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SYSTÈME POLITIQUE « BOÎTE NOIRE »

2.3.5.5 Théorie des courants multiples

La théorie des courants multiples développée dans les années 1980 par John W. Kingdon explique « la structuration du programme politique » (Morissette 2006: 121) du gouvernement fédéral américain. Kingdon tente ainsi d‘expliquer pourquoi certains sujets se retrouvent à l‘agenda gouvernemental alors que d‘autres sont ignorés et pourquoi certaines solutions sont considérées alors que d‘autres ne le sont pas. Il est pertinent de s‘intéresser au programme politique car sa configuration est un bon indicateur des politiques qui seront adoptées. En effet, les politiques adoptées sont issue du programme politique. Les politiques adoptées reflètent donc, dans une certaine mesure, le programme politique. Le schéma suivant permettra de mieux situer les différents concepts mis de l‘avant par Kingdon (2003) dans son livre intitulé Agendas, Alternatives, and Public

Figure 22 : Schéma de la théorie des courants multiples

Dans un premier temps, voyons en quoi consiste le programme politique pour ensuite s‘intéresser aux participants et aux courants qui l‘influencent.

2.3.5.5.1 Programme politique (agenda et alternatives)

Le programme politique est le fruit des étapes de mise à l‘agenda et de formulation de politique, soit les deux étapes précédant la promulgation de la loi (voir figure 20). Il est formé de l‘ordre du jour et des politiques (alternatives). L‘ordre du jour, ou l‘agenda, correspond à la liste de sujets ou problèmes auxquels le gouvernement porte attention

(Kingdon 2003: 3). Les politiques sont les solutions à ces problèmes que considère le gouvernement (Kingdon 2003: 4).

Le programme politique est influencé par deux types de facteurs : les participants et les processus. Ces participants, que Kingdon appelle parfois entrepreneurs politiques, correspondent aux acteurs engagés dans le processus politique dans le but d‘influencer le programme politique. Les termes participant, entrepreneur politique et acteur sont donc interchangeables. Les processus, quant à eux, correspondent aux trois courants identifiés par Kingdon. L‘auteur emploie la métaphore du courant (stream) pour souligner que les trois processus se déroulent indépendamment les uns des autres et ce, de manière continue. Le courant des problèmes (problem stream) regroupe les changements importants dans les indicateurs reconnus, les évènements marquants la rétroaction. Le deuxième courant, soit celui des solutions (policy stream), correspond à l‘accumulation des connaissances chez les spécialistes des politiques publiques leur permettant de proposer des solutions en réponse aux divers problèmes. Enfin, le courant politique (political stream) correspond à la balance de pouvoir entre les acteurs. Ces trois courants, tels un cours d‘eau, évoluent de manière indépendante. Toutefois, il arrive à l‘occasion que deux ou trois de ces courants convergent. Cette convergence crée une occasion (window of opportunity) pendant laquelle peut avoir lieu un changement de politiques publiques.

2.3.5.5.2 Participants

Kingdon classe les participants selon leur visibilité. Les participants visibles incluent les membres du gouvernement (Président, Premier ministre, ministres), les médias et les partis politiques. Ces acteurs visibles (visible participants) ont une incidence énorme sur l‘agenda gouvernemental.

Les académiciens, les chercheurs, les consultants, les fonctionnaires et les analystes des groupes d‘intérêts sont considérés comme étant les participants « cachés » de la structuration du processus politique car la population n‘est pas directement en contact avec eux. Ces participants cachés sont des spécialistes qui en viennent à former des communautés plus ou moins fragmentées à l‘intérieur d‘un sous-champ politique tels la santé, les services sociaux ou les régimes de retraite. Ainsi, ces communautés incluent des participants à l‘intérieur et à l‘extérieur de l‘appareil gouvernemental. Leur tâche est de proposer des solutions possibles à un problème politique. Par conséquent, ils ont une influence importante sur les politiques.

Tous ces participants, qu‘ils soient visibles ou cachés, manipulent les trois courants afin que le programme politique reflète leurs préférences. Voyons de plus près ces courants.

2.3.5.5.3 Processus (courants)

Nous définirons ici les trois courants identifiés par Kingdon, à savoir le courant des problèmes, le courant des solutions et le courant politique.

