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Les tensions internationales liées à la montée en puissance des dictatures et à leurs revendications territoriales marquent les années 1930. Dans ce contexte, un événement de la carrière de Disraeli est régulièrement remis à l'ordre du jour : sa gestion de la menace russe et sa résolution victorieuse de celle-ci lors du Congrès de Berlin en 1878. À l'époque, Lord Beaconsfield avait été félicité pour la façon avec laquelle il avait su régler le conflit turco- russe. Sa fermeté avait d'ailleurs conduit à la création du terme « jingoism », tiré d'une chanson populaire, qui définissait une politique extérieure belliqueuse.

De cet événement particulier, les travaillistes des années 1930 en retiennent la détermination de Disraeli à se montrer ferme afin d'éviter la guerre. Le travailliste Herbert Morrison est l'un des défenseurs les plus vigoureux de ce parallèle. Le 29 octobre 1937, il reproche ainsi au gouvernement conservateur d'œuvrer à la création d'une Europe fasciste afin d'éviter l'apparition de gouvernements de gauche. Cette attitude mettrait en péril la paix mondiale et les intérêts de la Grande-Bretagne et de son Empire. Pour Morrison, l'attitude des conservateurs est dictée par des intérêts de classe :

It is that this is a Conservative Government unlike, in this respect, the Governments of Disraeli. His Majesty's Government put their class outlook and class consciousness not only before the peace of the world, but before the security of the British Commonwealth of Nations.1

Reprochant la « crude, mercantile, class-conscious outlook on public and international

affairs »2 de Neville Chamberlain, Morrison propose de :

Consider what has happened, and let hon. Members ask themselves, fairly and 1 Hansard, cccxxviii. 433, 29 octobre 1937. « C'est ainsi puisque c'est un gouvernement conservateur,

contrairement au gouvernement de Disraeli dans ce domaine. Le gouvernement de sa majesté ont fait passer avant leur vision de classe et leur conscience de classe non seulement avant la paix mondiale, mais aussi avant la sécurité du Commonwealth britannique des nations. »

coolly, whether it would have happened under Disraeli, who is the patron saint of the Conservative party.1

Arthur Greenwood (Labour) reprochant au même Chamberlain sa proximité avec Mussolini, estime que les Britanniques désirent « in the words of Disraeli, […] peace with honour ». Il se demande alors si la paix vaut la peine d'être établie au prix de la liberté et du déshonneur.2 James Milner (Labour) prône aussi la fermeté disraélienne dans la situation présente. Il cite à l'appui de ses idées un discours de Disraeli reproduit dans Monypenny et Buckle. Dans celui- ci, Lord Beaconsfield avance l'idée que la Grande-Bretagne doit prendre ses responsabilités sur la scène internationale. Son désengagement, son manque de fermeté et ses hésitations ne peuvent qu'avoir des conséquences néfastes. Milner cite ainsi Disraeli :

« My lords and gentlemen, one of the results of my attending the Congress of Berlin has been to prove, what I always suspected to be an absolute fact, that neither the Crimean War nor this horrible devastating war which has just terminated would have taken place if England had spoken with the necessary firmness. » 3

Et Milner de conclure : « In my submission, war would be less likely if the Government of this

country to-day would speak with the necessary firmness. »4

Toutefois, lors de ce même débat, Maurice Petherick estime qu'une autre citation de Disraeli est beaucoup plus adéquate pour la situation actuelle. Il cite alors un discours de ce dernier, datant de 1865 :

« The abstention of England from any unnecessary intervention in the affairs of Europe is the consequence, not of her decline of power, but of her increased strength. England is no longer a mere European power; she is the metropolis of a great maritime Empire, extending to the boundaries of the farthest ocean. It is not that England has taken refuge in a state of apathy, that she now almost systematically declines to interfere in the affairs of the Continent of Europe. England is as ready »— this might be the present Prime Minister speaking— « and as willing to interfere as in the old days, when the necessity requires it. »5

1 Hansard, cccxxxii. 303-304, 22 février 1938. « Prenez en considération ce qui est arrivé, et demandez-vous, en toute justice et calmement, si cela aurait pu se produire sous Disraeli, qui est le saint patron du parti conservateur. »

2 Hansard, ccciv. 53, 4 avril 1938.

3 « Mes seigneurs et gentlemen, l'un des résultats de ma présence au Congrès de Berlin fut de prouver, ce que j'avais toujours suspecté d'être un fait absolu, que ni la guerre de Crimée ni cette terrible guerre dévastatrice qui vient juste de s'achever, n'auraient eu lieu si l'Angleterre avait parlé avec la fermeté nécessaire. »

