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II. Les théories de la lecture littéraire

II.3. Théories de la réception

Bien que l’esthétique de la réception ne relève pas a priori du ressort de la sémiotique, certains sémioticiens comme Roland Barthes ont renoncé à la lecture modèle pour focaliser leurs travaux sur les études des réceptions empiriques. De cet angle, Barthes s’intéresse plus particulièrement au rôle crucial du lecteur réel dans la construction du sens des textes littéraires. Pour que la plaisir de la lecture soit effectif et atteigne son paroxysme, le lecteur ne doit plus avoir tendance à lire le texte tout en le considérant comme un produit fini et à sens unique mais il est nécessaire qu’il contribue à l’élaboration de ce sens qui n’est pas déjà fixé par l’auteur. Barthes décrit bien, dans ces lignes, cette métamorphose de la stratégie adoptée par le récepteur d’un texte littéraire :

Texte veut dire tissu, mais alors que jusqu’ici on a toujours pris ce tissu pour un produit, un voile tout fait, derrière lequel se tient plus ou moins caché le sens (la vérité), nous accentuons maintenant, dans le tissu, l’idée génératrice que le texte se fait, se travaille à travers un entrelacs perpétuel ; perdu dans ce tissu –cette texture- le sujet s’y défait. (Barthes, 1973 : 100-101).

S’inspirant essentiellement des travaux menés en herméneutique par Gadamar et Heidegger, Hans Robert Jauss est l’un des premiers chercheurs dans les approches

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esthétiques à avoir développé une théorie de la réception. Au départ, il postule que l’étude d’une œuvre littéraire consiste à (re)connaitre les multiples échos qu’elle suscite d’une époque à une autre au sein de diverses communautés linguistico-culturelles. Il parait donc qu’il se penche sur une perspective d’analyse d’ordre historique longtemps mise à l’écart par la théorie littéraire.

En effet, chaque lecteur élabore, au fur et à mesure, et à travers ses lectures, des attentes et mobilise des savoirs déjà acquis. D’où la reconstitution de « l’horizon d’attente » d’un lectorat qui se distingue dans une large mesure de « l’horizon d’attente intersubjectif ». Si le premier reflète la représentation que se fait l’auteur des éventuels récepteurs de son œuvre, le second fait concrètement référence à l’expérience individuelle de chaque lecteur, à ses connaissances préalables en fonction desquelles il identifierait les courants artistiques, les genres ainsi que les thématiques des œuvres antécédentes. On comprend, de ce fait, que le texte littéraire, se situe souvent par rapport à des ancrages textuels et à des échanges intertextuels comme le fait remarquer Hans Robert Jauss (1978 :50) sans ambages :

Même au moment où elle apparait, une œuvre littéraire ne se présente pas comme une nouveauté absolue surgissant dans un désert d’informations ; par tout un jeu d’annonces, de caractéristiques déjà familières, son public est déjà prédisposé à certain mode de réception.

De cette démarche historico-empirique Robert Hans Jauss passe à une herméneutique subjective quand il s’applique à interpréter « la valeur novatrice » d’une œuvre littéraire, c’est-à-dire en quoi elle est distinguée des textes antérieurs et ce qu’elle apporte de nouveau sur le plan thématique et littéraire.

Cependant, il est constaté que Jauss polarise toujours l’interaction entre le texte et le lecteur perçus comme les deux éléments incontournables dans l’accomplissement et le parachèvement de la production littéraire. Cela se réalise pratiquement via l’établissement de rapports très étroits entre deux horizons d’attente distincts : d’un côté celui de l’œuvre et de l’autre celui du destinataire. Il est à souligner que ces rapports peuvent être fusionnels ou divergents car l’œuvre ne correspond pas dans l’absolu aux attentes des lecteurs mais pourrait parfois les décevoir.

De ce qui précède, on déduit que l’approche de Jauss, telle qu’il la forge, se caractérise par le fait qu’elle envisage l’œuvre littéraire comme un processus actif qui

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ne soit accompli que par une actualisation de la part du lecteur en prenant en compte l’évolution historique perpétuelle au cours de laquelle cette actualisation prenne forme.

