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La formation d’un espace social de différences, 1881-

IV. L’opposition des styles de vie des sapeurs-pompiers

2. L’expérience / la qualification

Des conceptions divergentes de l’élection des officiers sont prônées par les représentants des modèles du pompier, dissociant la logique de l’expérience de la qualification. Les représentants de la Fédération revendiquent, dans la révision du décret de 1875, le passage de cinq ans à dix ans pour le mandat de l’officier. Selon cette vue, l’agent apprend par des épreuves capitalisées, et c’est en jouant sur l’allongement de la durée de son office qu’il se perfectionnera. « Les officiers devraient être nommés pour dix ans, il est incontestable que ce n’est qu’au bout de quelques années qu’un officier peut arriver à rendre de sérieux services, à connaitre véritablement son

308

« Le recrutement du Régiment des sapeurs-pompiers de Paris », Moniteur des sapeurs-pompiers, 10e année, n° 9, 5 mai 1882, p. 73.

309

Royer Louis, Les sapeurs-pompiers de France. Projet de réorganisation, Coulommiers, 1885, p. 29.

310

Sapeur-pompier de Picardie, 5 mars 1910.

311

« Rapport. Présenté à M. le Ministre de l’Intérieur par la Fédération des officiers et sous-officiers de sapeurs- pompiers de France et d’Algérie. Recrutement. », Moniteur des sapeurs-pompiers, 11e année, n° 1, 5 janvier 1883, p. 5.

métier ; l’expérience dans la direction d’un feu est, comme dans toute autre chose, le plus précieux appoint, et elle ne peut s’acquérir que par le temps de la pratique. »312

L’expérience conforte aussi le principe de la mobilité sociale interne, en permettant à des hommes du rang, rompus aux rouages de l’activité, de s’élever sur l’échelle hiérarchique. Les responsables fédéraux défendent l’acquisition de capitaux expertises après la nomination de l’officier, et par la pratique, reproduisant leurs vécus et manières d’apprendre sur le tas le métier.

Pour asseoir son parti-pris et s’auto-convaincre de sa supériorité, la meilleure façon de procéder est de se comparer au modèle de référence du soldat du feu parisien. Au cours d’une phase critique du Régiment de sapeurs-pompiers de Paris, une faille dans son système de recrutement est exploitée pour disqualifier son organisation. Le turn-over consécutif aux modalités d’enrôlement du service militaire, depuis l’intégration de cette unité dans le milieu de l’armée et sa mise sous tutelle du ministère de la Guerre313

, ne garantirait pas la maturité nécessaire à la maîtrise de l’activité. « Or comment cette expérience pourrait être acquise, alors que le service de trois ans ne permet pas un assez long apprentissage ; en ce qui concerne les officiers, ils quittent le corps à chaque grade acquis, ce qui ne leur permet pas un assez long séjour au corps. Ces officiers, qui ne sont examinés par les généraux que sur les connaissances purement militaires, négligent forcément l’étude de la partie technique du corps pour s’entretenir avec celle des matières dont dépend leur avancement à l’armée. (…) Quand aux simples sapeurs, étant soldats pour trois ans, ils ne sont pompiers que par accessoires. »314 La discréditation s’appuie sur une démonstration d’erreurs de commandement lors d’interventions, ayant causé la mort de soldats du feu, imputables au défaut d’instruction des responsables. « Pas un officier de nos compagnies de province n’aurait songé à faire descendre des hommes sans s’être assuré au préalable que la fosse, suffisamment ventilée, ne contenait plus d’émanations morbides. »315

Pour les représentants des sapeurs-pompiers de Paris, même s’ils reconnaissent l’importance de stabiliser et de pérenniser une partie de l’effectif par des promotions internes, l’éducation militaire est la condition impérieuse pour former les hommes, sur laquelle s’édifie la suprématie professionnelle du sauveteur. « En ne prenant que des soldats appartenant à la deuxième classe incorporée, on reçoit des hommes ayant déjà huit ou neuf mois de service, dégrossis, dont l’éducation militaire presque terminée et n’ayant plus besoin que d’être entretenue, et qu’il n’y a guère plus dès lors qu’à façonner professionnellement. Ces hommes restent deux ans et demi. A coup sûr, il serait très avantageux qu’un certain nombre d’entre eux restât plus longtemps. »316

