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De son vivant et de par les récits de sa vie qui furent publiés,2 Disraeli a souvent été associé à un univers féminin. Comparant l'antisémitisme dont les Rothschild et Disraeli furent les victimes, R. W. Davis avance l'hypothèse selon laquelle ce dernier aurait été peu à l'aise dans les milieux masculins et leurs activités spécifiques – comme la chasse ou les courses de chevaux – le rendant ainsi étranger – ou du moins lointain – au milieu traditionnel Tory.3

Impérialiste, ni une personnalité si triomphante comme ses admirateurs et les décorateurs de sa statue le croient chaque 19 avril. »

1 M. Crick, The History of the Social-Democratic Federation, Ryburn Publishing, Keele University Press, 1994, pp. 23-26. La réputation d'ultra-jingo de Hyndman aurait eu aussi pour effet dissuader certains radicaux à rejoindre le parti qu'il venait de fonder.

2 André Maurois consacre un chapitre entier de sa biographie à étudier les relations de Disraeli avec les femmes. [A. Maurois, Disraeli, Gallimard, Paris, 1927]. De même, un des leitmotiv de Lord Blake dans sa biographie est la recherche d'une présence féminine maternelle par Disraeli, qui aurait souffert d'une mère trop effacée et ne remplissant pas son rôle. Cela l'aurait conduit à épouser une femme beaucoup plus âgée que lui, toujours selon l'interprétation de Blake. [R. Blake, Disraeli, Londres, 1966]

D'abord présenté comme un mari modèle, dévoué à une femme de douze ans son aînée, cette image a été remise en cause par les biographes publiées sur le personnage au cours de la seconde moitié du XXe siècle (Blake et Weintraub notamment).1 Toutefois, plus que l'époux

exemplaire ou l'amateur de compagnie féminine, en témoigne sa correspondance impressionnante avec sa sœur Sarah, Mrs. Brydges-Williams, puis Lady Bradford et Lady Chesterfield, il est resté comme l'ami de la reine Victoria, dont la confiance fut certes difficile à gagner, mais qui une fois acquise resta indéfectible jusqu'à la fin et au-delà.2 Cette réputation d'ami de la reine et des femmes par extension, l'amena à prononcer des paroles sympathiques concernant le droit de vote des femmes, sans toutefois que celles-ci soient suivies d'actions réellement déterminantes.

C'est donc l'aura bienveillante qui entoure l'image de Disraeli sur le sujet, qui a sûrement poussé certains hommes politiques, à plusieurs reprises dans l'histoire du droit de vote des femmes en Grande-Bretagne, à invoquer son nom afin de soutenir leur cause. Ce qui peut sembler être un paradoxe à première vue – un conservateur soutenant une mesure libérale – se retrouve aussi chez les acteurs en faveur du suffrage féminin. José Harris rappelle que les féministes les plus en vue sont bien souvent des conservatrices, comme l'illustre l'exemple de la Vicomtesse Astor. Un libéral comme Asquith est d'ailleurs opposé à cette extension.3 De la mort de Disraeli à 1918, où les femmes se voient enfin accorder le droit de vote, plusieurs tentatives notables de légiférer en ce sens ont lieu. Tout d'abord en 1884 lors du troisième

Reform Act, puis divers projets sont présentés : Slack's Women Suffrage Bill (1905), Dickinson's Women Enfranchisement Bill (1907), Stranger's Women Enfranchisement Bill

(1908), Howard's Adult Franchise Bill (1909), Conciliation Bill (1910), et Dickinson's

Women Suffrage Bill (1913), avant que le Representation of the People Act de 1918 ne permet

aux femmes de plus de trente ans de voter. 4

Durant les débats suivant ces propositions, Disraeli est quasiment toujours invoqué au moins une fois, et sauf très rares exceptions, à chaque fois en faveur du vote des femmes. Lors d'un débat datant du 6 juillet 1883, le Baron Henry de Worms, conservateur, utilise Disraeli qu'il met en parallèle avec John Stuart Mill, avocat du droit de vote des femmes et auteur de

p. 13.

1 Blake, op. cit. ; S. Weintraub, Disraeli: a Biography, Hamish Hamilton, Londres, 1993. Ce dernier suggère d'ailleurs que Disraeli aurait laissé deux enfants de ses aventures extra-conjugales.

