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D La présentation de la reconstitution clandestine des syndicats enseignants

Du fait de lřexclusion des communistes de la CGT en 1939, exclusion appliquée particulièrement par le SNI, le mouvement syndical enseignant est divisé pendant la guerre. Les circonstances diminuent la visibilité de cette scission, lřévolution du conflit et lřessor de la Résistance dans le pays poussent les syndicalistes à chercher à lřeffacer. Les accords du Perreux, conclus en 1943 entre ex-unitaires et ex-confédérés de la CGT, aboutissent à une réunification confédérale. Les instituteurs avaient été à lřavant-garde de lřunité syndicale, avec la fusion de 1935, prélude à celle de la CGT. Mais pendant la guerre, ils figurent parmi les professions les plus réticentes devant la réunification syndicale, passant ainsi à lřarrière-garde de ce processus.

Comment ses protagonistes présentent-ils ce conflit, une fois la réunification effectuée ? Le premier numéro légal de L’Ecole libératrice contient, nous lřavons vu, leurs versions partiellement contradictoires. Paul Delanoue aborde clairement le débat :

« il y eut quelques divergences sur les méthodes à employer avec des militants plus anciens que nous, certains pensant quřil fallait se limiter à quelques contacts, tandis que nous étions partisans de rassembler toutes les énergies, toutes les bonnes volontés, de diffuser très largement la plate-forme de lutte de la CGT. Pour nous, la reconstitution du mouvement syndical nřétait pas lřaffaire de quelques spécialistes, de quelques militants, de quelques cadres, mais une question qui intéressait lřensemble des instituteurs français. »

Jean Senèze est plus elliptique : « parallèlement, dřautres camarades ignorant lřactivité de cette fraction de bureau ou peu informés, avaient également pris lřinitiative de la reconstitution des sections. Ainsi sřétait formée une nouvelle direction syndicale qui demanda

46Ce livre, Le mouvement syndical des enseignants de la Libération à la scission et à l’autonomie de la FEN, n’a

pas été publié. Comme celui sur la Résistance, il était écrit avec une « équipe d’historiens et de militants ». Il est inclus dans les annexes de la Thèse de 3°cycle de Pierre Roche, Les Instituteurs communistes, op. cit. - Tome II, p. 81.

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à nous connaître dès quřelle sut notre travail. »47 Il ne semble pas souhaiter prolonger la discussion sur les conditions de la renaissance du syndicalisme des instituteurs.

Mais à quel moment les contacts entre résistants de la majorité et du courant unitaire ont-ils été pris ? La seule version qui détaille les événements de cette période est celle de Paul Delanoue. Il affirme que dès mai 1941 et la création du journal clandestin L’École laïque, pour ses promoteurs, « la reconstitution de leur syndicat fut une de leurs principales préoccupations. Quelques militants qualifiés auxquels ils sřadressèrent estimèrent que cette reconstitution était pour le moins prématurée »48. Les syndiqués du SNI nřen apprennent pas plus sur les différences dřapproche, sur lesquelles ces négociations butent. Dans le livre de Delanoue, qui date de 1973, son camarade Jean Roulon précise que plusieurs contacts ont été pris entre les deux courants : « en 1941 par Jeanne Ethève, en 1942 par Marcel Merville. Ces contacts ne purent aboutir à un résultat concret, nos conceptions sur lřopportunité de lřaction de résistance et sur la forme de celle-ci ayant encore trop de divergences. »49

Les recherches de Daniel Virieux peuvent expliquer les motivations du courant unitaire. Celui-ci crée au début des structures propres, dont lřactivité syndicale nřest quřun aspect. Par la suite, la reconstitution des syndicats enseignants devient sa priorité. En effet, le petit noyau décidé du début sřest élargi notablement au-delà des frontières partisanes, il recrute des jeunes enseignants, mais les conflits internes à la Résistance gênent cette progression. En 1943, en « Zone Nord, malgré lřautonomie accordée au sein du FN à « lřUnion sacrée des intellectuelsŗ, des personnalités comme Jean Paulhan, voire des groupes comme celui des syndicalistes du SPES, boudent le nouveau cadre dřun mouvement désormais entraîné à développer des positions dřorganisation engageant donc ses membres. (...) Toutes les tentatives dřélargissement, y compris sur le terrain syndical, butent sur la référence FN. »50

