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A Faut-il tourner la page ? Les premières divergences au sujet de la Seconde Guerre mondiale

Un premier débat mémoriel divise les syndicalistes : le sentiment qui domine chez les

67VIRIEUX (D.), « Résistance ŕ Professions. », Le Mouvement Social, op. cit. - p. 144. 68 DELANOUE (P.), Les enseignants. La lutte syndicale, op. cit. - pp 236-237.

69LAVABRE Marie-Claire, « De la notion de mémoire à la production des mémoires collectives » in CEFAÏ

enseignants est le soulagement, la volonté de revenir au système prévalant avant la guerre. Ainsi, un militant du SNES écrit : « Après quatre années de silence dans la servitude, lřUniversité française peut enfin de nouveau manifester ouvertement son attachement à ses vieilles traditions dřindépendance et de liberté. Comme par le passé, nos organisations syndicales peuvent défendre nos intérêts moraux et matériels et intervenir auprès de lřadministration pour contribuer au progrès de lřenseignement qui nous est confié. »70 Ce consensus nřempêche pas certains dřinsister sur la Résistance, les leçons à en tirer pour lřévolution de la société, tandis que dřautres apparaissent plus soucieux de tourner la page.

La majorité du SNI incarne la seconde option. Elle ne peut quřéprouver un certain malaise. En premier lieu, son chef, André Delmas, a failli durant la guerre. De ce fait, plusieurs de ses actuels dirigeants, dont le rédacteur en chef de L’Ecole libératrice, René Bonissel et surtout le nouveau secrétaire général, Jean Senèze, sont peu connus de la masse des instituteurs, disposant donc dřune faible légitimité. Ensuite, sa propagande active en faveur de Munich sřest avérée un contresens historique. Enfin, son bilan résistant apparaît moins important que celui des unitaires qui entreprennent la conquête de positions stratégiques dans le SNI et surtout dans la CGT. Elle réagit en relativisant lřimportance de ce débat et en construisant sa propre mémoire résistante.

En effet, la majorité veille à ne pas se laisser entraîner dans une querelle sur les mérites comparés des militants de chaque tendance. Elle préfère le diluer dans un éloge étendu à lřensemble des instituteurs. Juliette Harzelec sřest illustrée dans la lutte contre lřoccupant et est la porte-parole de combat de la majorité du SNI sur la question de la Résistance71. Elle excelle dans cet exercice, et ce, dès le premier numéro légal de L’Ecole libératrice :

« Nous pensons que le nombre des instituteurs qui avaient mis au programme de leur activité quotidienne Ŗla résistance à lřoppressionŗ sous toutes ses formes sont (sic) plus nombreux quřon ne le croit. Depuis la force dřinertie opposée aux directives de Vichy en matière dřenseignement scolaire jusquřà la lutte ardente, payée parfois par la perte de la liberté ou de la vie, sřest échelonnée toute une gamme de résistances dont la signification nřa point échappé à ceux qui manièrent contre les maîtres dřécole tour à tour la menace et les mots enjôleurs. »72

Le thème, selon lequel tous les instituteurs ont résisté, sřappuie aussi sur un constat : le régime de Pétain nřa pas facilité la tâche de ses partisans enseignants. Ne se contentant pas de révoquer les instituteurs connus pour leur activité syndicale ou leur appartenance à la franc-

70 E. Colomb, professeur de collège, in US n° 1, 30 décembre 1944.

71Nous fondons notamment notre appréciation sur un article ou elle cite les militants résistants du SNI

« Lapierre, Rollo, Paty, Bonissel, Senèze, Lavergne », écartant les communistes, in EL n° 5, 25 novembre 1945.

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maçonnerie ŕ ce qui rejette une partie non négligeable des ex-confédérés ŕ il a lancé une intense campagne de propagande contre les instituteurs, tous assimilés à des « rouges » et rendus responsables de la défaite. De plus, les subventions aux écoles catholiques heurtent lřidéal laïque de beaucoup dřinstituteurs. Ce thème est présent dans le discours de la majorité du SNI dès son appel clandestin de 1943 : « Comment sřétonner que les instituteurs demeurent sourds aux appels comme aux exhortations dřune radio chevrotante ou emphatique ? Ils ont refusé de se laisser embrigader dans les organisations professionnelles de lřordre nouveau. »73.

On pourrait contester notre interprétation de ce thème. Nřest-il pas la réplique enseignante de ce que le Général de Gaulle entreprenait à lřéchelle du pays, en conférant à chaque Français des vertus résistantes que peu avaient méritées ? Ce serait alors un procédé banal de flatterie à lřencontre dřun milieu quřil faut convaincre de se syndiquer à nouveau. Ainsi, Paul Delanoue lui-même déclare : « notre école laïque dans la résistance à lřenvahisseur a été un bloc. Il avait raison, cet officier allemand qui déclarait aux élèves-maîtres de Dijon, à la veille de leur exécution : ŖSi la collaboration a échoué, cřest en grande partie les instituteurs français qui en sont responsables.ŗ »74.

Pourtant, le passage ultérieur de lřarticle déjà cité est révélateur. En pleine libération de la France, Juliette Harzelec utilise cette supposée résistance généralisée et songe en conséquence à tourner la page :

« Que les défections de quelques individualités, même sřil sřagit de dirigeants hautement responsables, ne nous fassent pas oublier la ferme et sereine attitude de la masse, le courage tranquille de nombreux militants, lřhéroïsme et le calvaire douloureux de quelques-uns ! Dès lors, à quoi bon se répandre en dřamères récriminations sur la conduite de X... ou dřY ... ? Les hommes sont naturellement imparfaits. Leur valeur se mesure dans lřadversité »75.

