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SYSTÈME POLITIQUE « BOÎTE NOIRE »

2.3.5.4 Théorie de l’équilibre ponctué

Frank R. Baumgartner et Bryan D. Jones intègrent plusieurs éléments des théories précédentes dans leur théorie de l‘équilibre ponctué (Punctuated-Equilibrium Framework) développée au cours des années 1990. Cette théorie cherche à expliquer pourquoi on constate de longues périodes d‘équilibre ponctuées de courtes et rares périodes de crise pendant lesquelles se produisent des changements majeurs dans les politiques publiques américaines. Les auteurs arrivent aux conclusions suivantes :

1. « Policymaking both makes leaps and undergoes periods of near statis as issues emerge on and recede from the public agenda;

2. That this tendency toward punctuated equilibria is exacerbated by American political institutions; and

3. That policy images play a critical role in expanding issues beyond the control of the specialists and special interests that occupy what they termed ―policy monopolies‖ (True et al. 1999: 98).

Ainsi, cette théorie prévoit que les politiques publiques évoluent généralement de manière incrémentielle en raison des institutions qui limitent les choix possibles. Par contre, lorsqu‘on redéfinit un problème social de manière à ce qu‘il attire davantage l‘attention du public, il en résulte, d‘une part, une ascension sur l‘agenda politique et, d‘autre part, une mobilisation d‘un plus grand nombre d‘acteurs autour de cette problématique. La proéminence sur l‘agenda et la mobilisation d‘une multitude d‘acteurs sont propices aux crises et, par le fait même, aux changements importants (True et al. 1999: 97). Voyons de plus près comment Baumgartner et Jones expliquent l‘alternance des périodes de stabilité et de crise.

Selon ces auteurs, il se forme des sous-systèmes politiques ou des policy monopolies. Ces sous-systèmes sont composés des acteurs les plus importants d‘un sous-champ politique. Ces élites, soit les experts et les lobbyistes, ont tout intérêt à garder le contrôle sur le sous- champ car il est plus facile d‘orienter les politiques en leur faveur s‘il n‘y a pas d‘interférence de la part d‘autres acteurs (Birkland 2005: 228). Baumgartner et Jones donnent l‘exemple des médecins qui contrôlent le système de santé aux États-Unis. Ces médecins affirment qu‘eux seuls sont suffisamment qualifiés pour prendre des décisions concernant les politiques publiques de santé car les questions sont complexes et techniques. Ainsi, tout outsider au monopole est exclu du débat. Par conséquent, les changements quant aux politiques, s‘ils ont lieu, sont minimes et se font dans l‘intérêt des médecins (Baumgartner et Jones 1993: 6-7). De tels monopoles existent dans plusieurs sous-champs politiques, notamment dans les secteurs des forces armées, de l‘énergie, des transports, etc.

Fortement associées à ces monopoles sont les institutions politiques mentionnées précédemment. L‘interaction entre individus autour d‘une problématique entraîne la routinisation de certaines pratiques, la création d‘organes gouvernementaux, etc., bref d‘institutions. Tel que vu plus haut, ces institutions structureront par la suite ce qu‘il sera possible ou presque impossible de faire (Baumgartner et Jones 1993: 6). Il est à noter que ces institutions, comme les individus qui les composent, sont incapables de traiter toute l‘information relative à une problématique (True et al. 1999: 99-100). Par conséquent, les institutions prennent des décisions en fonction d‘une rationalité limitée.

Ces facteurs, à savoir l‘intérêt de limiter le débat à une élite et les institutions qui en découlent et la rationalité limitée, font en sorte que la prise de décision dans un sous-champ politique se fait habituellement de manière incrémentielle. Il en résulte de longues périodes de stabilité. Cette situation où « [t]he citizens excluded from a monopoly remain apathetic, the institutional arrangement usually remains constant, and policy is likely to change only slowly […] » est nommé negative feedback process (processus de rétroaction négatif) par Baumgartner et Jones (True et al. 1999: 100). Ceci s‘oppose au positive feedback process (processus de rétroaction positif) décrivant la situation où des changements mineurs dans les circonstances entraînent d‘importantes modifications aux politiques publiques. Mais comment un tel phénomène peut-il se produire compte tenu des élites, des institutions et de la rationalité limitée? Ceci se réalise en changeant l‘image et la tribune (venue) où l‘on traitera de la problématique (True et al. 1999 : 101; Birkland, 2005 : 229).