La solution pourrait venir de la reconstitution des syndicats, dont la légitimité reste forte. Daniel Virieux évoque ce tournant : « Au triangle de direction du comité parisien des instituteurs, Marcel Merville diagnostique, fin 1942, un échec du Front National comme cadre dřorganisation de la profession et propose de réactiver lřaxe syndical. L’école laïque continue de tenir le front des revendications professionnelles et corporatives, mais les négociations avec René Bonissel, encore menées au début de février 1943 au titre du Front National, ont effectivement pour sujet, les 25 et 27 du même mois, la reconstitution du SNI. »51

Au cours de lřannée 1943, les accords du Perreux changent la donne. Ce que Paul Delanoue note dans son article : « Au moment de la reconstitution de lřunité du bureau

47 EL n° 1, 28 octobre 1944.

48 ibid.

49 in DELANOUE (P.), Les enseignants. La lutte syndicale, op. cit. - p. 187.

confédéral dans la résistance, nous avons pensé que, de toute façon, les instituteurs ne pouvaient rester en retard par rapport à la classe ouvrière. » Il reprend le dossier. On a vu quřil attribue la responsabilité du retard de la fusion et de la reconstitution des sections syndicales aux ex-dirigeants du SNI. Pour Daniel Virieux, « déçu par de nouvelles entrevues avec René Bonissel et Adrien Lavergne, Paul Delanoue, responsable de lřenseignement (...), franchit le pas. A lřoccasion de la rentrée scolaire, un manifeste fait connaître la signature purement syndicale dřun Comité Directeur des sections reconstituées du SNI (...) Fin décembre 1943, un premier bilan fait état dřun millier dřinstituteurs groupés dans ces nouveaux réseaux syndicaux clandestins. En région parisienne, un triangle directeur coordonne lřaction des groupements syndicaux et FN des instituteurs. »52 En décembre 1943, cette ébauche unitaire de SNI lance à 5 000 exemplaires un journal clandestin, Ecole et Liberté, selon lřhistorique paru à la Libération.

Notons que ces réalisations ne concernent que la Zone Nord. Daniel Virieux souligne quřen mai 1944 « Charles Nédelec53 et Paul Delanoue préconisent alors, en vain, lřextension à la Zone Sud dřun travail syndical que les groupes du CNI persistent à traduire en termes exclusivement FN. Pourtant, les Ŗsections reconstituées du SNIŗ revendiquent au printemps 1944 près de 2000 adhérents en Zone Nord. »54

Lřinitiative de reconstitution des syndicats est particulièrement osée, eu égard à la faible influence du courant unitaire dans le syndicalisme enseignant dřavant-guerre. Il occupe un espace laissé en friche par ses concurrents. Son succès, joint à lřabsence de réaction des résistants de lřex-bureau national du SNI, pousse Paul Delanoue à exploiter son avantage, en publiant à nouveau L’Ecole libératrice. Ce titre, si symbolique pour le SNI, constitue un atout supplémentaire pour légitimer lřaction des unitaires. Paul Delanoue évoque cet aspect dřun ton très neutre :

« à la demande de nos sections qui se formaient un peu partout, nous décidâmes, après avoir consulté quelques militants, de faire reparaître L’École libératrice qui eut cinq numéros clandestins et dont le tirage oscilla entre 7 000 et 10 000 exemplaires. »55 Cřest dans cette période que les majoritaires, instigateurs de lřappel du Bureau National du SNI aux instituteurs, décident à leur tour dřactiver leurs réseaux. Jean Senèze déclare dans L’Ecole libératrice que la « visite des départements fut décidée afin de provoquer une reconstitution rapide des sections. »56 Effort contrarié par lřarrestation de Joseph Rollo, le

51VIRIEUX (D.), « Résistance ŕ Professions. », Le Mouvement Social, op. cit. - p. 126.

