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Comme pour la précédente, cette période commence par un film. En 1950, la

Twentieth Century Fox produit The Mudlark. Ce long-métrage anglo-américain, en noir et

blanc, se fonde et brode sur la période de retrait de la reine Victoria après la mort du Prince Albert et jusqu'à son retour sur le devant de la scène, sous l'impulsion – entre autres – de Benjamin Disraeli, alors Premier ministre. Ces événements mettent aussi en scène John Brown, serviteur écossais de la reine, qui à partir de 1865 devient son principal ami et confident. Sa personnalité haute en couleur et les rumeurs de romance avec la reine ont fait de John Brown un bon client pour la fiction historique.1 Dans ce film, le personnel rencontre le politique, puisque l'action se déroule en 1875, année où le second gouvernement Disraeli légifère le plus activement sur les questions sociales. La fin de la réclusion volontaire de Victoria est ici associée au début des réformes sociales conservatrices.

Le scénario du film met en scène la figure classique de l'orphelin (inspiré par Dickens ?) à la recherche d'une figure maternelle. Wheeler, le héros du Mudlark, cherche en effet à rencontrer la reine, mère de substitution puisqu'elle figure sur un médaillon qu'il possède. Il réussit à s'introduire à Windsor, mais les (re)trouvailles ne se déroulent pas comme il l'aurait souhaité puisqu'il est pris pour un terroriste irlandais. Toutefois, grâce à la double protection de John Brown et Disraeli, il échappe à une condamnation et a la chance de pouvoir s'entretenir avec Victoria. Les rumeurs d'attentat qui fleurissent dans la presse permettent au passage à Disraeli de retourner la situation en sa faveur et de faire voter ses lois sociales. Le film se termine sur un retour de la reine sur le devant de la scène publique.

Concernant sa réception, le film a l'honneur d'être projeté à la famille royale le 30 octobre 1950 au Cinéma Empire.2 Dans sa critique du film, le quotidien The Times le présente comme un hybride, produit par des Américains, tourné en Angleterre avec un casting majoritairement britannique à l'exception du premier rôle (Irene Dunne, qui incarne Victoria). Alec Guinness, qui incarne à la même époque le Fagin de Dickens, est salué pour son interprétation mesurée et réussie de Disraeli :

He is the master of an oratorical style which is elaborate without being sententious, and it is little wonder that he brought down the House of Commons 1 Outre que John Brown figure dans plusieurs films avant-guerre comme Victoria the Great (1937), Sixty

Glorious Years (1938) et The Prime Minister (1941), un film entier sera consacré à leurs relations : Mrs Brown (1998). Disraeli figure d'ailleurs dans ce dernier, mais il présenté avant tout comme une figure

comique, permettant de relâcher la tension qui existe entre les deux personnages principaux du film. 2 The Times, 3 octobre 1950, No. 51 812, p. 8.

almost as effectively as Hitler's bombs.1

Comme pour de nombreux films historiques, la date la plus importante n'est pas celle de l'événement décrit, mais celle de la réalisation du film. En 1950, les travaillistes sont au pouvoir sous la direction de Clement Attlee. Suivant les recommandations du rapport Beveridge, des réformes structurelles – comprenant la création du NHS et de nombreuses nationalisations – font de la politique économique keynésienne l'inspiration dominante pour les trente années à venir. De nombreux observateurs voient dans la Seconde Guerre mondiale l'un des catalyseurs de ce procès déjà en gestation durant les années 1920 et 1930. Selon l'historien Richard Titmuss, la guerre crée une solidarité entre les Britanniques, qui deviennent plus enclin à accepter une intervention accrue de l'État afin d'instaurer des politiques plus égalitaires.2 Pour Pat Thane, la guerre a eu – en matière sociale – pour principale conséquence de créer un consensus sur la nécessité d'agir dans ce domaine.3 Dans le récit de la naissance de ce consensus, la découverte de la pauvreté – des villes – par les habitants des campagnes – prospères – occupe une place importante.4 Les bombardements des centres urbains auraient conduit de nombreux parents à envoyer leurs enfants chez des proches à la campagne. Ces derniers auraient alors pris conscience de l'état sanitaire d'une grande partie de la population. Cette sensibilisation les aurait disposés en faveur d'une résolution de ces problèmes de nature sociale.

Comment ne pas voir dans ce film de 1950, soit juste cinq après la fin du conflit, une transposition historique de cette récente prise de conscience ? Dans le Mudlark, c'est un enfant, orphelin de surcroît, qui vient à la rencontre la reine, mère et allégorie de la nation britannique, et qui conduit cette dernière à revenir sur le devant de la scène. De même, le Disraeli incarné par Alec Guinness, se sert de son exemple afin de faire passer ses réformes sociales au nom d'une plus grande solidarité avec ces enfants que la société a abandonnés, désocialisés et démoralisés. La mère que Wheeler recherche est certes incarnée par Victoria, mais c'est l'État qu'il faut voir in fine derrière celle-ci. Lors de son discours aux Communes, Disraeli-Guiness en appelle à plus de justice et à une protection de l'enfance, à la fois pour des raisons pragmatiques (une bonne démographie est un atout en cas de conflit) et éthiques (le « caractère » anglais l'exige). Le sérieux et la détermination de Disraeli dans cette représentation contrastent avec l'image d'aventurier qui est donnée de lui par Louis-Napoléon 1 The Times, 31 octobre 1950, No. 51 836, p. 6. « Il se rend maître d'un style oratoire, à la fois élaboré sans être sentencieux, et c'est sans surprise s'il abat la Chambre des Communes presque aussi efficacement que les bombes d'Hitler. »

2 P. Thane, The Foundations of the Welfare State, Longman, Harlow, 1982, pp. 223-225. 3 Ibid, pp. 263-269.

4 Lord Butler, The Art of the Possible, Hamish Hamilton, Londres, 1971, p. 92. Lord Butler véhicule aussi ce mythe de la découverte des « deux nations » dans ses mémoires.

Parker. Outre que Disraeli est confirmé dans son rôle de champion de la monarchie, il s'affirme comme le symbole des réformes sociales des années 1870 et par extension (conséquence du verbe baldwinien de la période précédente), comme celui des années 1950- 1960 ? Au risque d'aller trop loin dans l'interprétation, n'est-il pas possible de voir un peu de Clement Attlee dans le Disraeli du Mudlark, tout comme il était modelé sur Churchill dans le patriotique The Prime Minister (1941) ?