2.3.5.5.3.1 Courant des problèmes

Certains problèmes retiennent davantage l‘attention que d‘autres. L‘attention reçue dépend du moyen par lequel les décideurs apprennent l‘existence du problème, mais aussi la façon de définir le problème. En ce qui a trait aux moyens, Kingdon conclut qu‘un changement dans un indicateur reconnu attire l‘attention des décideurs sur une situation particulière. Plus le changement est important, plus le problème retiendra l‘attention. Par exemple, une hausse soudaine et importante du taux d‘inflation, de la montée du dollar canadien ou du

taux de chômage mobilisera davantage la communauté politique qu‘une augmentation graduelle de l‘espérance de vie.

Les évènements marquants, tels une catastrophe naturelle ou un acte terroriste, captent davantage l‘attention que les indicateurs, mais cet intérêt est généralement de courte durée. Leur effet est donc moins important qu‘un changement important d‘un indicateur à moins que l‘événement ne soit rattaché à un problème plus large.

La rétroaction, qu‘elle provienne de l‘évaluation des programmes ou des plaintes de la part des citoyens ou de la communauté politique, permet aux décideurs de prendre connaissance des problèmes opérationnels des programmes gouvernementaux. L‘évaluation du programme des commandites et du programme du registre des armes à feu par la vérificatrice générale sont des exemples de situations auxquelles les décideurs ont porté attention à la suite de la rétroaction.

Le processus de définition du problème est également déterminant dans l‘attention que reçoit une situation. En effet, il est primordial qu‘une situation soit perçue comme un problème pour qu‘elle se retrouve à l‘agenda gouvernemental. Une situation est problématique lorsqu‘elle va à l‘encontre des valeurs sociales. Par exemple, un taux de pauvreté élevé devient un problème si les valeurs sociales préconisent la solidarité et le bien-être collectif. Une situation peut également devenir problématique lorsqu‘un pays ou une province est l‘objet d‘une comparaison défavorable comparativement à d‘autres pays ou provinces. Le taux d‘activité généralement plus faible du Québec par rapport à l‘Ontario ou au reste du Canada est perçu comme un problème à régler selon certains économistes (Fortin 2002: 2). Enfin, la façon de définir une situation influencera l‘importance qui lui sera accordée. Le sous-financement des régimes de retraite peut-être perçu comme nocif à

l‘efficience ou comme nuisant à l‘équité intergénérationnelle. L‘urgence perçue de la situation variera selon la vision empruntée par les décideurs.

Il faut préciser que les problèmes peuvent devenir prioritaires, mais ils peuvent également perdre de l‘importance sur l‘agenda gouvernemental. Ce recul peut s‘expliquer par l‘action gouvernementale. C‘est le cas lorsque le gouvernement réussit à corriger le problème grâce à une politique, ou à l‘inverse, le gouvernement s‘avère incapable de régler la situation et, par conséquent se désengage de ce domaine d‘action. La mise à l‘écart d‘un problème survient parfois lorsque la situation problématique se résorbe d‘elle-même, sans l‘intervention du gouvernement. D‘autres fois, c‘est la société qui apprend à tolérer le problème, elle met donc moins de pressions sur les élus pour corriger la situation. Finalement, il arrive que de nouveaux problèmes apparaissent et supplantent les problèmes existants sur l‘agenda gouvernemental.

Il est très important de comprendre comment et pourquoi les problèmes voyagent sur l‘agenda gouvernemental car la reconnaissance des problèmes est déterminante pour le processus de mise à l‘agenda. Lorsqu‘un problème est reconnu par la communauté politique, elle retient davantage l‘attention et les acteurs en profitent alors pour faire valoir leurs solutions de prédilection. Pour cette raison, les entrepreneurs politiques investissent beaucoup de ressources afin de convaincre les autres acteurs de l‘importance du problème tel que ces entrepreneurs le définissent.

2.3.5.5.3.2 Courant des solutions

Le processus de formulation des politiques ressemble au processus de sélection naturelle en biologie : les solutions les plus adaptées survivent et évoluent, les autres disparaissent. Pour

être adaptées, les propositions doivent respecter plusieurs critères, dont la faisabilité opérationnelle (technical feasability) et la concordance avec les valeurs de la communauté politique. Les solutions doivent également respecter les contraintes budgétaires en plus d‘être acceptables aux yeux du public et des élus. Une proposition respectant tous ces critères augmente ses chances d‘être considérée par les décideurs. Il faut souligner que ces solutions apparaissent indépendamment des problèmes. Comme le mentionne Kingdon (2003) : « … people in and around government sometimes do not solve problems. Instead, they become advocates for solutions and look for current problems to which to attach their pet solutions » (123).

