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À première vue, Enoch Powell (1912-1998), l'enfant terrible du conservatisme de l'après-guerre ne rentre pas dans le moule disraélien. Ses écrits, regroupés par exemple dans A

Nation Not Afraid: The Thinking of Enoch Powell (1965), quelques années après sa démission

du gouvernement Macmillan sur des questions de politique économique, attaquent d'ailleurs l'héritage légué par Disraeli. Powell exprime ainsi son désir de privatiser la poste et les télécommunications, malheureusement nationalisés par le gouvernement Disraeli.3 Dans un autre passage, il dénonce le soutien inconditionnel des conservateurs pour les syndicats, qui remonte aux années 1870 et au gouvernement Disraeli.4 Enfin, il dénie à Disraeli l'invention du mythe de l'Empire, qu'il attribue à Joseph Chamberlain, pour lequel il semble nourrir une certaine admiration. Il rappelle au passage la description des colonies par Disraeli en 1852 : « millstone round our necks ».5 Cette préférence est aussi exprimée à travers son refus d'écrire à la demande d'un éditeur un essai biographique sur Disraeli. Powell juge Disraeli ennuyeux et offre en échange d'écrire sur Joseph Chamberlain.6 Plus généralement, sur les questions de politique économique, Powell croit fortement aux forces du libre marché et affiche son individualisme, contrairement au collectivisme – certes mesuré – de Disraeli.

Enoch Powell fait pourtant parti de l'aventure One Nation, dont il l'est des membres fondateurs. Sa participation à ce groupe à la dénomination disraélienne révèle bien l'ambiguïté de Powell concernant Disraeli et du groupe en lui-même. Comme le rappelle E. H. H. Green, 1 Hansard, cdlxx. 1905, 7 décembre 1949. « Je nourris une passion particulière pour Sir Robert Peel et

j'aimerai savoir où le trouver à l'avenir. »

2 Michael Foot le confirme d'ailleurs en 1982 lors de l'hommage qu'il rend à ce dernier au Parlement : « Contrary to any supposition that there might be, Lord Butler was not an admirer of Disraeli. », Hansard, xix. 846-847, 10 mars 1982.

3 J. Wood (éd.), Enoch Powell, A nation not afraid : the thinking of Enoch Powell, Batsford, Londres, 1965, p. 80.

4 Ibid, p. 120. 5 Ibid, pp. 138-140.

l'un des objectifs de ce groupe est de ramener la pensée libérale – au sens économique – au centre de la réflexion socio-économique.1 En fin de compte, il produit à la fois des paternalistes, comme Edward Heath, et des libéraux, au rang desquels Enoch Powell. Andrew Roth, l'un des biographes contemporains de Powell, note ainsi que ce dernier était enchanté de rejoindre One Nation lorsqu'il fut invité, puisqu'il était un grand admirateur de Disraeli, qu'il respectait pour son dédain envers les aristocrates Whig et pour sa croyance en la monarchie comme protectrice de la multitude.2

Les points communs entre les deux personnages ne s'arrêtent pas là. Tous les deux ont tout d'abord des tempéraments de rebelle et n'ont pas hésité à aller contre les désirs de leur hiérarchie – avec des résultats différents. Powell reconnaît ainsi l'apport de Disraeli pour la pensée conservatrice – qu'il place d'ailleurs comme un égal de Burke : « Of all our Prime

Ministers, Disraeli is unique in having founded a political faith. »3 Bien que peu reconnu de son vivant et prompt à créer des antagonismes, il a inspiré et donné des principes solides à des générations d'hommes politiques grâce à son œuvre romanesque. Sa principale contribution serait liée avec son identité. De part sa judéité et sa réflexion sur la race, Disraeli aurait su enseigner aux Anglais l'importance de la nation4 :

Disraeli by observation of the present and study of the past had grasped the underlying nature of the British nation. He knew its lineaments which, like those of a human face, remain recognisable despite the vicissitudes of time and events.5

Disraeli aurait su tirer ces enseignements en se fondant sur sa théorisation de la nation juive – qu'il exprime toutefois en termes de race – et aurait compris qu'une nation ne pouvait fonctionner qu'avec un certain degré d'homogénéité dans sa population.6 Dans un article publié dans le Sunday Times, Powell pousse son admiration jusqu'à se mettre en scène dialoguant avec « Dizzy », auquel il fait dire :

« Above all I made a romance of the nation itself. That was what it wanted. That is what a nation does want from its politicians, who after all are its priests, its hierophants, its witch-doctors. I gave it them; and they have rewarded me by remembering me. »7

1 E. H. H. Green, Ideologies of Conservatism, OUP, Oxford, 2001, p. 222. 2 Andrew Roth, Enoch Poweel Tory Tribune, Macdonald, Londres, 1970, p. 70.

3 Rex Collings (selected by), Reflections of a statesman : the writings and speeches of Enoch Powell, Bellew, Londres, 1991, p. 285. « De tous nos premiers ministres, Disraeli est le seul à avoir fondé une croyance politique. »

4 Ibid, p. 289. 5 Ibid, p. 286.

6 Ibid, p. 290. « Disraeli en observant le présent et en étudiant le passé a saisi la nature profonde de la nation britannique. Il connaissait ses traits qui, comme ceux d'un visage humain, restent reconnaissable en dépit des vicissitudes du temps et des événements. »

7 Ibid, p. 295. « Avant tout j'ai fait de la nation une romance. C'était ce qui manquait. C'est ce qu'une nation veut de ses hommes politiques, qui après tout sont ses prêtres, ses hiérophantes, ses sorciers. Je leur ai

Pour Powell, Disraeli est un bon homme politique, puisqu'il est capable d'imaginer la nation. Il permet aussi à Powell d'appuyer sa réflexion personnelle sur les dangers de l'immigration pour la société britannique. Au passage, il est intéressant de remarquer que Powell fonde principalement son opinion de Disraeli sur ses romans.1 Macmillan et Butler font aussi de même, ce qui tend à prouver que les écrits de Disraeli, d'abord ignorés ou tournés en ridicule par ses contemporains (comme Thackeray), sont désormais pris au sérieux par la classe politique. Cette prise au sérieux est aussi confirmé par les opinions de certaines figures travaillistes d'envergure.