2 Sur ce point, voir P. Smith, Disraeli: a Brief Life, Cambridge University Press, Cambridge, 1996, pp. 131- 132.

3 J. Harris, Private Lives, Public Spirit: Britain, 1870-1914, Penguin Books, Londres, 1994, p. 30.

4 La chronologie a été établie à partir de H. L. Morris, Parliamentary franchise reform in England from 1885

to 1918, Thèse (Ph. D.) - Columbia University, New York, 1921. Sur la réalité des conséquences des réformes

électorales successives : N. Blewett, « The Franchise in the United Kingdom 1885-1918 », in Past & Present, No. 32 (Dec., 1965), pp. 27-56.

The Subjection of Women (1869), afin de prouver le caractère impartial du débat. Worms joue

sur le sens du mot « everyone », qu'il extraie de la citation (de Disraeli) suivante : « What we

desire to do is to give to everyone who is worthy of it a fair share in the government of the country by means of the elective franchise. »1 Worms ajoute qu'il va de soi que Disraeli incluait les femmes dans sa définition de « everyone », et qu'il considérait comme une injustice le fait qu'elles soient privées de ce droit. Le libéral Leonard Courtney, lors du même débat, emploie aussi Disraeli afin de rallier ses adversaires conservateurs à sa cause :

Sir, the present proposal is, as I said before, simple, moderate, and Conservative; and let me remind hon. Members on the opposite Benches that the proposition received the approval of Lord Beaconsfield, who voted for it again and again.2

Sir Wilfrid Lawson, lui aussi libéral, n'hésite pas à citer directement Disraeli dénonçant l'injustice dont les femmes (possédantes) sont victimes.3 Si certains des libéraux se servent de Disraeli pour faire avancer leurs idées, un ultra-disraélien comme Sir Ellis Ashmead-Bartlett se félicite de la référence faite à Disraeli et voit dans l'extension du droit de vote aux femmes une mesure typiquement conservatrice ayant en plus l'approbation du plus grand homme d'État du siècle. Sir Strafford Northcote intervient aussi finalement lors du débat du 12 juin 1884 afin d'apporter son soutien à la mesure. Il souligne qu'il serait incohérent d'accorder le droit de vote à des masses de non-propriétaires alors que de nombreuses femmes éduquées et propriétaires – en particulier des veuves – en sont exclues. Il finit son intervention par les mots suivants :

That is the ground, the Conservative ground, upon which we stand. That is the ground upon which Lord Beaconsfield stood. We have adhered to that view for 17 years, and that is the ground upon which we stand now.4

D'après le député libéral Frederick Inderwick, Disraeli aurait suggéré d'accorder le droit de vote aux femmes afin de modérer la démocratisation obtenue à la suite des élargissements électoraux successifs. Inderwick propose d'aller jusqu'au bout du raisonnement et estime que si certaines femmes peuvent voter, les femmes des couches inférieures doivent aussi bénéficier des mesures touchant leurs homologues masculins, ce qui conduirait à annuler 1 Hansard, cclxxxi. 671, 6 juillet 1883. « Ce que nous désirons faire c'est de donner à toute personne qui le

mérite une part dans le gouvernement du pays au moyen du droit de vote. »

2 Hansard, cclxxxi. 715, 6 juillet 1883. « Monsieur, la présente proposition est, comme je l'ai dit avant, simple, modérée, et conservatrice ; et laissez-moi vous rappeler honorables Membres des bancs opposés que cette proposition reçut l'approbation de Lord Beaconsfied, qui vota pour elle encore et encore. »

3 Hansard, cclxxxix. 176-177, 12 juin 1884. Sir Wilfrid Lawson aurait dit qu'il n'avait jamais réussi à comprendre la peur que les hommes peuvent avoir des femmes.

