• Aucun résultat trouvé

La question des rapports entre Disraeli et l'impérialisme ne peut et ne doit pas être négligée. Un des préjugés les plus courants concernant Disraeli est qu'il est le père de l'impérialisme. David Cannadine voit en lui un des trois héros de l'Empire, avec Lord Curzon et Winston Churchill.2 Il est en effet indéniable que Disraeli ait utilisé la question de l'Empire lors de ses grands discours des années 1870, en particulier pour attaquer les libéraux accusés de brader l'Empire. Toutefois la conception de l'Empire de Disraeli est relativement limitée et concerne surtout les colonies de peuplement blanc et l'Inde dans une certaine mesure.3 Pour celui-ci, l'Empire est d'abord une source de prestige et de pouvoir au service d'une Angleterre cherchant à regagner sa place dans le concert des nations. Disraeli a donc une vision globale de l'Empire où le sort individuel des colonies (à l'exception de l'Inde) a peu d'intérêt. Il n'est pas le champion de l'expansion impériale et appartient clairement au camp des consolidationnistes.4 Salisbury est davantage l'homme de l'expansion impériale que son prédécesseur, en dépit de ce l'histoire en a retenu.5 Toutefois, l'impérialisme, comme la question sociale par certains aspects, est aussi un argument électoral. L'utilisation par la

Primrose League de la figure de Disraeli est finalement plus responsable de cette image

d'impérialiste que l'action de Disraeli en tant que telle. Cette récupération intervient d'ailleurs après sa mort.6 L'imagerie populaire associe Disraeli avec l'Empire en partie à cause de l'action du mouvement de masse que constitue la Primrose League, dont le mode d'ordre est une citation de Disraeli : « Imperium et Libertas ». Toutefois, une image différente semble se dessiner au Parlement et laisse à croire que Disraeli est avant tout utile pour un appel populaire sur ces questions. Deux exemples seront donc étudiés de façon plus précise en relation avec ce questionnement : le Scramble for Africa et la guerre des Boers. Enfin, une attention particulière sera portée au député Sir Ellis Ashmead-Bartlett, qui semble être l'un des 1 Hansard, cxli. 115, 14 février 1905. « Une bonne compréhension entre l'Angleterre et la France est simplement, qu'aussi loin que l'influence de ces deux grandes puissances s'étend, les affaires du monde devraient être conduites par leur coopération au lieu de leur rivalité. Mais cette coopération ne requiert pas simplement des intérêts identiques, mais aussi des sentiments amicaux réciproques. Ils doivent tous se réjouir que ce sentiment amical ait été atteint, et avoir confiance dans le fait qu'il puisse durer pour le plus grand avantage des deux pays et de la paix de l'Europe. »

2 D. Cannadine, Ornamentalism: How the British saw their Empire, Penguin Books, Londres, 2001, p. 134. 3 T. A. Jenkins, op. cit., p. 90.

4 C. C. Eldridge, England's Mission: The Imperial Idea in the age of Gladstone and Disraeli 1868-1880, Macmillan, Basingstoke, 1973, pp. 179-232.

5 M. Bentley, Lord Salisbury's World: Conservative Environments in Late-Victorian Britain, CUP, Cambridge, 2001, pp. 220-227.

6 P. Vervaecke, « Dieu, la couronne et l'Empire : La Primrose League, 1883-2000 », thèse, Université Lille-3 et C. C. Eldridge, op. cit., pp. 232-233.

promoteurs de l'image du Disraeli impérialiste.

L'expansion coloniale

Un premier constat s'impose : concernant la colonisation du continent africain, Disraeli est rarement mis à contribution.1 De plus, loin d'être présenté comme un va-t-en-guerre ou un civilisateur acharné, deux images se dégagent des quelques interventions parlementaires où il apparaît : celles d'un impérialiste « mou » et tolérant. Toutefois, une intervention du conservateur Lord Eustace Cecil suggère que Lord Beaconsfield reste bien associé – du moins pour ses adversaires libéraux – à l'expansion coloniale, puisque le précédent utilise les reproches adressés à son dernier gouvernement afin de dénoncer la politique égyptienne de Gladstone. Lord Eustace Cecil :

recollected perfectly well that the right hon. Gentleman denounced Lord Beaconsfield's Government on the ground of its adventurous policy, not only with regard to India and Africa, but in all parts of the world. He should like to ask the right hon. Gentleman, at that moment, what he thought of his own policy?2

Pourtant, exactement dix ans après, sur la question de l'Ouganda, Sir Charles Dilke déplore amèrement l'inaction coloniale de Disraeli :