52 VIRIEUX (D.), « Résistance ŕ Professions. », Le Mouvement Social, op. cit. - p. 134. 53 Il est le contact de Paul Delanoue avec la direction du courant unitaire de la CGT. 54VIRIEUX (D.) « Résistance ŕ Professions. », Le Mouvement Social, op. cit. - p. 141 55EL n° 1, 28 octobre 1944.

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31 mars 1944. Jean Senèze lui succède, sous le pseudonyme « François ». Il précise quřen « juin 1944, le groupe des camarades résistants de lřancien Bureau avait visité, ou fait visiter par des agents de liaison, la plupart des départements accessibles. »

Les détails des négociations entre les syndicalistes résistants unitaires et majoritaires ne sont pas exposés à la Libération. Jean Senèze se contente de dire : « Après plusieurs rencontres, des séances de travail eurent lieu pour lřélaboration de textes communs ». Dans son livre, Paul Delanoue développe cet aspect. Selon lui, conforté par le processus en cours, le courant unitaire se permet désormais de poser des conditions à la réunification syndicale. Il exige dřabord que les « camarades qui feront partie de la direction » nřaient « aucune relation avec des collaborateurs de lřancienne équipe Delmas, ni avec Delmas lui-même. »57 En outre, la dernière clause exigeait que les nouveaux dirigeants ne doivent « à aucun moment, avoir appartenu à des organismes de collaboration, ou y avoir apporté leur concours, même occasionnel »58. Cette ligne dure ne permet pas aux deux courants de sřentendre avant lřété 1944 et une médiation du bureau confédéral59. Nous exposons toujours le récit de Delanoue, en lřabsence de recherche sur ce point, nous ne pouvons certifier quřil soit entièrement conforme à la vérité. Cependant, il nřa pas été contredit.

Une des conséquences essentielles de lřaccord conclu consiste en lřentrée des unitaires dans le bureau national du SNI, Jean Senèze note que « finalement, lřaccord se fit sur la reconstitution du bureau de 20 membres avec 4 membres de ce groupe. »60 Deux sièges sont réservés à Georges Lapierre et Joseph Rollo, dont on ignore encore à cette date le décès en déportation. Les unitaires représentent donc 20 % de la direction. Il est difficile dřaffirmer que ce compromis constitue une victoire pour tel ou tel camp : la proportion de postes alloués aux unitaires est minime, dřautant que certains ont avancé la thèse suivant laquelle « la tendance était prête à assurer la direction du SNI reconstitué »61, thèse fondée sur lřépisode de L’Ecole libératrice clandestine. Cependant, le caractère marginal de lřinfluence unitaire dans le syndicalisme enseignant dřavant-guerre et le monolithisme de ses directions, élues au scrutin majoritaire, justifie lřopinion inverse : les unitaires ont profité de ces circonstances pour imposer leur présence à tous les niveaux de direction, et se crédibiliser en tant que gestionnaires réalistes des syndicats.

La réunification du SNI semble donc sřêtre négociée entre la majorité et la minorité unitaire. Or le syndicalisme enseignant comprend une troisième tendance, lřEcole Emancipée.

57 in Les enseignants. La lutte syndicale, op. cit. - p. 301.

58 DELANOUE (P.), Les enseignants. La lutte syndicale, op. cit. - p. 301. 59DELANOUE (P.), Les enseignants. La lutte syndicale, op. cit. - pp. 297 - 302. 60EL n° 1, 28 octobre 1944.