Afin de voir leur solution privilégiée gagner en popularité, les différents spécialistes mobilisent les recherches et les données pour convaincre leurs collègues du bien-fondé de leur position. Lorsqu‘une solution n‘est pas acceptée d‘emblée par la communauté, les différents spécialistes retravaillent leur proposition pour la rendre plus acceptable. Ce faisant, les spécialistes font rarement table rase des solutions précédentes, ils cherchent plutôt le moyen de rattacher leur option privilégiée à des éléments familiers. Toutefois, bien que la tendance dominante soit à la reformulation (recombination) de solutions, on assiste à l‘occasion à de véritables innovations.

En outre, pour qu‘une solution soit acceptée par la communauté, elle doit passer un processus d‘habituation (softening up) plus ou moins long. Lorsqu‘un spécialiste propose une nouvelle solution, ses collègues s‘y opposent généralement, parfois même avec véhémence. Mais, après avoir entendu une idée répétée maintes fois, les spécialistes qui s‘opposaient initialement à la solution finissent par s‘y habituer et réagissent moins fortement. À l‘occasion, ils finissent même par être convaincus du bien-fondé de la solution et l‘adoptent eux-mêmes. Les spécialistes consacrent une part importante de leur énergie à

habituer leurs collègues à leur solution privilégiée car l‘idée doit avoir « fait son chemin » pour être considérée sérieusement au moment où la fenêtre politique s‘ouvrira.

2.3.5.5.3.3 Courant politique

L‘arrivée au pouvoir d‘un nouveau gouvernement entraînera une nouvelle série de sujets prioritaires. Un changement dans le climat national vers le libéralisme économique modifiera l‘importance accordée à certains sujets. Un groupe d‘intérêt puissant et mobilisé exercera des pressions sur les élus afin que ces derniers accordent plus d‘importance à leurs sujets de prédilection. Tous ces changements ont des conséquences sur la balance du pouvoir des différents acteurs.

Bien que tous ces éléments influencent l‘ordre du jour gouvernemental, ils ne le font pas tous de la même façon. Le climat national et les élections ont une incidence directe sur l‘agenda. Les groupes d‘intérêt, quant à eux, agissent indirectement en empêchant certains éléments de se retrouver à l‘ordre du jour plutôt qu‘inscrire eux-mêmes leurs préférences à l‘agenda gouvernemental.

Kingdon précise que le consensus au sein du courant politique s‘obtient par la négociation plutôt que par la persuasion. Les élus politiques s‘échangent des votes, les groupes d‘intérêt forment des coalitions autour d‘un objectif accepté de tous, etc. Il en résulte que les propositions acceptées sont généralement une version édulcorée des positions idéalistes tenues par les différents acteurs au début du processus.

2.3.5.5.4 Convergence et fenêtres politiques

Comme mentionné précédemment, les trois courants identifiés par Kingdon sont indépendants les uns des autres. Toutefois, il arrive que ces courants convergent (coupling) et ouvrent une fenêtre politique (policy window) qui permettra un changement de politique. La convergence est partielle lorsque deux courants sur trois se rencontrent. C‘est le cas, par exemple, lorsque les spécialistes trouvent une solution pertinente à un problème pressant, mais que le courant politique n‘est pas au rendez-vous ou quand les acteurs du courant politique sont préoccupés par un problème aigu, mais qu‘aucune solution ne leur semble acceptable. La convergence est totale lorsque les trois courants s‘unissent. Ici, les entrepreneurs politiques profitent de la réceptivité des élus pour faire valoir leur solution à un problème perçu comme méritant une attention particulière. La convergence totale, comparativement à la convergence partielle, augmente significativement les chances qu‘un sujet se retrouve à l‘ordre du jour gouvernemental et qu‘une décision soit prise à ce sujet.

Il est à noter que le succès d‘une solution dans un sous-secteur politique crée un précédent et augmente les chances de succès de cette même solution dans un autre sous-secteur présentant une problématique similaire car le courant politique y est réceptif.

Kingdon souligne qu‘une fenêtre politique peut s‘ouvrir à la suite d‘évènements ayant lieu dans le courant des problèmes, un évènement marquant par exemple, ou dans le courant politique tel un changement de gouvernement. Peu importe sa source, l‘ouverture d‘une fenêtre est rare et de courte durée. La fenêtre, tel un aimant, attire les problèmes et les propositions. Il se crée alors un embouteillage. Seuls les problèmes et les propositions bénéficiant de ressources suffisantes franchiront cette étape pour se retrouver à l‘agenda décisionnel. Les autres sujets et solutions seront alors mis à l‘écart et devront attendre la prochaine ouverture pour se concrétiser. Afin de ne pas rater leur coup, les défendeurs

d‘une solution particulière doivent constamment rallier les autres acteurs à cette solution et demeurer sur le qui-vive pour rattacher ladite solution aux fenêtres créées par les courants des problèmes et politiques.