Marcel Valière, dirigeant de lřEcole Emancipée, se place sur le même registre : « Ni la répression ni les bonnes paroles nřont modifié lřattitude dřopposition de la quasi-totalité du personnel enseignant à tout ce qui concernait le fascisme combattu avant 1940 et toujours haï. »76 Cependant, si Juliette Harzelec avait dřabord conservé une certaine prudence dans lřemploi de ce thème, dès 1945, elle découvre une nature ontologiquement résistante de lřinstituteur syndiqué :

« Cřest parce quřils ont voulu rester fidèles à lřaction sociale et aux luttes du passé

73« Appel aux instituteurs de France », 1943, re-publié in EL n° 1, 28 octobre 1944. 74 EL n° 5, 25 décembre 1944.

75 Ibid.

que les instituteurs ont été des Résistants. Notre syndicalisme était avant la guerre une des forces antifascistes les plus déclarées. Sa capitulation devant le fascisme triomphant eût été la négation de son essence même. Aussi est-ce un Ŗ non ŗ déterminé que les Instituteurs ont répondu en 1940 à lřoccupant, comme à Vichy. »77.

Discuter des actes résistants concrets sřavère en conséquence superfétatoire. Les historiens développent une vision moins optimiste. Ainsi, Jean-Marie Guillon écrit que :

« leur présence en résistance est soulignée partout, la précocité de leur engagement lřest souvent, par exemple dans lřIsère ou le Cantal ; or cette action ŕ survalorisée par les historiens du même moule ? ŕ oblitère lřinertie et le fréquent conformisme maréchaliste du milieu, leur participation comme notables de village, souvent officiers de réserve, à la Légion ou à ses amis, les clivages (de génération ? de position ?) qui séparent parfois les instituteurs de leur hiérarchie. Leurs fonctions, pas plus que leur rôle de Ŗmentorsŗ du peuple, ne prédestinent pas lřensemble de la catégorie à la Résistance, ni même les brimades du régime. Le choix de résister peut venir comme chez dřautres après celui de la Légion. »78

Juliette Harzelec affronte la critique fondamentale qui est adressée à la majorité du SNI, à savoir son aveuglement pacifiste en 1938 - 1939 :

« Le pacifisme tant reproché aux instituteurs, ce fruit de leur raison appliquée à la solution des conflits internationaux, les a-t-il empêchés dřacquérir, dès 1939, lřesprit de résistance à lřoppression ? La formule Ŗ plutôt la servitude que la guerre ŗ nřa, je lřaffirme ici solennellement, jamais été lřexpression de la doctrine du Syndicat National des Instituteurs. »

Cette analyse néglige lřinfluence des pacifistes intégraux parmi les intellectuels et le SNI79, et le fait que lřune des trajectoires aboutissant à la collaboration pour des militants de gauche part du pacifisme intégral, ce qui ne signifie évidemment pas que tous les pacifistes intégraux aient dérivé jusque-là. Mais la militante ne se contente pas dřune discussion sur les faits, elle cherche également à réhabiliter lřattitude munichoise du SNI :

« Mais il faudra bien un jour dire si oui ou non, les ultimes efforts faits pour le maintien de la paix sont tous condamnables et méritent indistinctement dřêtre qualifiés de lâcheté et de trahison ? Si oui ou non, lřattitude passée du SN en matière de paix ou de guerre nřa été quřune longue suite dřerreurs ; si oui ou non, la lumière quřil nřa cessé

77Dans son rapport de la Commission d’Education Sociale, EL n° 17, 13 juillet 1945.

78 « Résistance et classes moyennes en zone sud », Paris, Le Mouvement Social, n° 180, septembre 1997, p. 106. 79 Jacques Girault explique que la direction du SNI avait défini « une ligne moyenne, sans gommer les

principales aspérités, mais en les enrobant dans un corps doctrinal peu différent en définitive des options de la politique étrangère du gouvernement de Front populaire », in « Le Syndicat national des instituteurs et le pacifisme dans les années 1930 », Matériaux pour l’histoire de notre temps, n° 30, janvier-mars 1993 - p. 46.

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de projeter pendant des années sur les causes profondes des conflits internationaux sont fausses ou si elles ont reçu dřéclatantes confirmations des faits ? »80

Ceci constitue un refus étonnant de reconnaître lřerreur dřappréciation ŕ partagée par lřimmense majorité de la population française ŕ de la direction du SNI à propos de Munich. Pour ce faire, Juliette Harzelec déplace le débat sur lřexamen théorique des causes de la guerre, analyse pacifiste classique et que tous les militants du SNI partageaient, alors que la critique unitaire porte sur lřopportunité de la stratégie pacifiste du SNI à partir de 1936, dans un contexte marqué par les offensives fascistes. On peut expliquer ce refus dřune révision idéologique par la volonté dřeffacer les séquelles dřun épisode malheureux, sans introduire de profonds bouleversements. Le principal atout de la majorité nřest-il pas de représenter la continuité du syndicalisme enseignant ?

Une telle ligne de défense est insuffisante dans un pays traumatisé par la guerre. Aussi la majorité choisit-elle de construire sa mémoire de la Résistance.

B Les mémoires concurrentes des directions syndicales et du courant