4 Hansard, cccxxxiii. 1440-1442, 24 mars 1938. « A mon humble avis, la guerre serait moins probable si le gouvernement de ce pays devait parler avec la fermeté nécessaire. »

5 « L'abstention de l'Angleterre à intervenir sans nécessité dans les affaires de l'Europe est la conséquence, non pas d'un déclin dans sa puissance, mais d'une force consolidée. L'Angleterre n'est plus une simple puissance européeenne ; elle est la métropole d'un grand empire maritime, s'étendant jusqu'aux limites de l'océan le plus éloigné. Ce n'est pas que l'Angleterre ait trouvé refuge dans un état d'apathie, qu'elle se refuse presque systématiquement à interférer dans les affaires du continent européeen. L'Angleterre est prête » - cela pourrait les mots de l'actuel Premier Ministre - « et tout aussi encline à interférer qu'autrefois, lorsque nécessité fait loi. »

Petherick se sert alors de l'autorité de Disraeli afin de défendre l'action de Chamberlain, qui était attaqué sur son refus de s'engager par écrit à défendre la Tchécoslovaquie. Petherick est toutefois contre-dit par Isaac Foot (libéral) :

I am sorry to interrupt again, but is it not a fact that when Russia went into the Balkans at the time of the Treaty of San Stefano Lord Beaconsfield made it clear that he would intervene, and that it was because of that threat of intervention that he was able to get the Russians to retreat from the position they had taken up?1

Petherick répond à Foot que Constantinople constituait un des intérêts vitaux de la Grande- Bretagne, contrairement à la Tchécoslovaquie. D'autres défenseurs de l'apaisement font appel aux décisions de Disraeli. Le 21 février 1938, le conservateur Alan Lennox-Boyd souhaite la reconnaissance des conquêtes italiennes en Afrique par le Royaume-Uni, en particulier que le roi d'Italie soit reconnu empereur d'Abyssinie, se fondant sur le précédent de la reconnaissance par toutes les puissances étrangères du titre d'impératrice des Indes mis en place par Disraeli.2 Lors d'un débat sur l'accord anglo-italien, Leo Amery cite une définition de la politique étrangère due à Disraeli : la Grande-Bretagne serait avant tout une puissance modératrice et médiatrice, évitant autant que possible la guerre. Amery estime qu'il s'agit de la politique historique du pays, fidèlement reprise par Chamberlain.3 Après la signature des accords de Munich des 29 et 30 septembre 1938, Henry Raikes (conservateur) défend les résultats obtenus par Chamberlain, faisant référence aux critiques subies par Disraeli lors de son retour de Berlin, alors que son traité aurait permis une paix de quarante ans en Europe, Raikes estimant : « If by dealing with Germany, Italy and France on the present occasion we

can maintain peace in Europe, not for 40 but for 30 or 20 years, it will have been justified. »4 Cette comparaison Chamberlain/Disraeli est cependant amèrement regrettée par le démissionnaire Duff Cooper :

when I heard the Prime Minister from the window above saying that he had returned, like Lord Beaconsfield, with "peace with honour," claiming that it was peace for our time, once again I felt lonely and isolated; and when later, in the Cabinet room, all his other colleagues were able to present him with bouquets, it was an extremely painful and bitter moment for me that all that I could offer him was my resignation.5

1 Hansard, cccxxxiii. 1461-1462, 24 mars 1938. « Je suis désolé de vous interrompre encore une fois, mais n'est-ce pas un fait que lorsque la Russie alla dans les Balkans à l'époque du traité de San Stefano, Lord Beaconsfield fit savoir clairement qu'il interviendrait, et que c'était à cause de cette menace d'intervention qu'il fut capable de faire reculer les Russes de la position qu'ils avaient prises ? »

2 Hansard, cccxxxii. 92, 21 février 1938. « Le soutien apporté par Lennox-Boyd aux revendications italiennes conduisit à des accusations de sympathies fascistes de sa part. »

3 Hansard, cccxxxv. 563-564, 2 mai 1938.

4 Hansard, cccxxxix. 96-97, 3 octobre 1938. « Si en négociant avec l'Allemagne, l'Italie et la France présentement nous pouvons maintenir la paix en Europe, non pas pour quarante, mais pour trente ou vingt ans, cela aurait été justifié. »

Disraeli est donc utilisé à cette occasion par les deux camps opposés. Une même citation, « peace with honour » recouvre des sens différents suivant si elle est proférée par un député travailliste ou par un conservateur adepte d'une politique d'apaisement.