À l’inverse de la conception fédérale, des officiers recommandent de sélectionner le chef de corps à partir de pré-requis techniques. La source du pouvoir et de la légitimité repose sur le savoir, et pas seulement sur un prestige social préliminaire. À la disposition de l’autorité sociale légitimant l’investiture, se différencie la dotation d expertises activables dans le service de la lutte contre les incendies, acquis avant la nomination. C’est une logique suivie, en particulier, dans les grandes agglomérations, favorisant l’élection d’architectes, d’ingénieurs et d’anciens militaires du génie aux postes de commandement.

312

« Rapport. Présenté à M. le Ministre de l’Intérieur par la Fédération des officiers et sous-officiers de sapeurs- pompiers de France et d’Algérie. Durée du service. », Moniteur des sapeurs-pompiers, 11e

année, n° 1, 5 janvier 1883, p. 5.

313

En 1850, l’ordonnancement du soldat du feu passe du ministère de l’Intérieur à celui du ministère de la Guerre.

314

« Le Régiment des sapeurs-pompiers de Paris. Sa réorganisation et sa démilitarisation », article du journal Le

Monde humanitaire, signé E. Grandhantz-Loiseau, publié in Courrier officiel de la Fédération des Officiers et sous- officiers de Sapeurs-Pompiers de France et d’Algérie, 7e année, juin 1896, n° 6, p. 142.

315

Ibid. p. 143.

316

Colonel Paris Gabriel-Édouard, commandant le régiment des sapeur-pompier de Paris, « Les sapeurs-pompiers de Paris. Casernement », Le feu à Paris et en Amérique, Librairie Germer Baillière et Cie, 1881, p. 67

Au summum de cette position, Hitzemann argue de doter le groupe de ses règles de nomination et de contrôle sur la crédibilité technique. Il pousse l’exigence de l’autonomisation du champ317, la prise de poste ne doit plus être la résultante d’une décision ou d’une instrumentalisation politiques318, mais doit reposer sur un rituel d’institution défini et sanctionné par la corporation des sapeurs-pompiers. « On nommera que des officiers ayant passé un examen, et on formera aussi des officiers brevetés. L’officier de sapeur-pompier doit être un Monsieur très instruit, ne profanant pas les galons qu’il a l’honneur de porter, ce qui lui donne toute autorité, ayant un matériel parfait, des hommes qui ont sa confiance, sans cela les uns et les autres seront absolument inutiles et serviront simplement à faire figuration, triste figuration autour d’un incendie où leur rôle se borne « à faire la part du feu » ! »319

