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La crise économique de la fin de siècle et ce qui est perçu comme le déclin relatif de la Grande-Bretagne face à ses concurrents sur le plan du commerce international sont les deux principaux facteurs explicatifs de l'interventionnisme conservateur ou de leurs velléités de régulation de l'économie. Ces dernières s'expriment lors du débat sur la réforme des tarifs, initié par Joseph Chamberlain à partir de 1903. Celui-ci a été converti au protectionnisme par Lord Randolph Churchill alors que Chamberlain était en charge de réfuter ses arguments lorsqu'il était membre du gouvernement libéral. Toutefois, même si la conversion a lieu durant les années 1880, il faut attendre son passage au ministère des colonies pour que ses idées se 1 Hansard, xi. 691, 27 mars 1912 (Lords).

2 P. R. Ghosh, « Style and Substance in Disraelian Social Reform », c. 1860-80, in P. J. Waller (ed.), Politics

and Social Change in Modern Britain, Harvester, Brighton, 1987, pp. 59-90.

mettent définitivement en place et prennent forme. Il se montre en faveur d'une telle solution pour trois raisons : tout d'abord afin de renforcer les liens impériaux, mais aussi comme une source de financement pour les réformes sociales, que les conservateurs ne souhaitent pas financer par un impôt progressif, et enfin parce que de telles mesures devraient permettre de protéger l'industrie britannique mise à mal par la concurrence étrangère. Les effets des abrogations de 1846 se font sentir et il faut donc soutenir l'agriculture. Plus généralement, mettre en place une politique protectionniste implique de privilégier certains groupes et donc d'instaurer une régulation de l'économie domestique.1 E. H. H. Green voit ainsi dans la campagne en faveur des tarifs un deus ex machina (conservateur) capable d'affronter tous les défis posés au tournant de siècle. Le projet s'affirme d'ailleurs clairement comme une alternative au socialisme.2

Le thème du protectionnisme est très largement associé au début de la carrière de Disraeli, puisque c'est la trahison de ce principe par Sir Robert Peel, qui permet à Disraeli d'aboutir au renversement de son gouvernement – même si un régime de libre-échange est au passage adopté pour le siècle à venir. Toutefois, Disraeli n'a jamais fait du protectionnisme un dogme, rappelant maintes fois que les doctrines économiques sont faites pour les hommes et non pas le contraire. Cette attitude plus flexible que celle de ses collègues conservateurs de l'époque, Lord Derby en tête, le conduit à faire abandonner le principe du protectionnisme au parti conservateur de l'époque. De même, lors de ses (brefs) passages répétés au ministère des finances, il ne cherche pas à faire machine arrière sur la question. Disraeli se présente a priori comme une référence difficile, voire dangereuse à manipuler sur le thème de la protection.

Il est ainsi utilisé par une écrasante majorité de libre-échangistes, qu'ils soient libéraux, libéraux-unionistes ou conservateurs. L'un des principaux arguments revenant lors des débats de la période est le suivant : Disraeli aurait donné son aval à une résolution du conflit entre protectionnistes et libre-échangistes en novembre 1852. Plus précisément, il aurait d'abord voté contre une résolution de Mr. Villiers proclamant l'adhésion de la Chambre et du pays à une politique de libre-échange. Cette dernière aurait été rejeté par la Chambre. Toutefois, lorsque Lord Palmerston proposa une résolution affirmant aussi une politique de libre- échange, Disraeli au nom du gouvernement l'accepta et la proposition fut adoptée.3 Ce précédent est repris par d'autres députés tels que John Morley, ancien lieutenant de 1 W. H. Greenleaf, The British Political Tradition, Volume Two: The Ideological Heritage, Methuen, Londres

& New York, 1983, pp. 238-240 ;

2 E. H. H. Green, The Crisis of Conservatism, Routledge, Londres, 1995, pp. 20-23, voir aussi : E. H. H. Green, « The Political Economy of Empire, 1880-1914 », in A. Porter (ed.), The Oxford History of the British

Empire, Volume 3: The Nineteenth Century, OUP, Oxford, 1998-1999, pp. 346-368.

3 John Ellis (libéral), Hansard, cxxiii. 478, 10 juin 1903 ; voir aussi : Sir James Kitson (libéral), Hansard, cliii. 950, 12 mars 1906 ; Stuart Wortley (conservateur), Hansard, cliii. 1125, 12 mars 1906.

Gladstone :

Mr. Disraeli himself, the Leader of your Party, said the country had decided, and

therefore it would be a culpable waste of time to argue whether the country had good or bad reasons for its dislike of protective duties.1

Cette insistance sur la résignation de Disraeli à cette politique est repris plus loin par Morley, qui cite un hommage de Disraeli rendu à Richard Cobden, l'une des incarnations du libre- échange et de l'Ecole de Manchester en Angleterre. Morley termine ainsi la lecture de son extrait du discours de Disraeli : « This was the language used by a Leader of your Party, a

Leader who really led. »2, envoyant au passage une pique à un Balfour, libre-échangiste, mais débordé par la campagne menée par des éléments de son propre parti.