Du côté de la psychologie, Michel Picard est l’un des premiers à s’être attaché à la mise en application des concepts inhérents à la psychanalyse dans le domaine de la réception de la littérature par un lecteur réel et empirique, contrairement aux théories d’Iser et d’Eco intéressés particulièrement au lecteur abstrait.

Dans l’intention de mieux expliciter sa démarche, il assimile la lecture au jeu : « la lecture, si elle assimilable au jeu, devrait donc être active, même la plus

abandonnée » (Picard, 1986 : 47). La vision de la lecture comme étant une dynamique

active tient au fait qu’elle est comparable à un jeu que Picard présente sous deux formes : « le playing » et « le game », deux termes anglais traduits respectivement en français « les jeux de rôle » et « les jeux de règles ». Les deux sortes du jeu sont tout à fait transposables à l’acte de lire pris tantôt comme un playing quand il s’agit d’une identification mentale à un personnage ou à une figure de fiction, tantôt comme game du moment où la lecture revêt un caractère réflexif voire stratégique exigeant la mise à distance du lecteur par rapport au texte.

La complémentarité entre les deux modes de l’identification et de la distanciation étant irréfragable, Picard finit par envisager la lecture littéraire sous l’angle du jeu et distingue trois identités ou instances lectrices qui s’interfèrent chez le lecteur, à savoir le liseur, le lu et le lectant. En fait, Picard (1986 : 214) explicite ses réflexions en disant :

Ainsi, tout lecteur serait triple (même si l’une ou l’autre de ses composantes est atrophié) : le liseur maintient sourdement, par ses perceptions, son contact avec la vie physique, la présence liminaire mais constante du monde extérieur et de sa réalité ; le lu s’abandonne aux émotions modulées suscitées dans le ça, jusqu’aux limites du fantasme ; le lectant qui tient sans doute à la fois à l’idéal du Moi et du Surmoi, fait entrer dans le jeu par plaisir secondarité, attention, réflexion, mise en œuvre d’un savoir, etc.)

D’après cette citation, il est possible d’affirmer que le liseur est vu comme la personne physique pour qui le monde extérieur est toujours présent et auquel il garde des contacts réels, que le lu est celui qui s’adonne parfaitement aux jeux de simulacre et fait référence à l’inconscient du lecteur. Pour le lectant, il correspond au lecteur conscient adoptant une posture critique vis-à-vis du texte.

Dans la pratique de la lecture, les trois composantes sont en permanente interaction. En effet, les deux premières entités (le liseur et le lu) fondent la

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participation dans tous ses aspects fantasmatiques du lecteur tandis que le lectant implique la prise du recul au texte. Cela nourrit énormément le plaisir du lecteur et enrichit son expérience esthétique grâce à l’oscillation continue entre la participation et la distanciation.

Les principes théoriques de Picard seront ultérieurement affinés et élaborés avec l’apparition en 1989 de son essai Lire le temps où il livre une analyse systématique des différentes modalités temporelles intervenant lors de la lecture. Il y aborde également la question de la lecture comme jeu sous l’angle du facteur « temps » étant donné que lire est avant tout un acte situé à un moment donné. Par conséquent, la littérature semble entretenir des rapports privilégiés au temps que Picard en distingue cinq modes : le temps du déchiffrement, réel, fictionnel, le temps « hors temps » et le temps transitionnel.

Ce modèle tripartite, aussi intéressant qu’il soit, parait à Vincent Jouve incomplet. Il part d’abord des propositions de Picard. Puis, il détache son étude de la perspective d’analyse axée principalement sur la lecture perçue comme jeu pour aboutir à un autre modèle plus précis. Il commence par renoncer à l’instance du liseur jugé superfétatoire, affine ensuite le concept du lectant et distingue enfin le lu du lisant.

