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La relation de Lord Randolph Churchill avec Disraeli est à replacer dans le contexte d'une tentative de séduction des nouvelles couches électorales par le père de Winston Churchill. Le sujet rappelle d'ailleurs les débats historiographiques qui entourent et questionnent la sincérité de l'intérêt de Disraeli pour les conditions de vie des classes populaires.1 Lord Randolph Churchill est souvent présenté comme le promoteur de la Tory

Democracy, dont Disraeli serait le fondateur. Toutefois, la définition du terme est plus que

problématique et cela pour plusieurs raisons. Tout d'abord parce que le promoteur n'a finalement que très rarement utilisé celui-ci – trois fois en tout et pour tout, mais aussi parce que lorsqu'il lui fut demandé de l'expliciter, il répondit par une boutade, à savoir que la Tory

Democracy ne serait qu'un synonyme de l'opportunisme.2 R. E. Quinault remet ainsi largement en cause l'association Lord Randolph Churchill-Tory Democracy. Cette dernière serait à la fois un mythe et un moyen. En effet, les votes de Churchill au Parlement vont rarement dans le sens des réformes sociales, il soutient le très aristocratique Lord Salisbury ainsi que la Chambre des Lords. Toutefois, ce mythe est un moyen très utile afin d'attirer l'attention des masses, en particulier lorsque celui-ci cherche à devenir député pour la très urbaine circonscription de Birmingham. Sur le plus long terme :

Churchill's tory democracy consisted of new means rather than new ends. He simply wished the new electorate to dance to the old tory tune: defending the established constitution. […] Popular belief that Churchill was a tory democrat, though initially largely a myth, soon became a political force in its own right.3

Ce mythe est d'ailleurs renforcé par la biographie de son fils, Winston, alors en froid avec les conservateurs, qui présente son père comme un libéral qui s'ignore.4

R. F. Foster, dans sa biographie du personnage, fait écho aux remarques de Quinault 1 Sur cette question, voir P. Smith, Disraelian Conservatism and Social Reform, Routledge & Kegan Paul, Londres, 1967 ; P. R. Ghosh, « Style and Substance in Disraelian Social Reform », c. 1860-80, pp. 59-90, in P. J. Waller (ed.), Politics and Social Change in Modern Britain, Harvester, Brighton, 1987.

2 R. E. Quinault, « Lord Randolph Churchill and Tory Democracy, 1880-1885 », in The Historical Journal, Vol. 22, No. 1 (Mar., 1979), pp. 142-143.

3 Ibid, pp. 163-164. « La démocratie tory de Churchill était davantage un assemblage de méthodes nouvelles que de nouvelles finalités. Il souhaitait simplement voir le nouvel éléctorat danser la vieille ritournelle tory : défendre la constitution en place. […] La croyance populaire selon laquelle Churchill était un démocrate tory, bien qu'à l'origine largement un mythe, devint rapidement une force politique en soi. »

4 R. Quinault, « Churchill, Lord Randolph Henry Spencer » in Oxford Dictonary of National Biography, OUP, Oxford, édition en ligne. W. Churchill, Lord Randolph Churchill, Macmillan, Londres, 1907.

sur la récupération, plus artistique que factuelle, du père par le fils.1 Ses conclusions rejoignent globalement celles de Quinault : Churchill emprunte certes des idées avancées socialement à des hommes comme John Gorst et Edward Clarke mais, dans les faits, il ne met en pratique que la première partie de l'expression Tory Democracy. Ses idées sur la réforme sociale sont plus que limitées et son célèbre article « Elijah's mantle », publié le 1er mai 1883, présenté comme un éloge de la réforme sociale à la Disraeli, passe plus de temps à encenser Salisbury, ne faisant allusion au précédent que dans son dernier paragraphe.2 Toutefois, là encore, la mystification est présentée comme ayant réussi :

Indeed, numerous authorities at the time and since, have painstakingly catalogued Churchill's political resemblance to Disraeli: which was no more than the former would have hoped for.3

Il convient de situer Lord Randolph Churchill au sein du Fourth Party, dont il est le leader, bien que les contours de cette coterie soient parfois assez flous et leurs rapports parfois distendus. En effet, si Churchill est resté dans l'Histoire comme l'héritier de Disraeli, c'est qu'il a tout de même incarné certains espoirs pour des conservateurs ayant cru à la Tory

