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II Expérience des médicaments et logiques sous-jacentes

7) Le choix de ne pas prendre tout ou partie du traitement

P. Conrad (1985) a montré, pour les traitements antiépileptiques, que le patient procède à un ajustement thérapeutique et à une « auto-régultation » de son traitement en fonction de critères et de logiques qui lui sont propres et qui échappent à la rationalité biomédicale. Dans notre étude, nous avons constaté que les personnes interviewées, bien que majoritairement favorables à la prise de médicaments hypotenseurs (adhésion) et déclarant les prendre régulièrement, font le choix de ne pas prendre certains comprimés pour diverses raisons dont certaines ont déjà été analysées : éviter ou limiter les effets négatifs, pallier au manque de comprimés du fait du conditionnement des médicaments. Mais il existe d’autres raisons que nous allons détailler. Ces logiques d’auto-régulation, pragmatiques ou d’ordre symbolique, permettent au patient de garder le contrôle du traitement, à défaut du contrôle de la maladie, afin de contrôler la qualité de vie modifiée par le traitement de l’hypertension artérielle. En effet, les personnes interviewées ne ressentent majoritairement pas d’incidence de l’hypertension artérielle sur la vie quotidienne, à partir du moment où les chiffres tensionnels sont normalisés. Par contre, elles ressentent les conséquences du traitement :

effets négatifs, contraintes liées à la prise, contraintes liées à la prescription (consultations médicales).

7.1 - Quand les recommandations médicales nuisent à la sociabilité

Les raisons de l’inobservance des règles hygiéno-diététiques peuvent aussi nous éclairer sur l’expérience des médicaments. En effet, l’observance des consignes médicales est parfois difficile lorsqu’elles sont en conflit avec le style de vie et peuvent nuire à la sociabilité :

« Elle m’avait dit de ne pas manger de pommes de terre. Alors bon ici qu’est-ce que vous voulez manger si vous ne mangez pas de pommes de terre. Les légumes, vous en avez un mois l’été et puis c’est tout !! Il ne fallait pas manger du gras, des œufs. Oh là, il aurait fallu que je mange que des carottes, des poireaux bouillis et des choses comme ça ! Mais on ne peut pas tenir le coup ! Vous le faites 15 jours et puis c’est fini. Et puis on va pas faire 36 dîners pour les unes et pour les autres. Moi, j’ai mes 2 filles qui viennent manger souvent alors c’est pas possible. C’est des régimes trop stricts qu’on ne peut pas suivre ! » (Henriette, 82 ans)

Les régimes considérés comme « stricts » parce que trop éloignés des habitudes culinaires familiales ou culturelles, ou qui entraînent une coupure familiale, ne sont pas acceptés par les personnes. Il en est de même pour les médicaments lorsqu’ils nuisent à la convivialité ou à la sociabilité :

« Si je ne mange pas chez moi je n’en prends pas, alors le soir je prends ceux que je dois prendre le midi…je le prends le soir mais… bon, mais je suis une mauvaise malade (...) ça m’embête de le prendre, d’être devant le monde là pendant une heure là… par ce qu’ il faut que je prenne un cachet après l’autre… bon, que je fasse ça sinon ça passe pas, alors c’est un cinéma vis-à-vis des autres quoi » (Carine, 73 ans)

Si Carine ne veut pas montrer sa maladie aux autres, d’autres personnes nous ont affirmé ne pas être gênées par la prise médicamenteuse lors de repas en dehors de leur domicile. La banalisation de la maladie et l’absence de représentation sociale culpabilisante de l’hypertension artérielle contribue probablement à ne pas craindre une stigmatisation par la l’absorption de comprimés en public.

7.2 - Oublier la maladie

Les médicaments perçus comme étant à « effet prolongé », à la suite des informations données par les médecins sur l’action des médicaments, permettent dans certains cas une modulation des prises :

« 1 Loxen® 50 matin et 1 le soir. Mais je peux rester 2 jours sans le prendre, je ne suis pas gêné, il me l'avait dit le cardiologue (...) Il m'avait dit que si j'oubliais, ce n'était pas dramatique parce que je pense que c'est un médicament qui doit travailler à longue échéance dans les vaisseaux et si vous restez un jour sans le prendre, cela n'est pas gênant. Quand je l'oublie, c'est juste une fois. Je ne suis jamais resté plus longtemps sans le prendre » (Georges, 72 ans, employé)

Cette modulation n’est pas perçue par Georges comme une observance insuffisante car elle n’a pas, selon lui, de conséquence sur sa pression artérielle. Dans certains cas, il ne s’agit pas de moduler, mais d’interrompre temporairement un traitement :