Ainsi, le lectant sera divisé en deux entités que Vincent Jouve présente comme suit : « Le lectant peut ainsi être dédoublé en un « lectant jouant » (qui s’essaye à

deviner la stratégie narrative du texte) et un « lectant interprétant » (qui vise à déchiffrer le sens global de l’œuvre) » (Jouve, 1979 :36). Dans ce double mouvement

analytique et interprétatif, le lectant saisit le sens global du texte en le situant par rapport à son auteur vu comme le constructeur de l’œuvre et le transmetteur du message. Quant au liseur, il représente un lecteur fusionnel qui s’intègre à l’histoire et prend ses évènements pour véridiques. Enfin, le lu est cet espace où se déploie les fantasmes du lecteur qui se lit lui-même à travers le récit. Il s’identifie aux personnages qui lui ressemblent et ressent une empathie envers eux.

Quoique l’ordre que nous avons choisi pour présenter l’ensemble de ces théories n’obéit pas à un ordre tout à fait chronologique (certains aménagements ont été faits pour regrouper les visions analogues indépendamment de leur succession chronologique), cela nous a, cependant, offert l’opportunité de mettre en exergue leurs apports théoriques que l’on peut classer en deux grandes tendances. La première tente

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de mettre en avant l’intérêt du réseau contextuel qui conditionne l’acte de lire alors que la seconde privilégie l’interaction entre le texte et le lecteur.

Néanmoins, se concentrer sur l’un ou l’autre aspect, sans se soucier de leur complémentarité, sera un fait insensé critiquable à plusieurs niveaux ; de prime abord, s’en tenir exclusivement au texte ne permet pas la détermination de toute sa pertinence. De surcroit, une excessive valorisation de la subjectivité du lecteur et de son autonomie interprétative ne sera qu’un déni insensé du contexte socioculturel et économique de la lecture. Si ledit contexte est pris en compte, la littérature revêtira une autre valeur relative et évolutive en fonction de plusieurs facteurs qui s’interpénètrent tels que le nom de l’auteur, le prix du livre, la publicité, etc. jouant tous un rôle inéluctable dans la promotion de la culture livresque dans la société.

Par delà ces critiques fondées, une perspective qui préconise le rapprochement entre ces multiples théories ne sera que fructueuse, notamment sur le plan didactique. Cela nous amène à nous adhérer complètement à la proposition de Jean Louis Dufays qui insiste sur la complémentarité entre les différentes approches supra-citées. Il aboutit à une conception de la lecture qui repose sur deux principes essentiels :

D’une part, il faut admettre que la lecture est un processus de construction qui repose sur les compétences et les motivations du lecteur (…). Mais d’autre part, la prégnance des stéréotypes est telle que, sitôt qu’il (le texte) est situé dans un contexte socioculturel donné, le texte devient un objet social dont les signifiants peuvent être référés à des schémas sémantiques de ce contexte, et la lecture devient, quant à elle, un processus de reconnaissance et d’une combinaison d’une matière préexistante. (Dufays, Gemenne et Ledur, 2005 : 71).

Cette double articulation entre un artefact devant être doté de significations et un objet social véhiculant des stéréotypes et des schémas cognitifs reconnaissables est éminemment concevable car les deux visions reflètent les deux faces indissociables d’une même réalité. Lire sera, dans ce cas précis, un processus dialectique donnant lieu à la combinaison de trois dimensions intentionnelles, à savoir les intentions de l’auteur, du lecteur et du texte auxquels Jean Louis Dyfays attribue ces significations :

Une lecture littéraire lucide se doit de séparer et de combiner de manière équilibrée la recherche de ces trois dimensions : celle des sens intentionnels (voulus par l’auteur), celle des sens inconscients (relevant de « l’intention du texte ») et celle des sens projetés plus ou moins librement par le lecteur. (Dufays, Gemenne et Ledur, 2005 : 73).

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Plus précisément, cela signifie que les sens intentionnels renvoient aux intentions explicites que l’auteur manifeste et expose expressément dans son texte. Pour les sens inconscients, ils sont inhérents au patrimoine socioculturel que les lecteurs partagent. Ils échappent à l’auteur et se reconnaissent grâce au caractère social du texte et au contexte de la réception. La troisième dimension reflète le parti pris du lecteur et sa liberté de se projeter dans le texte selon ses propres désirs et fantasmes.