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Si l'héritage en terme de réforme sociale légué par Disraeli est souligné par Louis Jennings, dans son introduction, sa sélection de textes et ses commentaires, un autre homme joue un rôle important dans le renforcement de cette image : Henry Mayers Hyndman. Il est issu d'une famille, s'étant enrichie grâce à la spéculation foncière dans les Antilles et à Demerara, ayant des convictions conservatrices. Il étudie à Trinity College, Cambridge, de 1861 à 1865, où il suit des cours d'économie politique donnés par Henry Fawcett et découvre Auguste Comte et John Stuart Mill à travers la lecture de leurs œuvres. Après avoir s'être engagé dans une carrière d'avocat, il visite l'Italie en 1866, alors que sévit la guerre italienne pour la conquête de Venise. Il devient alors correspondant de guerre et commence une nouvelle vie dans le journalisme, rencontrant l'exilé Mazzini en 1869. Il développe peu après un intérêt pour la question indienne (et par extension pour l'Empire). Autonome financièrement grâce à son héritage familial, il se présente comme indépendant à Marylebone lors de l'élection générale de 1880. Son programme n'inclut que des mesures de réformes sociales timides et le manque d'enthousiasme de la Marylebone Radical Association le pousse à se retirer de l'élection. Peu avant, il avait découvert Karl Marx et Das Kapital – lu dans une traduction française. Cette découverte l'amène à rencontrer Karl Marx à Hampstead au début de l'année 1880, à qui il propose de réactiver l'idéal chartiste. Hyndman est toutefois plus proche des idées de l'allemand Lassalle. Il rencontre ainsi Rudolph Meyer, ancien secrétaire de Bismarck, un moment intéressé par une alliance avec Lassalle, à Londres. Hyndman cherche en effet à concilier aspirations patriotiques et sociales, sans passer par l'étape révolutionnaire, ce qui n'est pas sans causer des frictions avec Marx. Hyndman, fidèle en ce sens au chartisme, veut une solution constitutionnelle. Le 8 juin 1881, il fonde la Democratic

Federation. Lors du congrès fondateur, il distribue des copies d'un livret intitulé The Text- Book of Democracy: England for All. Ce dernier contient un résumé de Das Kapital, ne

faisant toutefois aucunement mention de Karl Marx, conduisant ainsi à la fois à l'introduction des écrits de Karl Marx en Angleterre et à une brouille entre les deux hommes.1

Si Hyndman a été retenu par l'histoire comme le premier marxiste britannique, il est aussi connu pour avoir été l'un des derniers à rencontrer Disraeli avant sa disparition et surtout 1 C. Tsuzuki, « Hyndman, Henry Mayers (1842–1921) », Oxford Dictionary of National Biography, OUP,

l'une des rares personnes à qui ce dernier accorda un entretien. Cette entrevue de trois heures est décrite par Hyndman dans les pages qu'il consacre à Disraeli dans son autobiographie :

The Record of an Adventurous Life.1 Dans ces mêmes mémoires, il consacre bien-sûr un

chapitre à Karl Marx, mais aussi un à Lord Randolph Churchill, avec lequel il fut en rapport. Le passage relatant son entrevue avec le vieux Lord Beaconsfield, dont l'état physique lui rappelle celui d'une momie, est évoqué par Bernard Glassman dans son étude sur la judéité de Disraeli. Toutefois, c'est ce dernier aspect qui prend le dessus dans l'analyse de Glassman, qui met l'accent sur l'atmosphère d'antisémitisme qui aurait régné autour de la figure de Disraeli.2

Si Disraeli est certainement victime d'antisémitisme – et plus que la majorité de ses biographes ne l'admettent, il est aussi présenté comme isolé politiquement au sein de son propre parti et cela même après la conquête définitive de celui-ci. Selon Hyndman, il se serait entouré d'une garde personnelle d'Irlandais du Nord.3 Hyndman reprend le topos de la comparaison de Disraeli avec son rival Gladstone, soulignant en début de chapitre le caractère d'infaillibilité prêté à Gladstone parmi ses partisans libéraux dont Disraeli ne bénéficia jamais au sein des conservateurs. Hyndman ne comprend pas pourquoi Gladstone n'est pas taxé d'opportunisme, alors qu'il est passé du conservatisme au libéralisme, contrairement à un Disraeli resté fidèle à son parti. Pour Hyndman :

As it was, his abilities were only appreciated very late, and then more for what he probably took up as a useful political cry rather than for the valuable work he did and tried to do.4

Hyndman donne trois raisons pour expliquer son attachement personnel à Disraeli : ses préoccupations sociales, son opposition à la Russie – présentée comme un danger pour la démocratie, et sa politique impériale qui aurait permis de renforcer les liens avec les Dominions et l'Inde. Toutefois, il s'empresse d'ajouter :

But the real influence of the Jew statesman upon me was due not so much to his political as to his literary work.5

Il cite Sybil à l'appui de son propos, le roman prouvant l'engagement profond de Disraeli en faveur de la classe ouvrière. Bien que peu versé dans l'économie politique, ce dernier aurait su 1 H. M. Hyndman, The Record of an Adventurous Life, Macmillan and Co. Ltd, Londres, 1911.

