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L'étranger

Au début du siècle, sous la double pression de mouvements d'immigration et des conséquences de la crise économique, les parlementaires conservateurs sont amenés à proposer des mesures visant à limiter l'immigration, qu'ils perçoivent comme des moyens d'attirer les électeurs de la classe ouvrière. Ces mouvements migratoires sont perçus à tord par certains groupes comme une invasion de juifs russes fuyant les pogroms. Ils sont décrits comme pauvres et peu qualifiés et sont vus comme des menaces pour l'emploi britannique, puisque certains travaillant en effet illégalement dans le milieu du textile après leur arrivée. 1 Hansard, xxv. 880, 8 mai 1911.

2 M. Pottle, « Verney, Richard Greville, nineteenth Baron Willoughby de Broke (1869–1923) », Oxford

Dictionary of National Biography, OUP, Oxford, édition en ligne.

3 Hansard, ix, 936, 9 août 1911 (Lords). Sur les figures de Lord Hugh Cecil et Lord Willoughby de Broke, voir J. A. Thompson et A. Mejia, Edwardian Conservatism: Five Studies in Adaptation, Croom Helm, Londres, 1988, ch. 2 et 4.

4 Hansard, xxii. 62, 27 février 1911.

En 1905, un Aliens Act est finalement adopté par le Parlement britannique en dépit de l'opposition active des libéraux et de certains conservateurs comme Winston Churchill, qui voit dans la mesure un protectionnisme qui ne dit pas son nom. Si la volonté de discriminer les israélites était à l'origine du projet, elle n'aboutit pas dans les faits, puisque les conservateurs sont remplacés par un gouvernement libéral qui se refuse à appliquer la loi.1 Sir Charles Dilke, célèbre auteur de Greater Britain (1868), s'en prend ainsi à l'argumentation d'un député conservateur. Ce dernier estime que toute la population russe est victime de persécutions et que les juifs ne sont donc pas une exception. Dilke décrit alors le degré d'intensité de certaines des violences qui furent infligées aux juifs. Il estime de plus qu'une sélection à partir de critères financiers, outre qu'elle est facilement contournable comme le prouve l'exemple des États-Unis d'Amérique, risquerait de priver la Grande-Bretagne d'une main-d'oeuvre de qualité. Il cite alors Disraeli qui estimait que « the poor Jew brought to us

the spark of genius which was too often wanting in our race. »2 L'argument du « génie » de la race juive – pour reprendre le vocabulaire utilisé – est repris par Herbert Samuel, libéral de confession israélite. Son discours n'est pas sans rappeler celui de Disraeli lors des débats en faveur de l'émancipation politique des juifs. Samuel présente les populations juives comme facilement assimilables. Il souligne l'engagement plus que proportionnel des juifs britanniques lors de la guerre des Boers – en particulier en termes de pertes. Il finit son intervention par les mots suivants :

I wonder what Disraeli would have thought of this Bill. On April 19th you covered his statue with flowers, but the day before that you introduced a Bill which might exclude from this country such families as his. [MINISTERIAL cries of "No, no! "] Indeed, if they were destitute and could not prove that they were able to earn their own living they would be excluded. A progenitor of Lord Beaconsfield was an alien, and there may have been many men who have risen to distinction whose fathers were destitute-when they arrived in this country.3

Samuel fait référence au Primrose Day et au grand-père de Disraeli, Benjamin D'Israeli, un juif italien ayant immigré en Angleterre à l'âge de dix-huit ans.4 Le conservateur, Mr. Gibson- Bowles, est quant à lui plus général lorsqu'il part à la recherche d'exemples afin de s'opposer 1 B. Gainer, The Alien Invasion: The Origins of the Aliens Act of 1905, Crane, Russak and Company, New

York, 1972, pp. 166-198.

2 Hansard, cxxxiii. 1071-1072, 25 avril 1904. Le pauvre juif nous apporte l'étincelle de génie qui fait trop souvent défaut à notre race.

3 Hansard, cxlv. 731-732, 2 mai 1904. « Je me demande ce que Disraeli aurait pu penser de ce projet de loi. Le 19 avril vous couverez sa statue de fleurs, mais le jour précédent vous introduisez un projet de loi qui pourrait exclure du pays des familles comme la sienne. [Cris venant de la majorité : « Non, non ! »] En effet, s'ils étaient indigents et ne pouvaient pas prouver qu'ils étaient capables de gagner leur vie, ils auraient été exclus. Un ancêtre de Lord Beaconsfied était un étranger, et ils sont nombreux ceux qui se sont arrivés à être reconnus alors que leurs pères étaient indigents lorsqu'ils sont arrivés dans ce pays. »

au projet de loi. Il mentionne la perte économique qu'aurait pu représenter cette loi si elle avait été instaurée auparavant : elle aurait empêché à l'industrie de la laine de se développer grâce au concours des Wallons ou à celle de la soie due aux Français. Enfin, une telle loi aurait privé le pays d'individualités comme Brunei, Labouchere ou Disraeli. Ce dernier n'est donc pas associé, dans le discours de ce conservateur, à une quelconque judéité ou origine étrangère précise.1

En 1911, lors d'une nouvelle proposition de loi relative à une restriction de l'émigration, le député Charles Roberts, membre du parti libéral, invoquant une des dispositions du projet de loi, explique que le premier ancêtre de Lord Beaconsfield ayant touché le sol britannique aurait dû communiquer son adresse à la police et n'aurait pas eu le droit de changer de logement sans en informer la police sous vingt-quatre heures. Roberts estime qu'une telle mesure, existant certes sur le continent, porterait une grave atteinte à la liberté de certains réfugiés politiques si elle était adoptée.2 Le choix de désigner Disraeli par son titre de noblesse est assez judicieux car il permet de renforcer le caractère non-anglais de la mesure. En 1905 comme en 1911, les libéraux utilisent donc la stature de Disraeli au sein du parti conservateur afin de repousser une de leurs mesures. Toutefois, ces arguments ne reposent pas sur une association Disraeli et judéité, mais plutôt sur le rôle de Disraeli comme défenseur des juifs et sur les origines juives de ses ancêtres.