4 Hansard, cclxxxix. 198, 12 juin 1884. « C'est sur cette base, la base conservatrice, que nous nous tenons. C'est la base sur laquelle Lord Beaconsfied tint. Nous avons adhéré à cette vision pour dix-sept ans, et c'est la base sur laquelle nous tenons maintenant. »

l'effet-modérateur escompté.1 Un an après, George Goschen, lui aussi libéral, met aussi en garde contre des mesures trop généreuses risquant de permettre à des barmaids ou des femmes célibataires londoniennes de voter, ce que Disraeli n'appelait pas de ses vœux – selon Goschen – lorsqu'il se montrait en faveur du vote de femmes propriétaires.2 Si l'image du Disraeli émancipateur des femmes est nuancée par certains libéraux, elle est aussi contestée par le libéral Edward A. Leatham, répondant à Lord John Manners citant son défunt ami sur le sujet. Leatham qualifie Disraeli d'opportuniste sur la question de la réforme électorale et est rejoint sur ce point par Charles Newdegate, indépendant, mais qui fut à son grand regret Whip sous Disraeli pendant un an.3 Disraeli est donc présenté et utilisé comme le défenseur du droit des femmes à voter, à la fois par des conservateurs l'ayant connu et soutenu – Lord John Manners et Sir Strafford Northcote – mais aussi par des libéraux cherchant à rendre la question impartiale, bien que certains de leurs collègues doutent encore de la sincérité des propos de Disraeli.

Lors des débats suivants, plus spécifiquement liés au sort des femmes, Disraeli est encore mis à contribution. Le 8 mars 1897 lors de l'étude d'une Parliamentary Franchise

(Women) Bill, le Vicomte Templetown, unioniste, rappelle l'engagement favorable de

nombreux conservateurs sur la question : Sir Strafford Norhcote mais aussi Salisbury et Disraeli. Templetown précise que Disraeli voulait accorder le droit de vote aux femmes propriétaires.4 En 1908, Lord Beaconsfield est encore cité lors du débat sur le Women's

enfranchisement Bill.5 Le 11 juillet 1910, c'est le travailliste Keir Hardie lui-même qui en appelle à Disraeli :

Mr. Disraeli pointed out many years ago that so long as we allowed a woman to occupy the Throne of the country we had no right to deny to women a vote in the election of a Member of Parliament for the country.6

Lors de ce même débat, le libéral Walter McLaren s'offusque de l'opposition des conservateurs à la mesure. Il rappelle que leurs trois derniers dirigeants, Disraeli, Northcote et Salisbury, se sont tous prononcés favorablement sur la question, en dépit de leur prudence bien connue.7 Le 24 janvier 1913, le même refrain est employé par l'unioniste Alfred Lyttelton qui souligne l'importance de la représentation des plus faibles. Cette doctrine aurait été admise 1 Hansard, cclxxxi. 692-693, 6 juillet 1883.

2 Hansard, cclxxxix. 184, 12 juin 1884.

3 Hansard, cclxxxix. 101 ; 114-115, 12 juin 1884. 4 Hansard, xlvii. 150, 8 mars 1897 (Lords). 5 Hansard, clxxxv. 243-244, 28 février 1908.

6 Hansard, xix. 145, 11 juillet 1910. « Monsieur Disraeli fit remarquer il y a de nombreuses années que si nous autorisions une femme à occuper le trône du royaume nous n'avions pas le droit de dénier aux femmes le vote dans l'élection d'un Membre du Parlement pour ce pays. »

par les quatre derniers leaders du parti auquel il appartient (Disraeli, Salisbury, Balfour et Bonar Law). Le 5 mai de le même année, Edward Goulding, lui aussi unioniste, reprend les mêmes arguments et se dit fier de soutenir une mesure qui avait reçu l'assentiment du « greatest leader the Tory party ever had, Benjamin Disraeli ».1 Enfin, lors du débat final conduisant à accorder le droit de vote aux femmes de plus de trente ans, l'unioniste Lord Burnham, en faveur du projet de loi, introduit son discours par la citation suivante : « Disraeli

described women as the Priestesses of Predestination. I do not know whether we are to regard this as predestined. For my own part, I certainly do; », rappelant ensuite les sacrifices des

femmes durant la guerre et la récompense que constituerait leur émancipation. 2 Lors des derniers débats, Disraeli est donc progressivement réapproprié par les conservateurs, bien que certains libéraux et travaillistes l'utilisent à l'occasion pour faire avancer leurs vues. Toutefois, il faut garder à l'esprit que les conservateurs ont reçu le renfort de nombreux unionistes- libéraux durant les deux dernières décennies.