2 B. Glassman, Benjamin Disraeli. The Fabricated Jew in Myth and Memory, University Press of America, Lanham, 2002, p. 133.

3 H. M. Hyndman, The Record of an Adventurous Life, Macmillan and Co. Ltd, Londres, 1911, p. 228.

4 Ibid, p. 231. « Tel qu'il en fut, ses aptitudes ne furent reconnues que très tardivement, et plus pour ce qu'il avait pris probablement pour un cri de ralliement politique utile que pour le travail de valeur qu'il fit et essaya de faire. »

5 Ibdi, p. 232. « Mais la véritable influence de l'homme d'Etat juif sur moi était due moins à son travail politique qu'à son oeuvre littéraire. »

anticiper les besoins sociaux de son époque.

Après cette présentation générale du personnage, il décrit son entrevue avec celui-ci, qu'il cherche à rallier à ses idées, car bien que semi-retiré de la vie politique, il n'en garderait pas moins – pour Hyndman – une certaine influence. Ce dernier raconte qu'il souhaite le détourner de l'impérialisme vers la question sociale. Il commence son dialogue avec le vieil homme d'État en lui avouant qu'il aurait préféré voir les conservateurs rester au pouvoir en 1880 afin de promouvoir des mesures sociales palliatives, au lieu de laisser la place aux libéraux, qu'il accuse de gérer de façon pitoyable les problèmes irlandais, indien et égyptien. Lord Beaconsfield, qui tout au long du dialogue semble peu s'exprimer, si ce n'est par de brèves réponses, s'exclame alors en français : « Tu l'as voulu Georges Dandin ! », faisant référence au « mari confondu » de Molière (où le personnage principal, Georges Dandin, un riche paysan épouse une aristocrate, apportant sa fortune en échange d'un titre, son épouse refusant toutefois de consommer l'union). Hyndman expose ensuite à Disraeli son programme d'amélioration des conditions de vie de la classe ouvrière et cherche à faire vibrer la corde chartiste qui sommeillerait en lui. Après la présentation des différents points de son programme, Hyndman aurait reçu la réponse suivante – sur un ton très amical – de Disraeli :

“I do not say it to discourage you, but you have taken upon yourself a very -heavy- work indeed, and” (smiling), “even now you are not a very young man to have so much zeal and enthusiasm. It is a very difficult country to move, Mr. Hyndman, a very difficult country indeed, and one in which there is more disappointment to be looked for than success.”1

Ce morceau est souvent repris dans les citations associés à Disraeli et peut être considéré comme l'équivalent de certaines tirades du général de Gaulle sur le caractère – ingouvernable – des Français.

La fin du chapitre est très révélatrice des intentions de Hyndman et riche d'enseignements sur la subjectivité du portrait qu'il brosse :

The impression Lord Beaconsfield left upon my mind was that he was dissatisfied with the great personal success he had achieved, and would have wished his life to have been other than it was. […] From that day to this, however, I have always felt that Benjamin Disraeli was neither so thorough-going as an Imperialist, nor to himself so triumphant a personality as his enthusiastic admirers and decorators of his statue believe every April 19th.2

1 Ibid, p. 244. « Je ne dis pas cela pour vous décourager, mais vous avez pris sur vous un très – lourd – travail en effet, et » (souriant), « et même maintenant vous n'êtes plus un jeune homme pour avoir autant de zèle et d'enthousiasme. C'est un pays très difficile à faire bouger, Mr. Hyndman, très difficile en effet, et un où il y a plus de déception à trouver que de succès. »

2 Ibid, p. 245. « L'impression que Lord Beaconsfied laissa sur mon esprit était qu'il n'était pas satisfait du grand succès personnel qu'il avait obtenu, et qu'il aurait souhaité que sa vie eut été autre. […] Depuis ce jour et jusqu'à maintenant, cependant, j'ai toujours eu le sentiment que Benjamin Disraeli n'était ni un grand

Disraeli est donc présenté comme un homme politique déçu, qui n'aurait pas pu réaliser ses aspirations (i.e. : l'amélioration des conditions de vie du peuple), et qui aurait hérité de surcroit d'une image d'impérialiste triomphant allant à rebours de sa vraie personnalité. Hyndman ne présente pas vraiment une image résolument différente de Disraeli, tel que dépeint par Jennings, ce qui n'est pas surprenant. Hyndman est décrit par certains historiens comme un conservateur radical ou du moins un sympathisant de la Tory Democracy.1 Ainsi, pour les deux hommes, Disraeli est incompris par son parti et un défenseur de la cause du peuple. Toutefois, Jennings semble plus insister sur l'aspect démocratique de la démarche disraélienne, alors que Hyndman met l'accent sur les mesures sociales mises en place par Disraeli. Dans les deux cas, l'aspect impérialiste est minoré, quand il n'est pas réfuté.

Certains hommes politiques s'approprient donc la figure de Disraeli. Toutefois cette relation plus personnelle que peuvent entretenir certains avec le précédent n'empêche pas la reprise de sa figure sur des thèmes divers, qui seront regroupés ainsi : le système parlementaire (droit de vote des femmes, réforme de la Chambre des Lords), les questions d'ordre social (en particulier le mouvement de réformes libérales durant la période édouardienne) et économique (choix entre libre-échange et protectionnisme), et enfin le sujet des affaires étrangères et de l'Empire.