2.3.5.5.5 Particularités de la théorie des courants multiples

La théorie de Kingdon se distingue d‘autres théories en science politique sur plusieurs points. D‘abord, l‘auteur nie que les évènements suivent des étapes bien délimitées. Kingdon affirme plutôt que les courants des problèmes, des solutions et politique suivent leur cours indépendamment les uns des autres et se rencontrent à l‘occasion pour produire des changements de politiques. Ces changements ne sont donc pas l‘aboutissement d‘une séquence d‘évènements telle l‘apparition d‘un problème, sa reconnaissance, sa mise à l‘ordre du jour, la recherche de solutions et, enfin, une décision rationnelle prise parmi ces solutions. La recherche empirique de l‘auteur montre plutôt que les solutions précèdent souvent les problèmes et que les politiques sont générées avant même qu‘un élément n‘apparaisse à l‘agenda.

La théorie de Kingdon s‘oppose également aux théories concevant les changements de politique comme étant un processus rationnel ou incrémentiel. L‘auteur reconnaît que ces deux processus sont parfois présents. Toutefois, il affirme que les changements importants sont le fruit des occasions saisies par les entrepreneurs politiques pour faire converger les trois courants en leur faveur.

À première vue, on pourrait penser que la théorie des courants de Kingdon suppose que la structuration du programme politique soit aléatoire. En effet, les évènements ne suivraient pas une séquence prédéterminée et les décisions prises ne reposeraient ni sur la rationalité, ni sur les acquis (incrémentalisme) dans la plupart des cas. Par conséquent, cette théorie ne

permettrait pas de prédire, ce qui affaiblirait sa valeur heuristique. L‘auteur répond à cette critique en affirmant que trois patterns se dégagent de sa recherche permettant d‘effectuer une prévision sur la présence ou l‘absence d‘un élément sur l‘agenda gouvernemental.

D‘abord, les processus à l‘œuvre au sein de chaque courant diminuent la part d‘aléatoire. Au niveau du courant des problèmes, ce sont les situations devenues problématiques qui ont plus de chances de se retrouver à l‘ordre du jour. Ces situations problématiques attirent l‘attention à la suite de la variation importante d‘un indicateur ou d‘un évènement marquant ou par la rétroaction. Quant au courant des solutions, les recherches montrent que celles répondant à certains critères tels la faisabilité ainsi que la réceptivité de la part du public et des élus augmentent leurs chances de se retrouver à l‘agenda gouvernemental. Enfin, certains environnements politiques sont plus propices à l‘apparition à l‘ordre du jour de certains éléments et plus fermée à d‘autres. En connaissant le climat national et les ressources des groupes d‘intérêt par exemple, on peut estimer les probabilités qu‘un élément soit considéré. Toutes ces connaissances permettent de baliser la part d‘arbitraire dans la théorie de Kingdon.

Le processus encadrant la convergence des courants est une deuxième source de diminution de l‘arbitraire. Comme mentionné précédemment, la rareté des fenêtres politiques crée un engorgement de solutions tentant de se rattacher au problème suscitant l‘intérêt tout en profitant de la réceptivité au plan politique. Mais, l‘étude de Kingdon a permis de conclure que les solutions ayant été assimilées par une large part de population, celles ayant satisfait les critères susmentionnés et celles étant défendues par des entrepreneurs politiques habiles avaient plus de chances d‘être retenues que celles ne profitant pas de ces avantages.

Enfin, diverses institutions, que Kingdon appelle constraints on the system, limitent la marge de manœuvre des entrepreneurs politiques, et par le fait même, la part d‘aléatoire.

Ainsi, les lois, les budgets, l‘opinion publique, etc. constituent des bornes à l‘action des acteurs. Nous l‘avons vu plus tôt, les entrepreneurs doivent recourir à plusieurs stratégies pour atteindre leurs objectifs au niveau des politiques publiques. Toutefois, tout n‘est pas permis. Identifier les institutions et leurs effets limitants permet d‘anticiper quels éléments se classeront sur l‘agenda gouvernemental.