiers, et le fait d’agents esseulés, s’exprimant en leur nom propre. Des divergences conceptuelles s’enregistrent et dessinent des oppositions entre le militaire et le civil ; la capitale et la province ; l urbain et le rural ; le soldé et

193

Spivak Marcel, Les origines militaires de l’éducation physique en France (1774-1848). Thèse de doctorat de III e cycle, Centre de documentation de l’Institut National des Sports, service historique de l’armée de terre, château de Vincennes, 1972.

le bénévole ; le permanent et l occasionnel. Pour en rendre compte, Gustave Paulin prône la militarisation des services urbains, et présente un plan pour les villes de Lyon, Marseille, Bordeaux, Rouen, Toulouse, Caen et le Havre. À ses yeux, la seule solution efficace, propre à son modèle d’appartenance, consiste à solder et à caserner le personnel. « A paris, le corps des sapeurs-pompiers est purement militaire, et cela est indispensable pour obtenir promptement la réunion d’un assez grand nombre d’hommes au moment du danger ; il serait nécessaire qu’il en fut de même dans les villes de province, ou que du moins l’organisation de ce corps se rapprochât le plus possible d’une organisation militaire. »194

Il conseille d’envoyer des soldats du feu de Paris pour composer le noyau du personnel des corps provinciaux, et d’accueillir au bataillon des hommes de ces organisations en vue de les instruire. Ce projet est manifesté par d’autres agents équipés de propriétés militaires, comme Dupré, chef d’escadron d’artillerie retraité, ex-capitaine-ingénieur des sapeurs-pompiers de Paris, dans une série d’écrits publiés dans le Journal des sapeurs-pompiers195. À un autre niveau, des représentants défendent l’engagement volontaire mais rémunéré en vue de résoudre les difficultés du recrutement et de l’instruction, démontré par les propos du maire de Donnemarie. « Je le répète, le moyen d’obvier à ce grave inconvénient, c’est de rendre le service de sapeur-pompier exclusivement volontaire et de le rétribuer convenablement. (…) J’ai à Donnemarie deux pompes et une subdivision, composée presqu’entièrement d’ouvriers dits de bâtiment. Ils ont contracté un engagement de trois ans et reçoivent, à titre de solde, une prime annuelle en argent. »196 C est une conception contraire à la préservation de la gratuité des services revendiquée par d’autres intervenants.

Les oppositions caractérisent des styles de vie du sapeur-pompier différenciés, et composent les grilles de classement de l’excellence professionnelle. À l’extrême du soldat du feu, se situe le pompier villageois, faisant certes l’objet d’appréciations élogieuses sur son investissement dans la presse, mais percent aussi des critiques relatives à son instruction et à sa discipline. Des avis négatifs émis par des agents dotés d’un jugement averti sur le métier - des administrateurs de corps et des officiers citadins -, commencent à apparaître au jour et soulignent des imperfections techniques, la négligence des exécutions et la lenteur à appliquer les consignes. « En un mot, nos sapeurs-pompiers ruraux sont pleins de zèle et de dévouement ; mais, n’hésitons point à le reconnaitre, ils sont généralement dépourvus des premières notions de leur métier. (…) L’autorité supérieure a reconnu des éléments de désorganisation dans presque toutes les compagnies ; il importe dès à présent de les combattre, si on ne veut pas voir prochainement les corps de pompiers en pleine dissolution. »197 Ces appréciations et les distinctions conceptuelles vont s’amplifier et évoluer au stade du débat et de la lutte avec la création du champ des sapeurs- pompiers, sous la IIIe République, marquée notamment par l’instauration de la Fédération nationale.

Se constitue un espace doté de ses règles et enjeu spécifiques, fondé par l’établissement d organismes concurrents de représentativité collective, interagissant et s’inter-définissant dans des oppositions et des associations, via des dispositifs de rencontres et des organes de presse.

Chaque appartenance revendique ses modes d’entrée dans l’activité, son style de vie, son modèle d’organisation et d’exercice professionnel. L’enjeu est d’imposer la définition légitime

194

Paulin Gustave, « Réflexions sur le corps des sapeurs-pompiers de France », Nouveau manuel complet du sapeur-

pompier ou Théorie de l’extinction des incendies, Paris, Roret, 1850, p. 34.

195

« Observations sur la nécessité et les moyens d’améliorer le service de secours contre l’incendie dans les départements », Journal des sapeurs-pompiers, n° 17, mai 1856, pp. 1-2 ; n° 18, juin 1856, pp. 1-2.

196

« De l’organisation des corps de sapeurs-pompiers. Extrait du rapport de M. Félix Opoix », Journal des sapeurs-

pompiers, n° 10, octobre 1855, p. 4.

197

de ce que doit être et faire le sapeur-pompier, et de justifier son existence sociale. Jeu dans lequel le capital corporel gymnique devient un jeton misé par des agents pour acquérir et affirmer des positions dominantes dans le champ.

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