• Aucun résultat trouvé

Bien que contemporain de Michael Foot, Maurice Edelman (1911-1975) ne joue pas dans la même catégorie que ce dernier. D'origine juive, sa famille fuit les pogroms et vient trouver refuge en Angleterre. Après un cursus universitaire à Cambridge, il travaille dans l'industrie durant les années 1930. Dans les années 1940, alors qu'il commence à s'engager politiquement du côté travailliste, il affiche son soutien à l'Union Soviétique. Francophile, il passe une partie de la guerre en Afrique Nord et le général de Gaulle devient son héros. En 1945, il est élu député pour Coventry. Il s'affirme comme un pro-européen, et alors qu'il semblait destiné à être ministre, il fait toute sa carrière comme simple député. Il s'illustre cependant dans le domaine des arts et de la littérature, écrivant un œuvre prolifique et diverse. Ses deux romans historiques sur Disraeli, pour lequel il éprouvait une affinité particulière, marquent le sommet de sa carrière littéraire et sont des succès commerciaux et critiques, les historiens reconnaissant dans ses romans une très bonne connaissance et compréhension du personnage. Il avait prévu un troisième volume, que la mort l'empêcha d'achever. En 1972, son admiration pour Disraeli le conduit à louer au National Trust une aile du Manoir d'Hughenden ! Edelman partage en effet trois attributs avec Disraeli : ils sont tous les deux hommes politiques – bien qu'Edelman soit de second rang, ce qui ne cessera de le frustrer – romanciers, et juifs.

Dans Disraeli in Love, Maurice Edelman dépeint principalement la vie personnelle et sentimentale de Disraeli, le mettant en scène dans son intimité.3 Le roman décrit toutefois la montée en puissance d'une prise de conscience de la part de Disraeli. Alors que dans les premiers chapitres, Disraeli semble uniquement préoccupé par son avenir (politique, financier et matrimonial en particulier) et insensible aux considérations sociales de son ami Buwler, une série d'événements lui fait progressivement réaliser qu'une partie de l'Angleterre souffre et nécessite l'attention de la classe politique. Dans le même temps, le dandy dépourvu de principe, à la recherche d'une riche héritière, est détourné de ses ambitions matrimoniales par la belle Henrietta Sykes, dont il devient l'amant.

1 Ibid, p. 189.

2 Le journaliste Steve Richards revient d'ailleurs dans sa nécrologie sur le rôle des héros pour Michael Foot, Disraeli faisant parti de ces derniers. S. Richards, « Michael Foot – a combination of idealism and pragmatism », The Independent, 4 mars 2010.

Les événements évoqués par Edelman font la part belle aux « re-découvertes » de Robert Blake dans sa biographie de 1966 : sa liaison avec Henrietta, ses rapports avec le peu fréquentable Lord Lyndhurst, qui s'affirme comme son mentor, ses dettes et bien-sûr son manque de principe initial. Edelman joue aussi avec la connivence du lecteur, qui connaît la suite et la fin de l'histoire, en mettant dans la bouche de Disraeli des propos qu'il ne prononcera que bien plus tard. Au sein d'un roman qui se concentre avant tout sur l'histoire d'amour entre Disraeli et Henrietta, des épisodes bien connus des historiens sont présentés : ses échanges et son duel avorté avec Daniel O'Connel ou sa conversion progressive au conservatisme. Edelman restitue aussi l'antisémitisme de l'époque, souvent occulté par ses biographes.

Edelman invente aussi une scène où Disraeli assiste à un procès d'agitateurs-paysans, qui finit de le doter d'une conscience sociale bien développée :

« Their crime is poverty, » said Disraeli. « There is surely a flaw in a society that sentences men to death for being poor. »1

Disraeli se rend même en prison afin de rendre visite au principal agitateur et plaide ensuite en sa faveur auprès de Sir Robert Peel. Edelman insiste aussi sur la judéité de Disraeli et consacre un chapitre à sa rencontre avec Lionel de Rothschild. Alors que Disraeli quitte Henrietta après avoir découvert qu'elle le trompait avec un peintre, le dernier chapitre se termine sur son premier discours, désastreux mais légendaire, aux Communes. La dernière page du roman annonce le prochain : Disraeli rencontre Mrs. Wyndham Lewis (sa future femme) dans la rue.