Why worse effect on British name than Mr. Disraeli's refusal of the Cameron Treaties made right across Africa with all the chiefs all down the valley of the Congo, the hundreds of Treaties that Lieutenant Cameron brought home, and which Mr. Disraeli disregarded, and rightly disregarded, in the interest of this country?3

Il l'accuse plus loin d'avoir abandonné toute la vallée du Congo. Lors du même débat, Dilke est accusé par Sir William Lawson, lui aussi libéral, de se servir de l'alibi religieux et de celui de la mission civilisatrice de la Grande-Bretagne afin de cacher ses préoccupations mercantiles en ce qui concerne la colonisation. Faisant référence à la possibilité qu'avait la Grande-Bretagne d'abolir l'esclavagisme lorsque Zanzibar était encore dans sa sphère d'influence :

It is said that when the Sultan of Zanzibar was in this country Mr. Disraeli pressed upon him to do what he could to put down slavery; and the Sultan replied, "Yes, 1 Sur la question de l'expansion impériale, voir : W. Baumgart, Imperialism, OUP, Oxford, 1982 [1986]. 2 Hansard, cclxxxv. 777 , 6 mars 1884. « se rappelait très bien que le right hon. Gentleman dénonçait le

gouvernement de Lord Beaconsfield à cause de sa politique adventureuse, non seulement concernant l'Inde et l'Afrique, mais pour le monde entier. Il voudrait demander au right hon. Gentleman, à ce moment, ce qu'il pensait de sa propre politique ? »

3 Hansard, xxv. 198, 1 juin 1894. « Quel pire effet pour l'honneur britannique que le refus de Mr. Disraeli des traités de Cameron établis sur l'Afrique avec tous les chefs de la vallée du Congo, les centaines de traités que le lieutenant Cameron rapporta, et que Mr. Disraeli méprisa, et méprisa justement, dans l'intérêt de la nation ? »

but the Conservative Party is very strong in Zanzibar."1

Le 30 août 1895, Dilke revient à nouveau sur cet abandon de l'Ouganda par Disraeli, cependant cette décision est cette fois-ci qualifiée de sage, puisqu'elle serait due à une évaluation des intérêts britanniques dans la région. Ces derniers ne seraient pas dans leur sphère d'influence, qui devrait normalement se limiter à la côte où leurs activités commerciales étaient concentrées.2 Enfin, le 10 juin 1898, Dilke s'en prend une dernière fois à Disraeli l'anti-expansionniste : « We got the rest of Zanzibar, but had previously possessed all

its trade. Mr. Disraeli had refused a Protectorate of the whole. »3

Pour Dilke, qui n'est pas connu pour la modération de ses convictions impérialistes, Disraeli n'est pas un impérialiste acharné, en dépit de ce que certains de ses discours auraient laissé pu croire ; son action est finalement beaucoup plus modérée, voire timorée.

Une autre interprétation du Disraeli colonisateur semble aussi exister, c'est celui de l'homme tolérant les coutumes des peuples colonisés. Ainsi, le 20 mars 1919, faisant référence à l'implication britannique dans les débris de l'ancien Empire Ottoman, le conservateur comte de Winterton estime qu'il est nécessaire de mener dans ces territoires la politique initiée par Lord Beaconsfield en Inde, à savoir :

that we would in our treatment of the native subjects of our Sovereign in allparts of the Indian Empire—and the same applies to Egypt, Africa, and everywhere else —give them the fullest possible measure of religious toleration […] We have certainly not done otherwise, but we must be extremely careful at this time, when these questions as to the future of Constantinople and of Moslems are being discussed, to do nothing to alter our own magnificent record in carrying out the policy enunciated by Disraeli.4

Une politique de tolérance religieuse – digne de l'attitude de Napoléon en Égypte – est donc proposée par le comte de Winterton, ce dernier prenant comme argument d'autorité le précédent disraélien. Disraeli, tel que perçu dans ces différents exemples, correspond très peu aux stéréotypes de l'impérialiste : il n'est pas soucieux d'étendre l'Empire, ni de porter la 1 Hansard, xxv. 244, 1 juin 1894. « On raconte que lorsque le Sultan de Zanzibar était dans ce pays Mr. Disraeli fit pression afin qu'il fasse de son mieux afin d'abolir l'esclavagisme ; ce à quoi le Sultan répondit, "Oui, mais le Parti Conservateur est très puissant à Zanzibar." »

2 Hansard, xxxvi. 1300, 30 août 1895. Pour M. Bentley, Salisbury aurait repris l'idée de Disraeli selon laquelle les colonies se doivent d'êtres utiles. M. Bentley, op. cit., p. 227.