« De toute façon j’y pense tous les jours à les prendre. Cela m’arrive volontairement qu’un dimanche sur deux, je ne les prenne pas volontairement (...) Comme ça. Je ne sais pas pourquoi mais souvent le dimanche volontairement, je ne les prends pas. Ce n’est pas un oubli. C’est une journée de repos complet quoi ! Est-ce que c’est pour reposer mon estomac ? Je n’en sais rien. Sinon, je prends toujours très régulièrement mon traitement, tous les matins

après le petit déjeuner (...) Cela dépend suivant surtout comment tombe la fin des boîtes. Alors si je sens que je n’aurais pas le temps d’aller à la pharmacie, je saute le dimanche. Toutes mes boîtes sont à 28 comprimés. Ce qui fait qu’en fait, quand il y a une boîte de terminée, elles le sont toutes. Le traitement se suit puisque les ordonnances sont pour un mois, 2 fois renouvelables. » (Guillaume, 54 ans, chef standardiste).

Le conditionnement des médicaments (28 comprimés par boîte) favorise cette interruption de traitement, mais nous voudrions souligner ici la notion de « repos thérapeutique ». En effet, le fait que Guillaume, qui est en activité professionnelle, choisisse le dimanche, plutôt qu’un autre jour de la semaine, pour interrompre son traitement n’est pas anodin. Ce choix répond peut-être à la volonté de contrôler certains effets négatifs du traitement (effets sur la sexualité par exemple). Il nous semble plutôt répondre à un désir de rompre avec le quotidien par la mise au repos de son corps (« pour reposer mon estomac »), le dimanche étant à la fois synonyme de repos et de convivialité (repas familial). Les « congés thérapeutiques » souvent décrits dans la littérature (Urquhart, 1997) concerneraient 50% des hypertendus traités (Kruse, Weber, 1990). Les épidémiologistes et les cliniciens désignent ainsi les oublis, consécutifs ou non, de 1 à 3 comprimés par mois survenant principalement en fin de semaine (Burnier et al, 1997, Mallion et al, 1995). Ces patients « oublieurs » de fin de semaine seraient plutôt des hommes, plus jeunes que le reste de la population d’hypertendus et plutôt parisiens (Mallion et al, 1995). Ces « congés thérapeutiques » peuvent être responsables de sous-dosages, voire d’effets rebond avec leurs conséquences cliniques graves (Burnier et al, 1997).

Or, notre étude montre que ces « repos thérapeutiques » ne sont pas dus à un oubli de la part des patients mais à un choix délibéré des personnes hypertendues. Notre faible nombre de répondants ne nous permet pas de généralisation, mais il nous permet de comprendre les raisons de ce choix. Et le discours de Clément (68 ans, cadre) peut nous y aider :

« Je n’arrive pas à me mettre dans la tête que j'ai des médicaments à prendre parce que cela m'énerve. C'est pas que ça m'énerve mais ça….. C'est rare quand même que j'oublie, ça m'arrive jamais d'oublier deux fois de suite. Cela m'arrive une fois par mois. Cela peut être le matin, le midi ou le soir. Si c'est celui du midi, c'est celui du diabète mais ce que je me suis aperçu, et je suis pas le seul, c'est que quand je le fais, je le fais bien mais le problème c'est qu'après on se fait une fixation là-dessus (...) Alors en ce moment pendant une semaine, je me suis dit, cela va faire la deuxième semaine d'ailleurs puisqu'on est parti dans le Gard 3 jours, que j'allais le prendre une seule fois par jour sinon on ne fait que ça »

Le choix de ne pas prendre un comprimé s’accorde ainsi avec le besoin d’oublier temporairement la maladie quelques heures par jour ou quelques jours par an (le dimanche pour Guillaume, ou en vacances pour Clément). Une lecture psychologique de ce fait pourrait être conduite qui montrerait un processus de déni. Mais, si nous poursuivons la lecture anthropologique que nous avons menée depuis le début de cette enquête, la notion de repos thérapeutique et le besoin d’oublier temporairement la maladie peuvent s’analyser à travers le concept de « travail du malade » (Strauss, 1992) d’une part, et celui « d’invention du quotidien » (De Certeau, 1998) d’autre part. Prendre ses médicaments est un « travail du malade» au sens que lui accorde la sociologie interactionniste qui considère le malade comme un acteur actif dans la réalisation du travail médical réalisé tout au long de sa « trajectoire thérapeutique » (Strauss, 1992). La notion de « repos thérapeutique » illustre ce concept de « travail du malade ». En effet, le patient n’est pas un simple technicien à qui le médecin a délégué la responsabilité de son traitement. Il participe de façon active à sa trajectoire de maladie par son travail d’application de la prescription et de prise en charge de soi. Le contrôle qu’il effectue sur la prescription, les modulations (des doses ou des horaires de prise) ou encore l’auto-régulation, sont autant de caractéristiques du travail (en tant que production d’une action) du malade. Nous retrouvons ce rôle actif du malade, responsable de son