En effet, les premières pages de Disraeli Rising, second volet de la triologie, démarrent sur les exhortations du Comte d'Orsay, qui pousse Disraeli à se marier. Ce dernier jette son dévolu sur Mrs. Wyndham Lewis, veuve d'un de ses collègues au Parlement et de douze ans son aînée. Les tentatives de séduction de Disraeli et son succès final occupent le premier tiers du roman, qui se révèle moins axé sur les aspects sentimentaux de la vie de Disraeli. Le roman est à la fois plus historique et plus politique, tout comme les éléments de fiction sont plus limités. Deux sont toutefois notables : la tentative de chantage d'une ancienne maîtresse de Disraeli, Clarissa Edmond, qui met la main sur la lettre de Disraeli adressée à Sir Robert Peel, lui demandant un poste ministériel (cette lettre conduit à une altercation fameuse entre les deux hommes à la Chambre et à un mensonge de Disraeli, qui avait nié l'existence de celle-ci) ; et l'accentuation du judaïsme de Disraeli. Le premier élément est avant tout 1 Ibid, p. 213. « Leur crime est la pauvreté, » dit Disraeli. « Il y a sûrement un dysfonctionnement dans une

fictionnel et répond à des logiques internes au roman. Le second est plus révélateur des projections de Maurice Edelman, qui judaïse son personnage. Deux exemples sont frappants. Lorsque Disraeli est amené à discuter de son possible mariage avec Mary Ann avec son père, il invoque, afin de justifier la différence d'âge, la sagesse des rabbins selon laquelle un homme se doit d'épouser la veuve de son frère.1 Enfin, lorsqu'il apprend la mort de son père, il quitte une réunion de conservateurs pour se rendre à leur ancienne synagogue Bevis Marks, que son père (libre-penseur) avait d'ailleurs quitté se refusant à payer une amende, rompant ainsi avec le judaïsme. Dans cette même synagogue, Disraeli récite en hébreu la prière des morts en l'honneur de son père.2

Le roman se concentre sinon sur la constitution du groupe Young England, du moins sur la montée en puissance politique de Disraeli et son opposition à Sir Robert Peel sur la question des Corn Laws. Comme dans le volume précédent, Disraeli est une nouvelle fois appelé à constater de ses propres yeux l'état de l'Angleterre, cette fois-ci grâce à un vicaire chartiste, Mr. Inglefield. Edelman, grand francophile, consacre un chapitre entier aux pérégrinations de Disraeli à Paris et à sa rencontre avec le roi Louis-Philippe. La méfiance des cercles conservateurs à l'égard de Disraeli est aussi bien rendue, tout comme la description des débats parlementaires, qui provient sans doute de l'expérience personnelle d'Edelman. Ce dernier s'étend aussi sur le combat pour l'émancipation des Juifs auquel Disraeli participe au risque de s'aliéner un parti fraichement conquis. Le roman se termine en 1851 alors que Disraeli est nommé Chancelier de l'Échiquier. Dans les derniers chapitres, il fait la connaissance de l'excentrique Mrs. Brydges Willyams, qui le choisit comme héritier – à condition que sa tombe repose auprès de la sienne – et lui permet ainsi d'éponger une partie de ses dettes et de mettre fin au chantage de la part de Mrs. Edmond, grâce à l'intervention de son notaire, Philip Rose. Enfin, fidèle en ce sens à la tradition disraélienne, Edelman ne manque pas de tourner en ridicule Gladstone, qui est dépeint en train d'évangéliser des prostituées dans un bordel et est finalement surpris par Smythe et Lennox, deux associés de Disraeli.