3 Hansard, lviii. 1330, 10 juin 1898. « Nous avons le reste de Zanzibar, mais nous avions possédé auparavant tout son commerce. Mr. Disraeli avait refusé un protectorat sur l'ensemble. »

4 Hansard, cxiii. 2371, 20 mars 1919. « que dans notre traitement des subjects locaux de notre souverain dans l'ensemble de l'Empire indien - et la même chose s'applique en Egypte, Afrique et partout ailleurs - nous leur donnions la tolérance religieuse la plus large possible [...] Nous n'avons certainement jamais fait autrement, mais nous devons être extrêmement précautionnaux en ce moment, lorsque des questions sur le futur de Constantinople et des Musulmans sont discutées, et de ne pas dégrader notre magnifique bilan en continuant la politique énoncé par Disraeli. »

bonne parole civilisatrice ou évangélisatrice aux peuples déjà colonisés.

Disraeli et la guerre des Boers

Il serait cependant possible de considérer que Disraeli aurait été plus facilement associé à la question de la guerre, à cause de la naissance du jingoisme, qui caractérise son passage au pouvoir. Ainsi, l'expérience douloureuse que constitue la guerre des Boers et la victoire kaki qui s'en suit pour le gouvernement conservateur, auraient pu constituer des événements propices à un usage plus poussé de sa figure. Les débats à la Chambre des communes vont toutefois peu dans ce sens, ce qui peut s'expliquer par le fait que le jingoisme est avant tout un appel populiste, peu propice à trouver une chambre d'écho à Westminster.

Lors de ces débats, un autre son de cloche se fait entendre. Sir Ellis Ashmead Bartlett estime que sous le gouvernement de Lord Beaconsfied et le gouvernorat de Sir Bartle Frere, une confédération de l'Afrique du Sud était presque devenu un fait accompli et que beaucoup de problèmes auraient été évités si cette sage politique n'avait pas été arrêtée.1 Le libéral Francis Channing s'en prend à la politique dangereuse de Lord Rosebery désigné par le terme « Liberal Imperialism »,2 et estime qu'une expansion sans limite de la Grande-Bretagne n'est pas viable et que les gouvernements précédents auraient mieux fait de s'en tenir à la sage politique de Peel et Gladstone, avant « and until Lord Beaconsfield came forward as an

eloquent and almost poetic exponent of this gospel of annexation ».3 Lors de ce conflit, Disraeli est donc davantage présenté comme un impérialiste et si l'utilisation de troupes coloniales lors d'un tel affontement fait partie de la panoplie de l'impérialiste, les propos du jeune Winston Churchill ne font que renforcer cette image :

Under these circumstances there was no reason which he [W. Churchill] could see why we should not, if we wished and found it convenient, avail ourselves as Lord Beaconsfield did, of the enormous moral and material advantages of throwing the sword of India into the scale, and of opening up before the eyes of the stuggling Boers the prospect of the indefinite and almost infinite reservoir of men to be found in India.4

1 Hansard, lxxvii. 602, 25 octobre 1899. Disraeli a toutefois désavoué en privé la politique agressive menée par Sir Bartle Frere en Afrique du Sud. Cette dernière, ainsi que les actes de désobéissance de Frere, conduisent aux affrontements meurtriers avec les Zoulous. [C. C. Eldridge, op. cit., p. 197]

2 Sur ce groupe, voir : H. C. G. Matthew, The Liberal Imperialists, OUP, Oxford, 1973.

3 Hansard, lxxviii. 650, 5 février 1900. « et jusqu'à ce que Lord Beaconsfield vienne s'affirmer comme un champion éloquent et presque poétique de cette évangile de l'annexation. »

4 Hansard, ci. 477, 21 janvier 1902. « Dans de telles circonstances il n'y avait pas de raison qu'il pouvoit considérer pourquoi il ne devrait pas, s'il le souhaitait et le considérait comme pratique, profiter comme le fit Lord Beaconsfield, des énormes avantages moraux et matériaux en jettant l'épée de l'Inde dans la balance, et en présentant devant les yeux des Boers en difficulté la perspective d'un réservoir d'hommes indéfini et presque infini que l'on trouve en Inde. »

Afin de comprendre pourquoi un tel changement de perspective a lieu concernant l'image de Disraeli, il convient de prendre en compte le public visé lors des interventions politiques. À part Sir Ellis Ashmead Bartlett, rares sont les parlementaires qui utilisent activement Disraeli afin de promouvoir l'impérialisme à la Chambre. Une réflexion plus approfondie sur la figure de Sir Ellis Ashmead Bartlett est d'ailleurs révélatrice de ces différents usages.

Sir Ellis Ashmead-Bartlett : porte-parole auto-proclamé de l'impérialisme