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LECTURE MULTIMODALE DES RECITS LITTERAIRES

V. Modalités de lecture numérique

Le changement de la nature des textes littéraires entraine une modification des processus de leur lecture. Pour lever le voile sur les spécificités de l’activité de lecture des œuvres numériques Serge Bouchardon (2005 : 166-182) met au point cinq modalités que nous présenterons ci-dessous.

V.1. La lecture comme transformation technique

L’acte de lire la littérature se transforme radicalement avec les œuvres numériques parce que le lecteur se trouve soumis à des contraintes ergonomiques qu’impose l’usage intensif des dispositifs informatiques. Ceux-ci se distinguent dans leur ensemble par les offres qu’ils présentent en matière de contrôle d’environnement ; nous donnons les exemples de modifications des formes de fenêtrage et d’affichage, la gestion des opérations des logiciels, l’utilisation de nombreuses topographies comme les réseaux du web, etc.

On s’avise donc que l’interacteur assume la responsabilité de choisir la façon de créer son propre environnement de lecture en manipulant les différentes fenêtres qui s’ouvrent : il peut réaliser des tâches de redimensionnement, de déplacement, de fermeture…La lecture n’est plus envisagée comme l’accomplissement d’opérations cognitive, intellectuelle ou interprétative afin de déchiffrer un récit et d’accéder à son sens profond mais elle devient une transformation technique indispensable à la production et à l’actualisation du texte littéraire.

V.2. La « lec-acture »

La lecture littéraire transformée en une activité technique devient dans cette logique une lecture qualifiée par Yves Jeanneret (2000 : 129) de « gestualisée » et s’inscrit dans une dimension performative. C’est le cas notamment des récits littéraires hypertextuels relevant essentiellement de l’interactivité gestuelle des lecteurs, ce qui fait apparaitre son aspect performatif longtemps marginalisé dans les études littéraires antérieures.

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Jeanneret voit dans le simple geste de cliquer sur un signe passeur quelconque un véritable exercice de lecture. Il définit ces signes comme des « signes décisifs d’accès

au texte, qui appartiennent au texte visible sur l’écran, mais ont pour fonction de désigner des ressources textuelles non manifestes, un texte qu’on nommera, au choix, latent, virtuel, actualisable » (Jeanneret, 2000 : 113).

L’interacteur peut effectuer une action sur le texte avec cette lecture gestualisée, ce qui permet de porter un nouveau regard sur la question de participation et de distanciation, caractéristiques fondamentales de la lecture littéraire. En effet, le lecteur qui agit sur le texte avec son corps réel vit cette expérience comme une parfaite adhésion. Cependant, se pose le problème de littérarité du texte écrit car une œuvre interactive ouverte à tous les agissements et les modifications des internautes relève-t-elle vraiment de la littérature ?

V.3. La lecture ludique

Le passage de la lecture interactive à la lecture ludique des œuvres numériques passe souvent inaperçu car il se fait d’une manière presque automatique comme l’indique Serge Bouchardon (2005 : 170 ) dans ces propos : « de la lecture interactive à

la lecture ludique, il n’y a souvent qu’un pas ». Affirme ce point de vue la tendance du

lecteur à jouer avec le langage et les formes sémiotiques. Ce déplacement du côté du jeu est exploité par certaines productions de la littérature numérique.

Jean Clément (2006) atteste que la typologie des jeux faite par Roger Caillos est si intéressante dans le sens où elle joue un rôle essentiel à apporter un éclairage pratique sur les enjeux liés à la cyberlittérature. Dans son ouvrage Les jeux et les hommes publié en 1958, Roger Caillos distingue quatre grands types de jeux que nous énumérons ci-dessous :

- L’agôn : il désigne les différents jeux de compétition comme les jeux

physiques et sportifs.

- L’alea : il englobe tous les jeux ayant comme principe commun d’être basé

sur le hasard comme ceux de dés, de la roulette et de la machine à sous.

- Le mimicry : ce sont les activités de représentation telles que le théâtre et les

jeux de divertissement où l’on se met dans la peau d’un personnage que l’on cherche à représenter au public.

111 - L’ilinx : c’est le jeu où l’on sent le vertige comme le parachutisme ou les jeux

du manège pour les enfants.

La présence d’une telle typologie dans les œuvres littéraires numériques pourrait nous paraitre certes étonnante mais il suffit de lire cette analyse d’Anne-Marie Boisvert (2003) pour s’aviser de la prédominance de l’agôn notamment dans les récits interactifs, le texte et sa lecture : « devient ainsi un vrai jeu, avec des épreuves et des récompenses.

La récompense, c’est le récit du texte qui se poursuit, interprété et relancé pour et par moi, lecteur, grâce à mes actions réussies ».

V.4. Double lecture, métalecture et figures réflexives

La lecture numérique est qualifiée par certains auteurs comme une double lecture, autrement dit, le lecteur devient lisant de sa propre activité lectorale. Dans cette situation, le lecteur doit contribuer à « attribuer un sens à son action de lecture, sens qui

ne lui est jamais fourni, même si l’auteur l’a fait à dessein » (Bootz cité par

Bouchardon, 2005 : 176).