La mise en scène de Disraeli par Edelman n'est pas sans ironie. Le précédent n'avait pas hésité à représenter des grands hommes dans ses romans, de Shelley à Louis-Napoléon Bonaparte. Le Disraeli d'Edelman est à la fois comique et théâtral. Edelman traite sa vie privée sous un angle public. Après la lecture de ses deux romans, le lecteur repart avec l'impression que ces derniers auraient pu être écrits par Disraeli, dont Edelman reprend en partie le style. Disraeli est en effet un personnage tout droit sorti de l'imagination de Disraeli. 1 M. Edelman, Disraeli Rising, Fontana Books, Glasgow, 1978 [1975], p. 38.

Seul le romancier français Romain Gary, d'origine judéo-lituanienne, semble être en mesure de rivaliser avec l'invention disraélienne. Tous les deux ont eu un rapport complexe avec le judaïsme, ont eu une œuvre littéraire et une carrière politique ou diplomatique, et ont surtout été des maîtres dans la création de mythes et de légendes personnelles. Disraeli, comme Romain Gary plus tard, excelle dans l'auto-invention.1 À la lecture des deux romans de Maurice Edelman, on se rend compte que l'intérêt de ce dernier porte pour Disraeli est plus personnel que politique.

Ce trait est commun à la majorité des hommes politiques évoqués dans cette section, à l'exception peut-être de R. A. Butler. Des personnalités comme Enoch Powell et Michael Foot semblent en particulier apprécier le rebelle que fut Disraeli au début de sa carrière politique. Ce qui n'est pas sans ironie, puisque Powell ou Foot viennent remettre en cause un consensus assez proche des idées de Disraeli. Toutefois, la forte individualité de Disraeli en émule et en appelle d'autres.

Concernant les conservateurs, Disraeli semble avoir été longtemps considéré comme une figure hétérodoxe au sein de leurs rangs comme le prouvent les remarques de Macmillan et Butler, qui sentaient qu'ils étaient hérétiques dans leur propre parti. Toutefois, leur domination de la scène politique conservatrice (et nationale), à la fois en terme d'idées et de pouvoir, durant les premières décennies de l'après-guerre, contribuent à faire de Disraeli une des figures tutélaires du conservatisme. Cette acceptation de Disraeli n'est pas le signe d'une rupture d'une période à l'autre, mais doit être lue comme l'approfondissement d'un procès enclenché par Stanley Baldwin. Le discrédit lié à la figure de ce dernier, égratigné par exemple par Guilty Men, explique aussi le recours à Disraeli pour désigner ce qui peut être vu comme du conservatisme baldwinien. Si la réputation politique de Baldwin n'avait pas été endommagée par la Seconde Guerre mondiale, il aurait peut-être été érigé en figure de proue du consensus de l'après-guerre. Disraeli agirait alors comme une figure de substitution vis-à- vis de Baldwin.

Les représentations de Disraeli émanant des travaillistes sont aussi intéressantes pour plusieurs raisons. Tout d'abord, les trois travaillistes étudiés sont très influencés par la biographie de Robert Blake. Foot écrit en réaction contre celle-ci, tout comme dans une certaine mesure Edelman, qui insiste sur la dimension juive du personnage relativement 1 Pour ce dernier, une comparaison entre son autobiographie (R. Gary, La Promesse de l'aube, Gallimard, Paris, 1960), et une de ses dernières biographies en date, est révélatrice (M. Anissimov, Romain Gary, Le

ignorée par la biographie.1 L'impact de ce travail historique n'est donc pas négligeable. Ces hommes politiques témoignent aussi de la place croissante que prennent les écrits de Disraeli dans la connaissance du personnage. Foot ou Edelman s'intéressent au Disraeli romancier, tout comme Butler écrit une préface pour une réédition de l'un de ses romans, ou que Powell parle de ces derniers à la radio. Ses romans sont pris au sérieux et deviennent des sources de connaissance du personnage. La postérité littéraire de l'œuvre de Disraeli est finalement avant tout politique et le romancier et le politicien ne peuvent être en aucun cas étudiés séparément. Enfin, ces représentations travaillistes du personnage sont un signe de l'acceptation et de la nationalisation progressive de celui-ci, qui devient de facto moins partisan.

Usages thématiques