Les problèmes sociaux impliquent tous des aspects factuels et émotifs. Baumgartner et Jones relatent l‘exemple de l‘énergie nucléaire. C‘est un fait qu‘il est possible de transformer l‘énergie nucléaire en courant électrique. Certains percevront cette source d‘énergie comme une avancée technique et un moyen d‘obtenir beaucoup d‘énergie à bas prix alors que d‘autres la verront comme un danger environnemental potentiel. Bref, les

faits font souvent l‘objet d‘un consensus, mais il existe généralement une variabilité quant à la composante émotive ou perceptuelle de la problématique. C‘est sur ce dernier aspect que devront travailler les exclus du monopole politique s‘ils veulent changer le statu quo. Ainsi, après la Deuxième Guerre mondiale, les fournisseurs d‘énergie atomique, la Atomic Energy Commission (Commission de l‘énergie atomique), les constructeurs d‘usines nucléaires et d‘autres parties prenantes à cette forme d‘énergie aux États-Unis véhiculaient une image positive de l‘énergie nucléaire et formaient un monopole. Ce monopole perdura jusque dans les années 1970 lorsque des groupes d‘intérêt préoccupés par l‘environnement s‘emparaient des médias pour conscientiser la population aux dangers écologiques potentiels de cette forme d‘énergie. Cette mobilisation, ajoutée à l‘accident à Three Mile Island en 1979, aurait contribué à l‘implosion du monopole politique dans le secteur de l‘énergie atomique (True et al. 1999 : 101; Birkland, 2005 : 229). Il s‘en est suivi plusieurs réformes ainsi que la création d‘une nouvelle agence gouvernementale pour réguler cette industrie (Birkland 2005: 229).

Cet exemple montre que changer l‘image d‘une problématique peut faire tomber un monopole et entraîner des changements. L‘exemple montre également l‘importance d‘incorporer de nouveaux acteurs, notamment via les médias, si l‘objectif est de provoquer des changements importants dans les politiques publiques. En effet, les médias constituent une tribune privilégiée pour déplacer les débats et incorporer de nouvelles parties prenantes. Les différents paliers de gouvernement ainsi que les tribunaux sont également des lieux de débats à envisager pour faire monter une problématique sur l‘agenda gouvernemental. Ainsi, les exclus des monopoles ont souvent pour stratégie de déplacer le débat dans les diverses arènes afin d‘augmenter la visibilité du problème, d‘en changer la définition et de mobiliser de nouveaux acteurs afin de créer une rétroaction positive (Sabatier, 1999 : 9; Morissette, 2006 : 124; Birkland, 2002 : 228; Baumgartner et Jones, 1993 :3).

La théorie de l‘équilibre ponctué a l‘avantage d‘intégrer plusieurs éléments présents dans les théories susmentionnées, notamment l‘effet structurant des institutions, la rationalité limitée, la présence d‘élites politiques et le processus de décision incrémentiel. De plus, en tant que successeur à la théorie des courants multiples, la théorie de l‘équilibre ponctué incorpore plusieurs notions centrales à la théorie de Kingdon qui seront repris dans notre analyse. Par contre, expliquer à la fois les périodes de stabilité et de changement oblige cette théorie à se situer à un niveau très macro et réduit, par le fait même, sa capacité de prédire. En effet, il est difficile de faire des prédictions au niveau des politiques à un moment circonscrit dans l‘histoire (True et al. 1999: 111). La théorie des courants multiples réussit à pallier cette lacune tout en conservant les qualités de la théorie de l‘équilibre ponctuée. C‘est pour cette raison que nous avons retenu cette théorie qui sera expliquée dans les prochains paragraphes.