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II. Les usages sociaux de la gymnastique des soldats du feu

4. La gymnastique, discipline d’intériorisation des codes culturels militaires

Les techniques du corps s’intériorisent chez les agents par leur adhésion à des dispositifs de socialisation, des rites d’institution, marquants socialement le corps, leur appartenance à la culture du groupe. Ce qui est incorporé, ce ne sont pas uniquement des façons de mobiliser son corps mais des normes, des codes culturels. L’incorporation de ces usages techniques inculque des règles de vie militaire, des valeurs d’ordre, des manières d’être et de se comporter codifiées du milieu. « Par delà leur contenu, et en vertu de caractéristiques apparemment externes et purement formelles, les rituels (corvées, saluts) visent, un peu comme les exercices de gymnastique qui "dressent" le corps pour des tâches indéterminées, à fournir des schèmes d’un habitus susceptible d’engendrer moins telle ou telle pratique qu’une pratique disciplinée, en conformité à l’Ordre. »124

S’organise autour de l’activité gymnastique un ensemble d’exigences soumettant les sapeurs-pompiers aux impératifs de la rigueur militaire. Les groupes destinés à suivre les cours au Gymnase normal militaire sont cadrés par des lignes de conduite et des règles précises et strictes à suivre, planifiant un protocole de sortie, allant de l’appel à l’examen de l’habillement et de la posture réglementaires. « Les détachements qui seront envoyés au gymnase de M. Amoros, ainsi que le prescrit l’ordre du jour en date du 6 du courant, devront être à l’avenir en petite veste sans épaulettes, pantalon bleu large, souliers et guêtres noirs, les bottes sont expressément défendues. Les sous-officiers chargés de la conduite des détachements seront en habit, pantalon bleu, chapeau et sabre, ils passeront l’inspection de leur détachement, avant leur départ de la caserne, afin d’être certains que la tenue prescrite ci-dessus est observée et en outre pour s’assurer qu’aucun homme ne soit pris de boisson ; ils ne permettront pas aux hommes de s’écarter du détachement. »125

Sa pratique vise aussi l’acquisition de propriétés à la gestion du capital-corps126, à affirmer l’intériorisation d’une hygiène de vie conformée par des rigueurs et la sanction des dérives127, renforçant aussi les aptitudes à soutenir les conditions de

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«Cependant, quelle qu’ait été la tendance adoptée par les autorités militaires, elles ne purent retrancher de la méthode militaire amorosienne tous ses aspects positifs, fondés en grande partie sur l’idéal humanitaire que ce grand précurseur a toujours vigoureusement défendu. » Spivak Marcel, op. cit., p. 111.

124 Pinto Louis, « L’armée, le contingent et les classes sociales », Actes de la recherche en sciences sociales. Année

1975, volume 1, n° 3, p. 21.

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« La gymnastique au régiment en 1824. Ordre du jour du 12 juin 1824. », Allo 18, n°62, Avril 1953, p. 27. « Les sergents-majors donneront aux sous-officiers une liste dressée suivant le modèle joint au présent ordre et sur du papier de même format. Cette lettre sera remise à l’Officier de service qui, lorsque les hommes auront pris les pantalons et ceintures de gymnastique fera l’appel du détachement et en passera l’inspection. »

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Papin Bruno, « Capital corporel et accès à l’excellence en gymnastique artistique et sportive », « Anthropologie des usages sociaux et culturels du corps », Journal des Anthropologues, 112-113, 2008.

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« Le Caporal Petit (Léon) de la 1ère cie qui était de service le 1er janvier, au bal Valentino, a laissé s’enivrer les Sapeurs Cabouet et Lamy, qui étaient placés sous ses ordres, sera suspendu de ses fonctions pendant un mois. Les Sapeurs Cabouret et Lamy qui se sont enivrés étant de service le 1er janvier, au bal Valentino, y ont causé le scandale et ont grossièrement plaisanté des hommes de la garde Républicaine, seront punis, le 1er de 15 jours de salle de police et 15 jours de privation de service payé, le 2e de 15 jours de prison et d’un mois de privation de service payé. Le Caporal Lemoine et les Sapeurs Hulot et Leblond, de la 3e cie, qui se sont enivrés étant de garde du 3 au 4 janvier au poste du quai Valmy seront punis, le Caporal Lemoine, de 1 mois de suspension de son grade, et les Sapeurs Hulot et Leblond de 8 jours de prison et d’un mois de privation de service payé. Le Caporal Caquenet et le Sapeur Godefroy de la 3e cie qui étaient de garde du 3 au 4 janvier au poste du Mont-de-Piété, s’y sont enivrés, seront punis, Caquenet de 40 jours de suspension de son grade et de un mois de privation de service payé et