Democracy, tout particulièrement John Gorst, souvent présenté comme l'artisan de la victoire

de 1874 grâce à sa réorganisation du parti et les bénéfices qu'il aurait su tirer de l'élargissement du corps électoral et donc des nouvelles couches populaires. Churchill aurait donc puisé dans le réservoir d'idées que pouvait fournir un Gorst qui pensait que Churchill prendrait le rôle auprès de la classe ouvrière que Disraeli avait refusé dans les années 1870.4 En plus de ces attentes en terme de programme, Gorst se rapproche de Churchill sur un désamour partagé des dirigeants du parti et un sentiment de ne pas être reconnu à sa juste valeur. Toutefois, les préférences de Gorst en terme de leadership vont en faveur de Northcote et non de Salisbury, trop peu démocratique à son goût. Sir Henry Drummond Wolff rejoint Churchill à la fois par leurs connections familiales, mais aussi de par leur intérêt commun pour la question orientale – l'Égypte principalement. Les rapports du groupe avec Arthur Balfour sont plus distants, puisque ce dernier est avant tout lié à la carrière de son oncle, le marquis de Salisbury.5 Churchill est donc le point de ralliement de ce réseau qui commence à s'affirmer aux communes au début des années 1880.

1 R. F. Foster, Lord Randolph Churchill: A Political Life, Clarendon Press, Oxford, 1981, p. 59. 2 Ibid, pp. 115-117.

3 Ibid, p. 116. « En effet, de nombreux personnages faisant autorité à l'époque et depuis, ont méticuleusement catalogué Churchill comme ressemblant politiquement à Disraeli ; ce qui n'était pas moins ce que le précédent espérait. »

4 Ibid, pp. 79-80. Si Winston Churchill participe à la « disraélisation » de son père par ses écrits, le fils de John Gorst, Harold, a aussi le soin de présenter le Fourth Party comme l'héritier du mouvement Young England de Disraeli. [H. E. Gorst, The Fourth Party, Smith, Elder & Co., London, 1906, pp. 1-10.]

C'est aussi le premier des quatre, à la fois dans ses interventions parlementaires et à la tribune, à évoquer Disraeli, en dépit de l'absence de sincérité que lui reprochent Quinault et Foster. Gorst, qui avait longtemps cru à un Disraeli capable de mettre en œuvre un conservatisme populaire, ne cite pas une seule fois son ancien maître – peut-être par ressentiment envers des espoirs trahis par un Lord Beaconsfield arrêtant – trop rapidement – ses réformes sociales après 1875 pour se concentrer sur les questions étrangères. Il faut attendre le 7 février 1895 pour que Gorst prononce son nom aux Communes, soit bien longtemps après la période de gloire du Quatrième Parti, alors que Lord Randolph Churchill est depuis longtemps hors-jeu et que leur instrument, la Primrose League, est passée entre les mains de Salisbury. Toutefois, bien que le ressentiment puisse expliquer cette absence de référence à Disraeli, il est très probable que Gorst ait préféré laisser la lumière à Churchill, restant l'homme de l'ombre, de l'organisation et des idées à la source de la Tory Democracy. En effet, Gorst n'intervient pas dans les débats, d'après le Hansard, de 1875 à 1886.1 Pour E. J. Feuchtwanger, « [Gorst's] influence may be seen in the emphasis on tory democracy as the

legacy of Disraeli and in the importance placed on social reform. »2

Balfour est tout aussi peu loquace sur le sujet. Il est presque aussi silencieux que Gorst, sauf sur une question de procédure parlementaire lors des débats entourant le passage du Second Reform Act de 1884, où il fait appel à un précédent de Disraeli concernant les jours de réunion permis pour le Parlement.3 Balfour fera plus souvent appel à Disraeli une fois leader des conservateurs aux Communes, mais sans grande chaleur. L'absence presque complète de référence à Disraeli dans la bibliographie foisonnante des ouvrages publiés de Balfour – même en excluant ses opus philosophiques – est révélatrice du peu d'enthousiasme du neveu de Salisbury à l'égard de Disraeli.4 Un extrait d'un débat du 18 mai 1900, bien que prononcé dans un contexte précis, résume peut-être l'attitude de Balfour concernant la source d'enseignements que pourrait être Disraeli :

I must say that in those circumstances it seems to me to be of very little importance what Mr. Gladstone said to Mr. Disraeli, or what Mr. Disraeli replied to Mr. Gladstone; the whole of that debate is absolutely irrelevant.5

1 http://hansard.milbanksystems.com/people/sir-john-gorst [consulté le 14 janvier 2010]

2 E. J. Feuchtwanger, « Gorst, Sir John Eldon (1835–1916) », Oxford Dictionary of National Biography, OUP, Oxford, édition en ligne. « L'influence de Gorst est visible dans l'insistance sur la tory démocratie comme héritage de Disraeli et l'importance accordée à la réforme sociale. »

3 Hansard, cclxxxvii. 1177, 2 mai 1884.

4 Disraeli n'est cité que dans les deux livres suivant : A. Balfour, Essays and Adresses (3rd Edition), David

Douglas, Edinburgh, 1905, p. 196 et à deux reprises dans A. Balfour, Opinions and arguments 1910-1927, Hodder and Stoughton, Londres, 1927.

