• Aucun résultat trouvé

II Expérience des médicaments et logiques sous-jacentes

8) Suivi de l’ordonnance : entre maladie et intégration sociale

La place des médicaments hypotenseurs dans la cuisine, haut lieu de sociabilité familiale, permet à la personne de prendre ses médicaments sous le regard de sa famille (§ II- 4). L’entourage familial devient alors un appui à l’observance :

« Je mange, ils (les médicaments) sont là, avec moi. C’est pour ça que ma fille ou ma femme, souvent elles me disent, alors elles me versent l’eau : « Ton cachet » (...) ma fille aussi. Elle surveille, elle voit la boîte (...)Et, vice et versa, hein ! On en prend quand on va se coucher, alors des fois je lui dis : « Tu as pris tes cachets ? » Alors elle me dit : « Oui, je les ai déjà pris. » Si elle les a pas pris, et ben, elle se lève ou alors elle les prend si elle est debout » (Robert, 70 ans, chef d’entreprise).

Si le conjoint a lui aussi un traitement journalier à prendre, le rappel de la prise médicamenteuse par le conjoint sera plus facile, et sera parfois la seule mesure d’appui à l’observance vraiment efficace au dire des interviewés :

« À la maison j’y pense plus parce que mon mari les prend lui, il n’oublie pas » (Mélanie, 63 ans, commerçante ), et le conjoint de Mélanie de dire dans un autre interview : « elle la seule chose qui faut lui dire c'est de prendre son traitement car elle a tout un tas de systèmes mais c'est pas pour autant qu'elle les prend mieux que moi » (Christophe, 66 ans, agriculteur)

Dans d’autres couples, il n’y a pas de regard du conjoint sur le traitement (« Ma femme ne s'occupe de rien en ce qui concerne mes médicaments » Laurent, 40 ans, facteur).

L’organisation familiale autour de la prise médicamenteuse (rendez-vous chez le médecin – parfois en couple -, gestion de l’ordonnance, achat des médicaments, rangement des médicaments, préparation des médicaments journaliers) reproduit la division du travail entre les sexes et la spécialisation des rôles sexuels observés dans les familles occidentales traditionnelles (De Singly, 1993). Ainsi, dans notre enquête, nous avons observé que la femme veille le plus souvent aux soins comme elle veille à la marche du foyer (« Les femmes, elles se débrouillent, elles » Clément, 68 ans, cadre), le mari se reposant parfois sur son épouse comme pour beaucoup d’autres activités familiales :

« Ca (lire la notice des médicaments) c’est mon épouse qui le fait et c’est elle qui sait !! » (Clément, 68 ans, cadre).

« La dernière fois, quand on est parti à Serre-Ponçon, elle m’avait préparé les cachets, elle les avait mis dans ma poche. Ben dites, si elle me perd, hein ! (...) Elle s’occupe de tout, oui. Depuis que j’ai arrêté de travailler, je ne m’occupe même plus d’un seul papier » (Albert, 70 ans, cadre)

Dans un couple (Luc, 81 ans et Renée, 75 ans), l’épouse range ordonnances, médicaments du mois et médicaments du jour, inscrit les posologies sur les boîtes (« c’est marqué de partout (...) c’est tout classé »), veille à prendre les rendez-vous chez le médecin. Dans notre enquête, cette organisation familiale avec spécialisation des rôles se rencontrerait de préférence parmi les personnes les plus âgées.

Le plus souvent, la femme (mère ou épouse) assume son rôle de soignante tel qu’il lui est traditionnellement dévolu :

« Le matin, je me lève je prends mes cachets et je mets les siens (ceux de son mari) sur la table » (Laure, 68 ans, employée de maison)

« Mon épouse me remplit mon semainier » (Paul, 59 ans, chef d’entreprise).

