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Durant l'entre-deux-guerres, la Palestine est sous mandat britannique. Bien que converti, pratiquant et défenseur de la religion anglicane, Disraeli n'en est pas moins resté juif dans les yeux de beaucoup. Les interventions de certains parlementaires sur la Palestine témoignent de l'importance de sa judéité pour l'opinion publique. Le 14 juin 1921, William Ormsby-Gore (unioniste), ami de Chaim Weizmann, décrit l'arrivée de capitaux juifs en Palestine comme une chance pour le développement de ce territoire. Il estime que les musulmans résidant sur place doivent absolument s'allier avec les autres races présentes : au premier rang desquelles les juifs. Il présente alors Lord Beaconsfield, auteur de Tancred, comme un proto-sioniste. Pour Ormsby-Gore, le sionisme serait vieux de deux milles ans et ne dépendrait pas du nombre de juifs sur place mais de leur volonté de reconstruire la Palestine.1

Le 19 juin 1936, le conservateur Oliver Locker-Lampson défend le droit des juifs à habiter la Palestine contre celui des arabes. Il rappelle au Parlement que le canal de Suez a été obtenu par les efforts de Disraeli, « for whose name it is easier to get a cheer on public

platforms to-day than even some of the Ministers on our Front Bench »,2 grâce à l'argent « juif » de la famille Rothschild. Il continue dans sa lancée simplificatrice en expliquant que les arabes – amalgamant musulmans et arabes – ne disposent d'aucun lieu saint en Palestine. Il est corrigé par Anthony Crossley (conservateur), qui rappelle que Jérusalem est la troisième ville sainte de l'islam. Locker-Lampson s'estimant conforté par cette précision, qui montre que Jérusalem n'est finalement pas si importante que cela pour le monde musulman, estime qu'il faut encourager les juifs à peupler la Palestine afin de servir les intérêts de l'Empire britannique.3 Le bilan politique de Disraeli sert donc de caution au peuplement de la Palestine. Une chaîne relie les bienfaits apportés par l'achat du canal de Suez, grâce à des personnalités juives, aux droits des juifs à peupler la Palestine. Dans les deux cas, ils sont présentés comme bénéfiques à l'Empire britannique. Dans un autre débat trois ans après, Anthony Crossley, qui semble nettement plus arabophile que son collègue Locker-Lampson, remet en cause l'idée 1 Hansard, cxliii. 314-315, 14 juin 1921.

2 « Au nom duquel il est plus facile d'obtenir des applaudissements à la tribune aujourd'hui que pour certains de nos ministres »

d'un peuple juif unifié, qui serait resté constant depuis l'exode et qui pourrait donc faire valoir ses droits aux dépends des arabes vivant en Palestine. Dans sa recension, il mentionne les juifs sépharades, « of whom a very good example was Disraeli, one of the finest Prime Ministers

this country has ever had. » Il ajoute à leur propos : « None of them are Zionists. »1 D'une intervention à l'autre, Disraeli passe du proto-sioniste au membre d'une catégorie de juifs hostiles à cette même expérience.

Durant la guerre, Locker-Lampson cherche à enrôler Disraeli comme partisan d'une armée juive afin de défendre le canal de Suez. Il dénonce le Colonial Office, qu'il présente comme antisémite et fait l'éloge de la contribution juive à la défense de l'Empire britannique ainsi que leur loyauté, en appelant à la mémoire des généraux Monash et Cohen, de l'ancien combattant Bader, député. Enfin, il termine sur les paroles suivantes :

and Disraeli, who sat on that Bench, Disraeli, that Hebrew dreamer, got us the Canal, and Cyprus to defend it. If he were inspiring us today, he would favour a Jewish Army.2

Le travailliste David Kirkwood estime que Locker-Lampson est trop généreux avec Disraeli et qu'il lui attribue plus de mérite que nécessaire, puisque d'après Kirkwood, bien que Disraeli ait acquis le canal, Gladstone serait responsable de l'obtention de Chypre. Locker-Lampson concède certes l'apport de Gladstone mais il persiste en affirmant : « but Disraeli was in

favour of a Jewish Army. »3 Après la guerre, le discours semble moins en faveur d'une opposition entre juifs loyaux et arabes peu dignes de confiance, comme le suggère le discours de Locker-Lampson, mais plutôt vers un apaisement entre les différentes communautés résidant en Palestine. Cependant, ce changement n'empêche pas Sir Edward Grigg, alors Lord Altrincham, de prôner la coopération entre les races en Palestine en invoquant lui aussi Disraeli, citant même Tancred :

« What are the Arabs? After all, they are only Jews on horseback, and there are more of them. » Always he [Disraeli] preached the closeness of those two great branches of the Semitic race. Divided, they must travail in hopeless conflict which will ultimately embroil the world; but if they will work together, then certainly they can ensure peace in the Middle East,4

1 Hansard, cccxlvii. 1968-1969, 22 mai 1939. « parmi lesquels Disraeli, l'un des plus habiles Premier Ministre que ce pays ait connu, est un très bon exemple / Aucun n'est sioniste. »

2 « Et Disraeli, qui siéga ici, Disraeli, ce rêveur hébreux, a obtenu le Canal pour nous, et Chypre afin de le défendre. S'il était là pour nous inspirer aujourd'hui, il serait en faveur d'une armée juive. »

3 Hansard, ccclxxxii. 1263-1264, 6 août 1942. « mais Disraeli était en faveur d'une armée juive. »

4 « Qui sont les arabes ? Après tout, ce sont seulement des Juifs à cheval, et ils sont plus nombreux. » Il revendiqua toujours la ressemblance entre ces deux grandes branches de la race sémitique. Divisés, ils devront s'affronter dans un conflit sans espoir qui entraînera in fine le monde entier ; mais s'ils travaillent ensemble, alors ils peuvent certainement assurer la paix au Moyen-Orient, »

faisant de Disraeli un des partisans de l'entente entre les races, rappelant sa remarque selon laquelle juifs et arabes se complètent. Ces quelques interventions sont toutes à leur manière fidèles à Disraeli : il est en effet possible de considérer Disraeli comme un proto-sioniste, tout comme sa fierté séfarade le conduisit à les distinguer des autres groupement judaïques historiques, remettant alors en cause l'idée d'un peuple unifié. L'usage de Disraeli par Locker- Lampson semble toutefois aller vers l'extrapolation alors que Lord Altrincham se contente de citer Tancred, sans commettre la faute d'un hors-contexte. La complexité et les contradictions inhérentes de Disraeli permettent ainsi des usages multiples sur un même sujet.