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I – Le suivi de l’hypertendu et l’interaction médecin-patient

1) Normalisation des chiffres tensionnels

Les médecins donnent le plus souvent spontanément aux patients les chiffres de la pression artérielle qu’ils viennent de mesurer. S’ils l’oublient, les patients les leur demandent, certains veulent aussi que le médecin écrive ce chiffre sur l’ordonnance. Si la question du

1 « En 1996, 38 millions de séances de médecin sont effectuées pour des personnes souffrant, entre autres, d’hypertension, soit 11 % de l’ensemble des séances. La quasi-totalité d’entre-elles, 94 %, sont effectuées par les généralistes, le reste étant essentiellement réalisé par les cardiologues. Dans leur activité globale, ceci représente 15 % des séances de généralistes et 30 % des séances de cardiologue » (Frérot, et al., 1999)

malade n’a pas été précise sur les chiffres de la pression artérielle et qu’ils demandent au médecin « comment est la tension ? », ce dernier répond souvent « ça va, elle est bonne », attestant ainsi d’une normalisation du chiffre tensionnel qui renvoie au chiffre « idéal » à atteindre. L’information sur la valeur de la pression artérielle « idéale » du point de vue biomédical de réduction du risque cardiovasculaire n’est pas toujours donnée (mais elle a pu l’être dans une autre consultation) à ce moment-là. Lorsqu’elle l’est, les médecins sont alors très « normatifs », s’appuyant sur les normes retenues par les autorités de santé :

« Par contre, il faut me surveiller cette tension car maintenant les chiffres de l’OMS sont clairs !! Surtout pour vous entre la tension, le cholestérol et la surcharge pondérale, l’acide urique, si vous voulez les facteurs de risques cardio-vasculaires, c’est ça, plus ça, plus ça, cela commence à faire beaucoup » (M5)

Ils s’appuient aussi parfois sur l’avis spécialisé demandé :

P : mais moi j’avais une tension qui était bonne ... autour de 13,7 et lui (le cardiologue) dit qu’il faudrait qu’elle soit à 12

M3 : ouais bon d’accord, de toute façon, ils ont des ... ils sont plus au courant que nous sur les chiffres

Femme de P : mais c’est pas terrible ? 13,7 c’est bien? » M3 : oui, mais ils veulent la faire descendre encore plus

Femme de P (air réprobateur) : là on n’a pas très bien compris quoi

M3 (réfléchi) : c’est parce qu’ils préfèrent qu’il y ait une tension un peu plus basse, si vous voulez... on ne parle pas de normalité là

Femme de P : ouais, ah oui

M3 : on parle d’objectifs en fonction de ... (le patient le coupe et le questionne sur les examens paracliniques à faire)

Cet extrait montre la complexité du rapport à la norme pour les patients, comme pour les généralistes. Le médecin n’explique pas l’intérêt de l’abaissement des chiffres tensionnels, laissant même croire au patient qu’il ne le sait pas lui-même reportant sur le spécialiste la décision (« ils sont plus au courant que nous »). La confusion pour le patient est complète et il préfère changer de sujet plutôt que d’entrer dans une discussion d’expert d’où son médecin et lui sont exclus.

Nous avons peu observé de consultations où les médecins expliquent au patient l’intérêt de diminuer la pression artérielle pour la réduction du risque cardiovasculaire, ils utiliseront alors un symptôme ressenti par le patient, même si, par ailleurs, ils ne le reconnaissent pas comme un signe d’hypertension artérielle, comme un « « levier » pour que le patient soit attentif à la prévention de sa santé :

M2 : vous avez 15 quand même, bon on préfère quand il y a 14 que 15, c’est beaucoup mieux, bon asseyez vous … c’est pour ça que c’est sûr, si vous mettiez quelques kilos de côté

P : ah non mais ça c’est évident

M2 respirez bien… c’est difficile les régimes ou de faire

P : non non, je vais commencer par m’arrêter de fumer, si je fais l’inverse (rires) M2 : vous pesez combien maintenant

P : oh je sais plus, je crois dans les 95

M2 : bien il vaut mieux que vous frappiez un grand coup tant qu’il est encore temps hein ? P : oui oui, avant que...