« Seulement, j’étais habituée avec mon mari qui les prenait, c’est moi qui les préparait qui les faisait prendre, ça fait que… après quand il n’a plus été là, j’ai pris tout le temps mes médicaments » (Solange, 75 ans)

« Je prépare même ceux de ma fille ! un peu avant manger, là, vers 11h00, je m’embête alors je prépare les cachets pour tout le monde (rire). Ceux de ma fille, ils sont dans la soupière, moi et mon autre fille dans la boîte et moi aussi dans la boîte là (elle ouvre un placard du bas qu’elle peut atteindre sans se lever de sa chaise et sort une boîte en plastique) » (Florence, 95 ans, agricultrice).

Mais le soutien peut-être aussi inversé :

« Quand je les oublie, elle dit : « Tiens ! » Alors, je me fais gronder, elle est un petit peu derrière. Elle me dit : « Oui, tu ne t’occupes pas de mes médicaments, tu ne veux pas que je m’occupe des tiens ! » Moi, je dis que je veux garder mon indépendance, (rires), c’est les petits conflits (...) je préfère (m’occuper de mes médicaments). Oui, ça m’arrive que ma femme ait quand même des petites rechutes depuis la mort de notre fils et elle doit aller voir régulièrement un psychiatre. Elle est toujours suivie. Elle a fait de très très nombreuses rechutes, alors c’est vrai que quand elle n’est pas bien, c’est moi qui l’aide à préparer son pilulier quoi ! Mais bon, alors, donc, des fois elle veut en faire autant. Alors moi, je me protège de ce côté là » (Isidore, 74 ans, artisan)

« On s’inquiète mutuellement ! Parce que bon, il (le mari) a été opéré 2 fois du cœur, alors bon, on s’inquiète, lui pour moi, moi pour lui, et puis voilà » ( Mireille, 68 ans, secrétaire)

Ainsi, à la relation familiale (filiale ou matrimoniale) s’ajoute une relation d’aide et de soin (« prendre soin » au sens de « se préoccuper de », Gagnon, Saillant, 2001). Ce mode de relation et d’interactions entre les individus créé un lien1 supplémentaire qui renforce le lien familial, tout en constituant un appui à l’observance.

Enfin, les enquêtés se sont parfois exprimés sur leurs difficultés à prendre des médicaments lors de réunions familiales ou amicales. Face à cette situation, on peut schématiquement distinguer deux groupes de personnes correspondant à trois types de réactions à la prise de médicament « en société » :

- Dans le premier groupe, les personnes n’hésitent pas à prendre leur médicament devant d’autres personnes et se complaisent à le faire. Leurs boîtes de médicaments, ou leur pilulier les accompagnent alors et sont facilement exhibés, d’autant plus facilement que le pilulier sera l’objet d’une recherche esthétique (la boîte à bijoux remplace le pilulier en plastique). Dans ce groupe, l’hypertension artérielle ne se dissimule pas.

- Dans le deuxième groupe, les personnes ne prennent pas leurs médicaments ouvertement et les prendront avant ou après la réunion familiale ou amicale, ou ne les prennent pas du tout. Cette attitude traduit la volonté de ne pas montrer aux autres sa « maladie », sa fragilité (voire d’une faiblesse) dans une société qui valorise la performance (Ehrenberg, 1991) par crainte d’une stigmatisation de la déficience et de la dégénérescence du corps (l’incidence de l’hypertension artérielle augmentant avec l’âge, ce dont ont bien connaissance les individus).

Lorsque le médicament sort de l’espace domestique, il socialise la maladie et le malade en provoquant un processus d’étiquetage qui assigne à la personne une identité de

1

Car dans toute relation de soin, il y a un lien, même s’il est insatisfaisant, pénible ou ténu (Gagnon, Saillant, 2001)

malade qui sera assumée ou non selon la personnalité de l’individu et selon son histoire. La difficulté de certains à laisser lire aux autres l’hypertension artérielle montre que la représentation sociale de l’hypertension artérielle n’est pas seulement celle d’une maladie banalisée. La représentation populaire « faire de la tension » comporte aussi une dimension stigmatisante lorsqu’elle assigne à l’individu une marque de vieillesse, ou lorsqu’elle signe son incapacité à maintenir en bon état ses fonctions physiologiques.

9) La consultation médicale pour renouvellement du traitement : une contrainte pour le