5 Hansard, lxxxiii. 611, 18 mai 1900. « Je dois dire que dans ces circonstances il me semble être de peu d'importance de savoir ce que Mr. Gladstone dit à Mr. Disraeli, ou ce que Mr. Disraeli a répondu à Mr. Gladstone ; tout ce débat est absolument déplacé. »

Wolff a plus souvent recours à Disraeli dans ses discours. Les similitudes des parcours biographiques des deux personnages expliquent peut-être une plus grande affinité de Wolff pour Disraeli. La famille de Wolff est aussi d'origine juive et est convertie au christianisme depuis son père, Joseph. Wolff utilise la figure de Disraeli dans un cadre relativement défini : elle lui permet de porter des attaques contre la politique étrangère de Gladstone – sur l'Egypte tout particulièrement, dont il peut se considérer comme un expert ayant travaillé comme diplomate et ayant été mis à contribution par Disraeli afin de soutenir sa politique concernant le canal de Suez.1 Ces interventions prennent souvent Gladstone à contre-pied, puisque Wolff reproche à Gladstone ce qu'il reprocha en son temps à Disraeli. Dès le 26 juillet 1882, Wolff attaque Gladstone sur la question égyptienne en traitant son gouvernement de « jingo », alors que le terme est traditionnellement associé avec le gouvernement de Lord Beaconsfield, dont Gladstone fut le principal opposant :

It was supposed that Her Majesty's Government had taken up this Jingo policy for the purpose of eclipsing entirely the policy of Lord Beaconsfield.2

L'exemple – vertueux – du gouvernement disraélien permet donc de mettre Gladstone en face de ses contradictions :

The present Government was brought in to reverse the policy of Lord Beaconsfield and to substitute a Liberal for a Conservative policy; and certainly it had never been a Liberal policy to maintain a Sovereign in power against the national will of his people.3

En effet, à partir de 1882, la Grande-Bretagne intensifie son activité militaire en Égypte afin de restaurer le Khédive Tewfiq, alors que ce dernier avait du renvoyer son Premier ministre sous la pression populaire. Le bombardement d'Alexandrie par les Britanniques et la défaite de l'armée égyptienne conduisent au maintien du Khédive. Le 23 avril 1885, Wolff demande à Gladstone s'il compte suivre le mauvais exemple de Disraeli – qu'il avait dénoncé à l'époque – en cachant certaines informations aux Communes.4 Le 11 mai 1885, Wolff revient à la charge sur le même mode, citant encore une fois l'exemple du Gladstone, lors de sa campagne du Mid-Lothian, reprochant à Lord Beaconsfield de mener une politique opaque. Cet argument permet à Wolff de dénoncer la gestion de la guerre afghane menée par Gladstone ; cette dernière allant à l'encontre de la bonne politique du précédent gouvernement. Lors du même 1 M. Pugh, « Wolff, Sir Henry Drummond Charles (1830–1908) », Oxford Dictionary of National Biography,

OUP, Oxford, édition en ligne.

2 Hansard, cclxxii. 1841, 26 juillet 1882. « Il était supposé que le gouvernement de Sa Majesté avait repris cette politique jingoiste afin d'éclipser entièrement celle de Lord Beaconsfied. »

3 Hansard, ccxcii. 479, 11 août 1884. « Le présent gouvernement fut appelé pour inverser la politique de Lord Beaconsfied et pour substituer une politique libérale à une conservatrice ; et cela n'a sûrement jamais été une politique libérale que de maintenir un souverain contre la volonté nationale de son peuple. »

discours, il se sert de lettres écrites par Lord Beaconsfield afin de comparer Gladstone au tyran turc Reschid Pasha.1 Enfin, il finit son intervention par la diatribe suivante :

In the latter year Lord Beaconsfield secured "peace with honour," and every single act of precaution by means of which he secured peace was opposed by the Peace Party in this House. In 1854 [année marquant le début de la guerre de Crimée] we drifted into war, and the right hon. Gentleman opposite [Gladstone] was most responsible for that.2

La figure de Disraeli est donc mise à contribution afin de tester la crédibilité du gouvernement Gladstone, élu en partie sur des questions de politiques étrangères – le scandale bulgare – et prônant une politique humaniste dans la sphère internationale. Disraeli devient donc l'homme de la paix alors que Gladstone est transformé en une figure belliqueuse, éloignée de l'humaniste-pamphlétaire du Mid-Lothian. L'affrontement Disraeli-Gladstone survit à la mort du premier, puisque de nombreux sujets sont encore assez « frais » pour que le nom et l'action de celui-ci puissent être invoqués directement. Lord Randolph Churchill ne s'en prive d'ailleurs pas, et a un recours intensif à Disraeli afin d'attaquer le gouvernement libéral, mais aussi afin d'attirer les électeurs à l'occasion de meetings ou de dîners.