M2 : vous savez souvent le corps il nous envoie des petits signes comme ça discrets, si on y fait attention c’est bon

Nous n’avons pas observé chez les généralistes d’utilisation d’outils comme le tableau SCORE, de calculette ou de logiciels permettant de calculer le taux de risque cardiovasculaire et l’espérance de vie du patient en fonction de ce calcul. Bien que certains médecins observés soient normatifs et utilisent facilement des courbes et des graphiques pour la surveillance clinique de leurs patients, ils ne semblent avoir pas franchi le pas de la prédiction (voire de la divination)1 dans leur mission préventive. Nous pensons que cette attitude s’explique par les modifications récentes dans la pratique médicale du seuil de prescription d’un traitement

médicamenteux antihypertenseur (1999 pour l’OMS2) et de l’abaissement progressif de ce

seuil d’intervention thérapeutique à la suite des études épidémiologiques et des nombreux essais cliniques. Il ne s’agit pas d’un manque de connaissances de la part des médecins mais plutôt d’une perplexité face à des données qui souvent remettent en cause leur formation initiale3, voire d’une « résistance » à la normalisation et à la médicalisation croissante des corps qui s’accompagne d’enjeux économiques importants. Les généralistes, en raison de leur approche globale du patient (approche « bio-psycho-sociale » telle qu’elle est revendiquée par la profession) et de leur connaissance plus contextualisée du patient (biographie, environnement physique et social, antécédents), seraient moins rigoureux sur la « normalisation » des chiffres tensionnels. Cette donnée, issue de l’observation de certaines consultations, est corroborée par le discours des patients :

« Il me prend la tension, mais j'ai 15/8, 17/9, mais il me dit que : "c'est pas grave parce que votre chiffre du bas, la minima, n'est pas mauvais donc je ne veux pas vous embêter avec ça, vous faites du sport, je ne veux pas vous embêter avec ça". Il a dit qu'il était bon (...) Si vous voulez, mon docteur il est moins strict que le cardiologue » (Myrtille, 66 ans, postière) Ces observations renvoient au sens attribué au risque et aux logiques sociales et culturelles sous-jacentes à ses interprétations dans un groupe social donné qui déterminent l’usage social de ce risque. Une étude anthropologique réalisée sur le risque de transmission du VIH de la mère à l’enfant (TME), et sur le risque iatrogène de la prévention de la TME par les antirétroviraux a montré que « le risque n’est pas une notion « simple » et objective : même réduit à son expression la moins polysémique, celle d’un taux, le risque se prête à des interprétations variées, parfois divergentes ». L’interprétation du risque tient au profil professionnel de chaque médecin comme à ses valeurs personnelles, à l’organisation du système de soin comme à la place du médecin dans le système de soin, à sa perception de la légitimité de l’avis médical (Desclaux, Egrot, 2003 : 9).

1 Le logiciel Logicoeur distribué gratuitement par le laboratoire Pfizer a été créé pour les médecins pour « identifier, visualiser, calculer et suivre » le risque cardiovasculaire de leur patient. Il est présenté comme un outil à l’appui de l’observance car il permet d’objectiver le dysfonctionnement sous la forme d’une perte d’espérance de vie. Ainsi, un cardiologue qui présentait cet outil lors de la Conférence régionale sur la maladie

artérielle, Avignon, 20 septembre 2003, expliquait aux médecins présents qu’il se servait de cette visualisation

afin de convaincre les patients hésitants ou insuffisamment observants en leur disant : « vous perdez 5 à 10 ans

de survie si vous ne réduisez pas votre risque ». Malgré la scientificité apparente de ces tableaux prédictifs, leur

manque de lisibilité et la prédiction de la date de la mort qu’ils sous-tendent, allie leur utilisation à un processus de divination. En effet, comme l’écrivent Postel-Vinay et Corvol (2000 : 222) : « L’évaluation statistique du risque d’un individu n’est qu’un chiffre moyen extrapolé à partir d’un groupe. Avoir la prétention de prendre ce chiffre pour personnellement exact reviendrait, par exemple, à estimer non seulement le nombre d’accidents de voitures pendant le week-end de la pentecôte, mais à désigner de surcroît les conducteurs qui auront un accident ! »

2 Recommandations OMS/ISH 1999 pour la prise en charge de l’hypertension artérielle, J. Hypertens., 1999 ; 17 : 151-183

3 En particulier pour le traitement de l’hypertension artérielle du sujet âgé de plus de 70 ans. Les études réalisées en 1990 (Dahlöf et al., 1991 ; SHEP Cooperative Research Group, 1991) ont montré l’opportunité de normaliser la pression artérielle chez les personnes âgées, allant à l’encontre de ce qui s’enseignait alors dans les facultés de médecine où le futur médecin apprenait même qu’il était dangereux d’abaisser la pression artérielle des personnes âgées en dessous d’un certain seuil (Postel-Vinay, Corvol, 2000)