D’après l’auteur, cette double lecture se distingue de la métalecture qui se construit à travers l’analyse des postures d’autres lecteurs de la même œuvre pendant leurs actions. C’est, en fait, une sorte d’incitation aux échanges entre les participants en vue de dévoiler la richesse des textes et de trouver de nouvelles interprétations :

Deux lecteurs débutant l’œuvre suivront des chemins différents et ne contribueront pas à l’élaboration des mêmes états. Il s’agit d’une discrimination commune à la plupart des œuvres informatiques. Ces deux lecteurs pourront alors échanger sur leur expérience, sans que celle-ci puisse être expérimentée par l’autre. (Bootz : 2003).

La métalecture implique dans ce sens une véritable lecture d’un dispositif informatif qui donne lieu à l’apparition de trois types de figures réflexives. La première consiste en l’exhibition du dispositif lui-même en le mettant en scène afin de montrer à l’interacteur les principes de son fonctionnement. Par exemple, Le livre des morts de Xavier Malbreil invite les lecteurs à entreprendre un voyage fictif dans l’univers des morts au cours duquel ils répondent à des questions avec la possibilité de consulter les réponses des autres.

La deuxième figure est la représentation de l’activité du lecteur-interacteur dans l’œuvre qui doit accomplir un certain nombre de gestes (des clics par exemple) pour

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interagir avec le héros du récit. Enfin, la troisième figure est le dévoilement par l’auteur des outils de création littéraire pour laisser aux lecteurs l’occasion d’accéder aux mêmes sites et logiciels informatiques dont l’auteur s’est servi pour écrire et diffuser son texte. Bouchardon Serge (2005 : 180) résume ces trois figures dans ces lignes :

A travers cette exhibition du dispositif, cette réflexivité générale du geste de création, ainsi que la monstration des outils de fabrication, se joue une tendance importante de cette littérature numérique, sans cesse entrain de réfléchir au geste qui la porte, aux outils dont elle se dote, et dont la prégnance et la matérialité rejaillissent directement sur l’activité de lecture.

V.5. Lecture et expérimentation

La lecture des œuvres numériques fait souvent l’objet d’expérimentations sans cesse renouvelées. Elle interroge les supports et les modalités de création littéraire et artistique tout en cherchant en même temps à se définir. Elle tente également à conquérir un territoire si fécond voué à la littérature et son étude par la multiplication d’expériences destinées à adapter la production littéraire au progrès technologique. Parmi les nombreuses expériences menées actuellement dans ce domaine, nous citons celle de la lecture collective fondée sur la mise en place d’un langage informatique permettant la définition et la détermination du temps de défilement des textes à l’écran selon une vitesse variable en fonction des signes de ponctuation, de la longueur des phrases, des lignes… L’avantage de ce défilement automatique est d’assurer le passage d’une lecture individuelle à une autre collective réalisable en classes ou accessible en ligne.

Conclusion

Pour conclure ce chapitre, nous revenons sur la nécessité d’insister sur la fonction prépondérante dévolue à toute action pédagogique qui doit viser à former un citoyen avisé et capable de réinvestir ses acquis scolaires. A cet effet, pour que l’apprentissage de la littérature à l’école ne soit pas en écart par rapport aux pratiques culturelles d’adolescents façonnés par les nouvelles technologies, l’école a intérêt à mener ses élèves à dépasser le simple stade de consommateurs passifs des médias pour s’engager dans une lecture multidirectionnelle et critique des œuvres numériques et informatiques.

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Ce but est mis en valeur avec l’essor de la littératie médiatique multimodale qui ouvre la voie sur de nouveaux horizons de lecture littéraire à travers des activités pédagogiques intégrant des vecteurs de communication novateurs tels que les réseaux sociaux, les productions cinématographiques et médiatiques, les jeux vidéo, les bandes dessinées…

Dans une perspective didactique, une modélisation d’une lecture objective des récits médiatiques et interactifs et d’une spectature efficiente des récits filmiques renforce considérablement les pratiques scolaires des apprenants en prenant appui sur leurs divertissements médiatiques. Ainsi, l’exploration des différentes modalités de lecture numérique ou filmique des récits littéraires nous a permis de déterminer les mécanismes de lecture et les démarches selon lesquelles il convient de procéder.

Nous signalons aussi que les TICE représentent un levier intéressent pour la socialisation des élèves. Elles sont un tremplin pour leur épanouissement culturel et personnel. Elles pourront participer à estomper la complexité d’accès aux textes littéraires par le truchement de plusieurs modes sémiotiques diversifiés tels que l’écrit, l’oral et le visuel. Accéder à la littérature se ferait également par la voie de nombreuses pratiques scripturales sur lesquelles nous nous attarderons dans les pages qui suivent.

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CHAPITRE IV : ELEMENTS