traitement, lorsque les personnes choisissent de ne pas prendre 2 ou 3 comprimés par mois en raison du conditionnement des médicaments à 28 comprimés par boîte. En effet, pour répondre au rythme social et adapter la prise médicamenteuse à un découpage mensuel, les individus adaptent leur traitement à leur quotidien et non le quotidien à leur traitement. Dans l’intégration du traitement à la vie quotidienne, nous avons vu que la répétition et la routinisation des prises médicamenteuses, comme toutes activités quotidiennes répétées, est un facteur de sécurisation et de protection de l’individu contre les aléas de l’existence. Néanmoins, la sociologie du quotidien a montré que des ruptures de la monotonie répétitive (par les fêtes, les vacances, les voyages) sont nécessaires pour raviver cette fonction de protection et de sécurisation de l’individu (Balandier, 1993). L’usage des médicaments avec les « vacances thérapeutiques » doit être compris comme une « manière de faire » qui intègre les médicaments dans les objets du quotidien, dans une logique d’appropriation du traitement, et permet de pérenniser leur usage.

7.3 - Acquérir un savoir sur la maladie par l’expérimentation

L’absence de prise de médicament, ponctuelle ou prolongée, accidentelle ou délibérée, permet aux personnes traitées d’acquérir un savoir sur la maladie et sur leur corps en observant, en expérimentant, les effets sur leur corps de l’absence de prise médicamenteuse :

« Une fois j'ai oublié de le prendre, il y avait un renouvellement, c'était un dimanche. Il fallait que j'aille jusqu'au village voisin et il m'a semblé que : coïncidence, je me suis endormi au volant (...) Vous savez moi je suis pas le type à courir après les médicaments. Je le fais parce que j'arrive à un certain âge et qu'il faut faire attention. Mais je ne sais pas, je crois plutôt que c'était pas tellement sans coïncidence. Je crois qu'il faut le prendre ce petit cachet (...) J'étais pas bien, pourtant j'ai l'habitude de conduire (...) J'ai eu une alerte, j'ai senti que je m'endormais (...) Mais j'ai fait la relation de cause à effet. Et maintenant, je fais bien attention à quand tombe le dernier jour de mon traitement. Avant je renouvelais au dernier moment alors que maintenant j'ai pas une boîte d'avance mais j'y vais une semaine avant. » (Damien, 70 ans, ouvrier)

« J'ai fait une erreur aussi une fois, cela a duré quoi 6 ou 8 semaines, j'ai arrêté le premier traitement. Comme je n'avais plus de cachet, plutôt que d'aller voir mon médecin, j'ai dit : "Ben, tiens je vais voir si cela fait sans". Cela a bien duré 4 semaines sans cachet où j'allais à la pharmacie tous les 2 jours pour contrôler ma tension et cela allait très bien. Et puis du jour au lendemain, poff, c'est remonté mais alors !! Le docteur m'a dit : "il ne faut pas faire cela". Je lui ai répondu :" que je le saurais maintenant!» (Laurent, 40 ans, facteur)

« Enfin, une fois, je n’en avais plus. Je suis resté 3 jours sans en prendre, et quand je suis allé chez le médecin, effectivement, ma tension était montée à 15 ou 16/9. Donc je lui ai expliqué que j’étais depuis 3 jours sans médicament, que c’était la raison » (Louis, 64 ans, employé)

Ce savoir propre sur la maladie (savoir populaire et acquis par l’expérience) s’appuie parfois sur des conceptions de la physiopathologie empruntées aux médecines alternatives :

«J’avais 22, 23 jusqu’à 24 et le minima entre 10 et 12 quoi. Je me rappelle une fois avoir téléphoné au cardio qui m’a dit de reprendre un Moducren®. Et cela me faisait rien. Cela m’est arrivé à plusieurs reprises de téléphoner au cardio et il me disait : « Reprenez un Moducren® ». Mais cela n’agissait pas. Maintenant je le fais plus. La seule chose qui agit, c’est le Manganèse (...) j’ai du Manganèse en permanence. Comme ça si j’ai un truc, une fatigue ou un truc j’en prends. Le Manganèse me fait baisser la tension, ça c’est sûr, parce que le malaise disparaît (...) Je vérifie avec le tensiomètre et, en général, après 1 heure après, ma tension commence à baisser alors qu’avec le Moducren®, c’est sans effet » (Rosine, 79 ans, employée)

L’expérimentation des patients pour observer ce qui se passe et comment évolue la maladie à l’arrêt du traitement a été décrite dans d’autres pathologies chroniques (épilepsie) comme une des raisons qui conduisent les personnes à « auto-réguler » leur traitements (Conrad, 1985).