vie dans les casernes, une tolérance ascétique. « Les hommes d’un âge déjà avancé qui ne peuvent espérer de faire autant de progrès que les jeunes gens, y gagneront cependant dans l’intérêt de leur santé et de leur conservation et ils mériteront d’ailleurs la bienveillance de leurs chefs, pour le bon exemple qu’ils donneront aux jeunes soldats qui ne manquent jamais de les prendre pour modèle. Les hommes qui, arrivés au gymnase normal, déclareront ne pouvoir exercer pour cause d’indisposition ou autre motif, seront punis pour ne l’avoir pas dit avant de partir de leur caserne, attendu qu’il ne doit être envoyé au gymnase que des hommes capables de prendre part aux exercices d’une manière ou d’une autre. »128

La gymnastique structure un système de conventions militaires, par sa pratique, les agents incorporent la distribution sociale des rôles et les hiérarchies129, facilitant leur naturalisation. Les soldats du feu doivent exécuter les mouvements en suivant les sommations d’Amoros et des officiers instructeurs, sans en dévier. « Les hommes devront observer le plus grand silence pendant les exercices et ne faire exactement que ce que les moniteurs leur enseigneront. » ; « Les sous-officiers qui ne pourront prendre part aux exercices seront tenus de surveiller les classes afin de contribuer autant que possible au maintien de l’ordre et de rendre compte à l’officier de service de tout ce qui pourrait tendre à le troubler. »130 L’activité permet un contrôle systématique des hommes, séquence les moments de la pratique et de repos et charpente l’emploi du temps hebdomadaire du personnel131 ; le gymnase, à l’instar de l’architecture gothique déterminée par les schèmes de perception de ses fondateurs, structurés par la pensée scolastique132, édifie des axes droits, rigides, verticaux, des alignements contraignant le sens des déplacements et les stations, symboliques de sa conception sous-jacente de la droiture militaire. Le corps fait l’objet de corrections posturales, de rectitudes ; les effets déclenchés de l’éducation physique sont scrutés au moyen d’unités de mesure inscrites sur les fiches physiologiques élaborées et introduites par Amoros, le dynamomètre évalue le développement des forces, objectivant les progrès et instrumentalisant la mise sous surveillance des corps. En outre, ces évolutions sont sources d’encouragement et sujettes à comparaison pour les pratiquants.

Godefroy de 15 jours de police et de 15 jours de privation de service payé. C’est à leur bonne conduite habituelle que Lemoine, Petit (Léon), Cabouret et Godefroy doivent de n’être puni que légèrement. J’espère qu’ils le comprendront et qu’ils ne retomberont pas dans une faute qui devrait être inconnue au Corps des Sapeurs-Pompiers de Paris. Pour la dernière fois je préviens les hommes placés sous mon commandement et en particulier les hommes gradés que je serai à l’avenir impitoyable pour ceux qui s’oublieront au point de s’enivrer ; car en se grisant, non seulement ils se dégradent, mais encore jettent un vilain vernis sur tout le bataillon. » « Punition et suspension »,

Ordre du Corps n° 9 du 4 janvier 1852 du capitaine ingénieur Willerme. Livre d’ordres 1852, Archives Brigade des

sapeurs-pompiers de Paris.

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« La gymnastique au Régiment. Ordre du jour du 14 janvier 1827 », Allo 18, n° 65, août 1953, p. 31. « Quoique M. le Directeur du gymnase normal ait l’attention de ne faire faire que les exercices que leur constitution permet d’exiger d’eux et qu’à la rigueur tout soldat qui n’est pas susceptible de la réforme soit apte à quelques-uns de ces exercices ; si de fortes raisons obligent à faire des exceptions, elles n’auront lieu que sur avis motivé du chirurgien- major. »

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« Chaque Compagnie fournira en outre un sous-officier par semaine qui devra prendre part aux exercices, qu’il commande ou non un détachement. Ce sous-officier aura sur tous les détachements l’autorité que son grade lui donne et son devoir est de s’en servir lorsque cela sera nécessaire. » « La gymnastique au Régiment. Ordre du jour du 14 janvier 1827 », Allo 18, n° 65, août 1953, p. 31.