Il conteste l’arrivisme

indécent320, la quête des honneurs, et les nominations basées sur des conflits d’intérêt. Ses attaques pourfendent les modes d’élection des représentants et des adhérents fédéraux, et ses propositions sont différenciées par la préconisation d’un examen d’entrée conditionnant la nomination, puis l’élection à vie et la rétribution de l’officier. « Pour cela il ne faut plus qu’on aille supplier le marchand de mouron en gros du coin ou le marchand de peaux de lapin au détail de l’endroit, de bien vouloir accepter les galons d’officier et surtout d’officier supérieur (! ?), il ne faut plus aller chercher M. X., qui sera l’ami du maire, du préfet ou du député M.Y., qui est un agent électoral, ou M. Z. qui est un dispensateur de décorations en gros, président de tous les syndicats de fromages de son département. Il ne faut plus qu’on aille chercher comme officiers de campagne ceux qui prêtent leur pompe à l’adjoint pour son vin, ceux qui « muchent » dans leur foulante les pommes de terre de l’année, il ne faut plus qu’on aille chercher comme officiers de campagne, de petites villes et même de grandes villes ceux qui, dans les fameux concours viennent avec de belles pompes astiquées, font de superbes mises à terre, font de longs discours aux hommes pour expliquer une manœuvre, coupés de « cuirs » qui font la joie des foules. (Exemple d’un concours récent : Un lieutenant stylé par son capitaine, tient ce discours après « extinction et visite », en ma présence et devant le jury : « Mon capitaine, rien n’est chaud, tout est froid » ( !?) Et je vous assure que le public, lui, n’a pas été froid devant cette « sortie » ! servent d’imposants membres du Jury, mais (car il y a un mais) en cas d’incendie grave ne savent pas se servir judicieusement de leurs échelles, ignorent toute tactique un peu sérieuse et les dangers de certains produits chimiques, ou d’agents physiques, ceux qui sont les abonnés des banquets, surtout les gens grotesques qui se promènent en tenue répugnantes et débraillées, comme à l’enterrement de Maurice Berteaux où ils venaient (comble de cynisme ou d’inconscience) s’exhiber près de la tribune officielle. Voilà les gens qu’il faut faire disparaitre. »321 Promoteur de la professionnalisation, titulaire du brevet d’officier automobiliste,

Hitzemann fait référence à des règles et des dispositifs d’institution des officiers en vigueur dans

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« Toujours mon argument favori, mes chers camarades. Soyez indépendants, soyez dignes, soyez des maîtres de la situation. » P. 24. Il invite le chef de corps à court-circuiter les relations hiérarchiques, lorsqu’un maire est récalcitrant envers les demandes d’amélioration, en passant directement par les décideurs politiques supérieurs. « Dans le cas d’hostilité du maire, aller directement au préfet, le maire ne devant jamais être pour l’officier que le bailleur de fonds, que l’on doit apprécier tant qu’il n’est en rien un obstacle au différents services. » « Relations », p. 172.

318

L’élection des officiers par le président de la République est peu remise en question par les représentants communaux. Seuls les responsables de l’Union nationale des sapeurs-pompiers français, contestent des articles du décret de 1903 relatifs à la nomination des chefs de corps. Ils interpellent le législateur en vue d’entériner un critère autre que politique.

319

Hitzemann Yvan, « Aux officiers », Les sapeurs-pompiers de France, imprimerie Cerf, Paris, 3ème édition, 1912 (1ère édit. 1909), p. 14.

320

« Aux officiers », p. 10.

321

Hitzemann Yvan, « Aux officiers », Les sapeurs-pompiers de France, imprimerie Cerf, Paris, 3ème édition, 1912 (1ère édit. 1909), pp. 13-14.

l’armée. Il devance les titres qui seront élaborés dans les années 1920322, et de ce fait s’inscrit en

décalage avec le rythme de structuration du groupe des sapeurs-pompiers communaux. Devant ce parti pris perçu comme un empressement, est rappelé un ordre des choses par des officiers, priorisant de s’atteler à changer la situation précaire de leur situation, et défendant en cela la position fédérale et la poursuite de gratifications matérielles et symboliques. « Or, pour exiger un examen des postulants Officiers de Sapeurs-Pompiers, il faudrait avoir le choix, tandis qu’il est de notoriété, que vous en êtes réduit à prendre ceux qui se présentent, quand il s’en trouve. Et cela ne peut être autrement dans l’état actuel des choses. Attelons donc la charrue, les bœufs devant. C'est-à-dire, travaillons à rendre désirables les fonctions de chef du service d’incendie communal. (…) C’est à l’Etat de placer cet excellent serviteur assez haut sur l’échelle sociale, pour que les yeux des indifférents, des égoïstes, de ceux qui ne marchent qu’avec quelque chose au bout, le voient et fassent naître l’émulation ou l’envie, comme vous voudrez. Alors ces postes seront courus comme ailleurs, et vous pourrez édicter des règles, des examens préparatoires ; mais quant à présent, il faut vous contenter des poires, des bonnes poires se faisant casser les reins pour les autres et à l’œil. »323

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