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Faut-il ainsi considérer Disraeli comme l'un des symboles du consensus des années 1940-1979, pour reprendre la chronologie de l'historien britannique Brian Harrison ?1 Avant d'apporter des éléments de réponse, il convient de revenir brièvement sur cette notion disputée. D'après Brian Harrison, les historiens du « consensus » de l'après-guerre ont fait porter leurs recherches sur la route « directe » vers le consensus, via des Premiers ministres et politiciens consensuels comme Macmillan, Eden, Wilson, Callaghan ou Heath, portant peu d'attention à la route « indirecte ». Opposant le consensus des années 1930 entre Ramsay Macdonald et Stanley Baldwin, décrit comme « négatif » (éviter l'apparition d'événements néfastes), à celui des années 1960 perçu comme « positif », sa naissance remonterait à la Seconde Guerre mondiale et à la coalition patriotique de Winston Churchill, qui aurait créé une plus grande solidarité entre la tradition paternaliste conservatrice et les socialistes révisionnistes. Le consensus se ferait autour d'une idée centrale, exprimée par Macmillan dans

The Middle Way (1938) : le capitalisme est assez flexible pour offrir l'abondance sans lutte des

classes. Concrètement, cette idée se traduit par la promotion d'une approche mixte, planifiée et corporatiste. En conséquence, les gouvernements conservateurs des années 1950 ne remettent pas en cause les mécanismes économiques et l'État-providence mis en place par le gouvernement travailliste Attlee. L'État-providence grossit durant la période quel que soit le gouvernement en place et le 13 février 1954, The Economist résume le nouveau consensus avec l'invention du terme « Butskellism », alors que les deux partis convergent vers le centre. Durant les années 1970, le consensus se fissure. Les plus radicaux à gauche quittent le parti travailliste alors que les conservateurs élisent un nouveau dirigeant en 1975 : Margaret Thatcher, qui attaque le consensus des « wets », des partisans du conservatisme façon One

Nation, et son prédécesseur Heath. Ces derniers sont accusés d'être en faveur de la modération

et d'un abandon des principes conservateurs. En 1979, le consensus est bel et bien mort.

1 B. Harrison, « The Rise, Fall and Rise of Political Consensus in Britain since 1940 », in History, Volume 84, Number 274, April 1999, pp. 301-324.

Brian Harrison critique cependant cette interprétation orthodoxe du consensus de l'après-guerre et avance cinq contre-exemples afin de remettre en cause le caractère exceptionnel de la période. Premièrement, la période couverte est trop étroite et l'idée de consensus est applicable à l'entre-deux-guerre. Deuxièmement, en dépit du style de Margaret Thatcher, il est possible de constater que certains éléments du consensus sont prolongés après 1979. Troisièmement, les sujets retenus pour l'analyse de la période sont plus consensuels que les autres, comme la décolonisation ou l'immigration. Quatrièmement, les historiens ont montré peu d'intérêt pour les mécanismes institutionnels à l'origine de ce consensus (le système parlementaire ou le civil service par exemple). Enfin, Harrison reproche aux historiens du « consensus » d'avoir écrit de façon trop rapprochée des événements et d'avoir fait une lecture trop sympathique d'une période qu'ils jugeaient globalement très positive.1 Harrison propose donc d'affiner la lecture de la période, en prenant en compte les divergences sur certains sujets et les divisions internes aux partis. Harrison conclut son article par des considérations sur la situation politique des années 1980-1990. Il estime ainsi que le parti conservateur serait rentré au port avec Thatcher, qui aurait mis fin au compromis avec la gauche et remis au goût du jour le conservatisme institutionnel et l'individualisme économique. L'arrivée de Tony Blair à la tête des travaillistes aurait consacré un nouveau consensus autour du libéralisme économique tout comme au dix-neuvième siècle.2

La nouvelle analyse proposée par Brian Harrison a le mérite de complexifier une lecture parfois trop simpliste de la période. Toutefois, sa lecture a un goût de téléologie puisque ses critiques préparent la route directe vers la révolution Thatcher. Son intérêt pour Keith Joseph explique sûrement en partie ce biais. Enfin, il est possible de contester l'idée selon laquelle le conservatisme rentrerait au port avec Thatcher. Ce serait nier l'opposition interne à Thatcher, qui la décrit comme déviante par rapport aux canons du conservatisme, et oublier que le conservatisme est traversé par des courants pluriels, entre collectivisme et individualisme. Harrison résume toutefois bien les enjeux interprétatifs de la période et offre un bon récit critique de la période, utile afin d'étudier la figure de Disraeli.

L'hypothèse de départ la plus évidente consisterait en effet à faire de Disraeli le champion des conservateurs consensuels et par extension une référence appréciée des travaillistes qui se posent comme des hommes de gouvernement. Cependant, comme pour les deux périodes précédentes, les choses sont bien-sûr un peu plus complexes, bien que le 1 Ibid, pp. 316-317.

diagnostic initial soit en grande partie correct. Globalement, il convient de s'interroger sur la figure de Disraeli au sein de sa propre histoire : après s'être transformé en un pourvoyeur de principes, Disraeli deviendrait-il le symbole d'une tradition conservatrice paternaliste, dont Macmillan serait le principal champion pour la période, tout comme Baldwin fut celui de l'entre-deux-guerres ? Qui sont les hommes politiques qui s'approprient la figure disraélienne ? En quoi contribuent-ils à créer une orthodoxie autour du personnage, dont l'adoption supra-partisane serait à la fois le témoignage de la nationalisation de Disraeli et du consensus qui règne alors ? Afin de comprendre l'évolution de la figure de Disraeli à cette période, une galerie de portraits d'hommes politiques à la fois conservateurs (Macmillan, Butler et Powell) et travaillistes (Wilson, Foot, Edleman) sera présentée, puis Disraeli sera étudié au sein de thèmes importants à la période (affaires sociales et étrangères). Enfin, la « révolution » de 1975 et ses répercussions sur la postérité de Disraeli sera brièvement envisagée grâce à une analyse des rapports entre Disraeli, Heath et Thatcher.