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« La gymnastique au Régiment en 1824. Ordre du jour du 12 juin 1824 », Allo 18, n° 62, avril 1953, p. 27.

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« A compter du 16 du courant, les 1er, 2e et 4e Compagnies enverront au Gymnase normal de M. le Colonel Amoros, un détachement composé de 2 caporaux ou chefs et de neuf sapeurs, le mardi, mercredi et vendredi de chaque semaine. (…) Ils devront être rendus à 11 heures précises du matin et seront exercés jusqu’à 1 heure. » ; « Pour les sous-officiers, caporaux, sapeurs et tambours disponibles de la 3ème Cie seront exercés le jeudi de chaque semaine de 10h. 1/2 à midi ½. » « La gymnastique au Régiment. Ordre du jour du 14 janvier 1827 », Allo 18, n° 65, août 1953, p. 31.

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Ce programme qui s’insère dans les modes de vie du soldat du feu de Paris, permet de détourner l’attention sans l’annuler, bien au contraire, de la rigidité militaire ressentie dans les manœuvres d’infanterie, ne semblant pas ou peu correspondre aux mobiles d’engagement d’agents de ce corps, puisque la mission de premier ordre qui le caractérise est la lutte contre l’incendie et le sauvetage des personnes et des biens. L’hypothèse que les engagés ont des inclinations défensives plus qu’offensives peut être émise, cela pourrait expliquer les trajectoires de transfuges militaires, qui quittent leurs unités d’origine pour intégrer le bataillon des sapeurs- pompiers, sous réserve entre autre qu’ils n’ont pas été sanctionnés au préalable133. D’autant plus au regard d’une apparente mobilité sociale descendante des sous-officiers issus des autres armes –mais peut-être pas vécue comme telle par eux-, qui perdent leurs grades et des acquis en découlant en devenant soldat du feu. « Il arrive souvent que des sous-officiers des corps de l’armée s’enrôlent dans les Sapeurs-Pompiers, mais comme simples soldats, parce nul ne peut y être admis avec son grade, à moins qu’il n’y entre comme officier, parce qu’il faut que les sous- officiers qui dirigent les sapeurs dans un incendie, aient exercé comme simple soldats et aient les connaissances requises pour leur métier. »134 En outre, ces déplacements peuvent être éclairés par les modalités de la conscription en cours depuis la loi du 10 mars 1818, les agents effectuent leur service ou en sont dispensés suite à un tirage au sort d’un numéro. Pour se soustraire de l’appel, il est possible de payer un remplaçant, c’est une opportunité salutaire pour les membres des catégories sociales possédant les moyens financiers de tirer avantage de cette règle dispensaire, la mesure n’est pas étrangère à la surreprésentation d’individus aux origines sociales modestes dans les troupes de l’armée. De ce fait, la logique du recrutement, en dehors des engagements volontaires, ne repose pas sur un goût militaire mais sur un rituel d’enrôlements suscités135.

Au regard de problèmes de discipline chez les soldats du feu provenant notamment des conditions d’entrée définies par la loi de 1818, le commandant Plazanet poursuit, en parallèle de l’implantation de la gymnastique, une réforme administrative du bataillon pour obtenir sa militarisation complète. Les ordonnances du 7 novembre 1821 et du 28 août 1822 confirment l’attente en positionnant, définitivement, l’unité dans le champ de l’armée136

, mais son financement reste à la charge de la ville.