Les conservateurs libre-échangistes reprennent aussi cet argument et vont parfois plus loin dans la démonstration de l'accord de Disraeli avec les principes du libre-échange. Lord Roberston estime ainsi que :

Mr. Disraeli would have regarded with horror a proposal to subject the Party, not to the old honourable corn laws, but to this ignoble general tariff.3

Le Tory Démocrate, Sir Edward Clarke, réaffirme ainsi l'engagement de Disraeli à respecter les voeux de l'opinion publique en ce qui concerne le libre-échange.4 Le 19 février 1904, Lord Henry James of Hereford explique que le vote de l'amendement de 1852 reconnaissait que ce régime douanier a permis d'améliorer les conditions de vie de la classe ouvrière.5 D'autres utilisations de Disraeli sont toutefois beaucoup plus hasardeuses. Ernest Beckett déclare ainsi que Lord Beaconsfied aurait dit que le meilleur moyen de combattre des tarifs hostiles serait d'avoir des importations libres. Beckett est toutefois interrompu à deux reprises par des cris de « non » provenant de l'assistance et se doit de préciser qu'il pense que Lord Beaconsfied avait dit cela.6 Le très peu disraélien Lord Cromer lors d'un débat sur les tarifs préférentiels rappelle que jusqu'en 1852, Disraeli considérait les colonies comme des « millstones round our

necks », le rangeant ainsi – contrairement à Cobden – dans la catégorie des Little Englander.7 Enfin, Disraeli est présenté – à juste titre – comme un homme cherchant à tenir son parti et à 1 Hansard, cxxix. 631, 8 février 1904. « Monsieur Disraeli lui-même, le Dirigeant de votre Parti, a dit que le pays avait décidé, et que cela serait donc une perte de temps coupable que de débattre si le pays avait de bonnes ou de mauvaises raisons pour ne pas aimer les tarifs protectionnistes. » [Les italiques sont de moi.] 2 Hansard, cxxix. 632, 8 février 1904. « C'était le langage utilisé par un Dirigeant de votre Parti, un Dirigeant

qui menait vraiment. »

3 Hansard, cl. 507, 21 juillet 1905 (Lords). « Monsieur Disraeli aurait vu avec horreur une proposition visant à soumettre le Parti, non pas aux vieilles et vénérables corn laws, mais à cet ignoble tarif général. »

4 Hansard, cliii. 1046-1047, 12 mars 1906. 5 Hansard, cxxx. 373, 19 février 1904. 6 Hansard, cxxiii. 388, 9 juin 1903.

garantir son unité, limitant au passage les ardeurs de certains de ses membres protectionnistes. Il est vu comme l'homme ayant redressé les fortunes du parti conservateur, en faisant un parti national puis impérial. Sa figure d'homme de l'unité est donc rappelée au moment où le parti est menacé d'éclatement.1

En dépit de ce relatif consensus autour d'un Disraeli avocat du statu quo, certains conservateurs en faveur d'un retour au protectionnisme n'hésitent pas à l'invoquer. Toutefois, ce n'est pas l'homme du combat des Corn Laws mais l'impérialiste qui ressort de ces interventions. Lord Ronaldshay, futur second Marquis de Zetland, estime que Disraeli voyait dans des tarifs préférentiels pour les colonies le parallèle obligé au droit de se gouverner elles- mêmes.2 En 1914, le conservateur Williams Hewins attaquant Lloyd George citant Disraeli sur la question sociale, estime que Lord Beaconsfied aurait mis en place une politique protectionniste s'il avait été réélu en 1880. Toutefois, l'argument est botté en touche par Lloyd George, rappelant : « He said it was dead and damned. »3 Enfin dernière attitude dans ces débats, celle de Henry Duke, un unioniste en faveur du libre-échange, qui refuse d'invoquer Disraeli sur des questions reposant sur des éléments très différents par rapport à son époque.4

Ainsi, pour les libéraux, Disraeli est l'homme du consensus autour du libre-échange, prenant appui sur le précédent de 1852. Cette invocation leur permet à la fois de sauvegarder cet acquis, mais aussi de diviser le parti conservateur en invoquant une de leurs figures tutélaires. En effet, plus que l'homme du consensus, représentant ou respectant le choix de la nation, il est possible de suggérer – comme dans le cas des réformes sociales libérales de l'époque édouardienne – que c'est parce que Disraeli est avant tout une figure partisane, qu'il est utilisé par les libéraux. Il n'est jamais réellement repris de bon grè par les libéraux mais à chaque fois comme une possible source de contradiction et de division pour le camp conservateur. Un Disraeli réellement adopté par la nation aurait été plus difficilement mobilisable sur des débats très politisés.