61 GALAND Marie-France et MOLÈRES Jean, "Scission syndicale de 1947/1948. L’autonomie de la FEN",

Les circonstances de lřintégration de deux représentants de lřEcole Emancipée dans le bureau national du SNI sont discutées. A la Libération, Jean-Auguste Senèze ne clarifie pas cet aspect, se contentant de légitimer la présence de dirigeants de lřEcole Emancipée par leur participation à la Résistance dans le Sud du pays. Paul Delanoue, dans un ouvrage tardif62, affirme que cela nřa « pas été prévu dans la clandestinité »63. Henri Aigueperse et Robert Chéramy expliquent effectivement en 1990 que lřaccord initial prévoit seize sièges pour le courant majoritaire au bureau national : « Pour obtenir une représentation plus complète de lřéventail, la majorité décide de réserver 2 des 16 sièges dont elle dispose à un troisième groupe de militants qui ont participé à la résistance dans le sud du pays : il sřagit en réalité de lřEcole Emancipée. »64 Les places réservées par la majorité à Joseph Rollo et Georges Lapierre échoient donc à cette tendance, signant ainsi le rapprochement entre les deux courants, soucieux de freiner la progression de lřinfluence unitaire.

LřEcole Emancipée perd à cette occasion une part de son influence, puisquřelle récolte deux fois moins de sièges que sa concurrente unitaire, à lřinverse des rapports de force prévalant avant-guerre. Elle ne retrouvera jamais ce niveau, et perd alors la faculté de compter réellement dans les décisions syndicales, hors du ralliement aux positions de la majorité ou de la principale minorité.

Les tensions apparaissent moins fortes dans les autres syndicats enseignants, dans lesquels les conflits dřavant-guerre étaient moins prégnants. Ainsi, dans lřenseignement secondaire, le SPES se reconstitue à partir du comité que nous avons déjà évoqué, comité réfractaire à la structuration plus importante du FN. La direction comprend donc des militants des deux mouvances, prolongeant un travail unitaire précoce. La guerre a permis le renforcement de lřidée syndicale dans le second degré, puisque dřanciens militants du syndicat autonome, le S3, rejoignent lřéquipe du SPES, pour fonder un nouveau syndicat à la Libération, le SNES. R. Binon explique : « il leur apparut quřaprès tant dřangoisses et dřespoirs en commun, il leur était impossible, au jour de la libération et de la victoire, de revenir à leurs anciennes divisions, à leurs syndicats rivaux. Le dernier tract quřils lancèrent en juillet 1944 dans la clandestinité se terminait par un appel à lřunion. »65 Autre particularité du SNES, il est seul à se réclamer de De Gaulle : « Aujourdřhui, le personnel de lřenseignement secondaire acclame le général de Gaulle qui le premier lança le mot dřordre de la résistance et de lřespoir »66. On

62 Le mouvement syndical des enseignants de la Libération à la scission et à l’autonomie de la FEN inclus dans

les annexes de la Thèse de 3° cycle de Pierre Roche, Les Instituteurs communistes, op. cit.

63 in ROCHE (P.), Les Instituteurs communistes, op. cit. - Tome II, p. 78.

64 in AIGUEPERSE Henri - CHÉRAMY Robert, Un syndicat pas comme les autres : le SNI, Paris, Martinsart,

SUDEL, 1990, 376 p. - p. 228.

65US n° 1, 30 décembre 1944. 66 Ibid.

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peut supposer que cřest un effet de la présence des anciens militants du syndicat autonome, plus conservateurs. A côté de cette activité, Edmond Lablénie constitue au cours de lřété 1944 le FN de lřenseignement secondaire, fort dřun millier de membres67. Le Syndicat de lřEnseignement technique, dans lequel les communistes disposaient déjà dřune certaine influence avant-guerre, reprend également vie68.

Ces événements ne sont pas simplement présentés aux syndiqués à lřoccasion de la Libération de la France ; ils continuent à être commentés, interprétés des années après, ce qui permet la constitution de mémoires spécifiques de la Résistance enseignante.

III

EPISODE OU TOURNANT ?

LA CONSTITUTION DE LA

MÉMOIRE ENSEIGNANTE DES ANNÉES SOMBRES ET DE LA