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« Aussi exige t’on pour être reçu dans ce corps toutes les conditions suivantes : Pas de punitions dans le corps d’où l’homme est tiré ; savoir lire et écrire ; Avoir un pouce de taille au moins ; être ouvrier en bâtiment. » ; « On récompense les militaires qui se conduisent bien dans leurs corps en les faisant passer dans le Corps des Sapeurs- Pompiers. » Paulin Gustave, « Avant-propos », Théorie sur l’extinction des incendies, ou Nouveau manuel du

sapeur-pompier : contenant les dispositions générales à prendre pour l’extinction des incendies et celles particulières aux diverses espèces de feu, la nomenclature de la pompe et les diverses pièces qui composent son armement, sa description, Paris, Bachelier, imprimeur-libraire, 1837, p. 8.

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Paulin Gustave, ibid, p. 9.

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La loi Gouvion Saint-Cyr du 10 mars 1818, pour palier aux engagements volontaires, institue un service de six ans qui contraint des hommes qui ont tiré au sort un mauvais numéro et ne pouvant se faire remplacer, à l’effectuer. Mode de recrutement prévalant jusqu’à la réforme du 29 juillet 1872, qui l’annule dans le texte. Suppression confirmée par la loi de 1889. Schnapper Bernard, Le remplacement militaire en France. Quelques aspects

politiques, économiques et sociaux du recrutement au XIXe siècle, Paris, Sevpen, 1968 ; Wacquet Jean, Le remplacement militaire au XIXe siècle, Bibliothèque de l’école des Chartes, tome 126, livraison 2, 1968, p. 510-520.

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« La loi de 1818 sur le recrutement ayant rendu la discipline impossible dans un corps ne faisant pas partie de l’armée, M. de Plazanet fit sentir à l’autorité la nécessité de reconstituer les Sapeurs-Pompiers tout à fait militairement. Il parvint à obtenir les ordonnances du 7 novembre 1821, et celle du 28 août 1822 ; la première qui plaça le corps des Sapeurs-Pompiers dans l’armée ; la seconde, qui régla toutes les parties de son administration. La mise à exécution de ces deux ordonnances ne put avoir lieu que le 1er novembre 1822. (…) Le nouveau corps fut composé de onze officiers, un trésorier, un chirurgien-major, un aide-major, un garde-magasin, un maître marinier, et six cents vingt hommes de troupe. » « Notice chronologique sur les incendie dans la ville de Paris. Et sur les moyens employés à différentes époques pour les prévenir ou pour y remédier », Manuel du sapeur-pompier : pour

La gymnastique, avec ses modalités, s’instaure dans ce groupe social en « bio-pouvoir »137, c'est-à-dire en technique d’incorporation des dominances et des injonctions militaires, visant leurs respects en les faisant advenir comme des évidences, un ordre naturel établi. C’est une méthode marquée par la discipline militaire, permettant le contrôle pointilleux des opérations du corps, quadrillant au plus près les mouvements, l’espace et le temps, ajustant l’instauration d’un

état agentique138, la fabrique d’un capital-corps redressé139 du soldat du feu, en termes de dispositions physiques et morales, d’économie des mouvements et d’efficacité. Pour le colonel Plazanet, l’activité autorise des opérations de coercition serrée au niveau des gestes et des attitudes des soldats du feu, correspond à une réponse attendue pour administrer et compléter la formation de ses hommes, et les adapter à la culture militaire fondatrice du groupe, avec l’aspiration qu’ils la valorisent. « Quoique l’éducation gymnastique ne paraisse pas au premier abord aussi essentielle aux troupes de la ligne qu’à celles du génie et de l’infanterie, il est aisé de se convaincre que les hommes qui suivraient ce genre d’éducation acquerraient nécessairement plus d’adresse et d’agilité ; les exercices gymnastiques, en développant leur force physique, les rendrait plus dispo et mieux portans, et, en occupant leurs loisirs, préviendrait le mal qui naît presque toujours de l’oisiveté : c’est dans ce sens que l’on peut affirmer que ces exercices tendent à préserver la moralité parmi les troupes, en même temps qu’ils augmentent leur force et leur santé. Quant à l’utilité des exercices gymnastiques pour le corps de sapeurs-pompiers en particulier, on peut dire que, s’ils étaient négligés par les troupes qui composent l’armée, ils seraient toujours d’une absolue nécessité pour ce corps. »140

Ces logiques manifestées dans la caserne, s’observent dans un ensemble de structures sociales : écoles, hôpitaux, usines, prisons, organisant des institutions et des agents sous contrôle.

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