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Les représentations sociales des médicaments hypotenseurs sont multiples et complexes. Elles permettent de penser le mode d’action des médicaments comme un remède qui rétablit un équilibre interne, conforte, assure et pérennise le bon le fonctionnement de la machine corporelle. Cette représentation permet aux individus de penser et d’expliquer le dysfonctionnement : réguler, fluidifier, éliminer, nettoyer et protéger le coeur (pompe) sont les principaux modes d’action des hypotenseurs en correspondance avec une représentation mécanique du corps dont il s’agit d’assurer la circulation des fluides et de l’énergie. Cependant, leur action de protection du coeur et du corps est intimement liée à une représentation du corps dans la société occidentale qui accorde une dimension symbolique à l’organe coeur, organe protecteur de l’homme et organe à protéger spécifiquement.

Les représentations mécaniques et symboliques du mode d’action des médicaments expliquent la hiérarchisation effectuée par les hypertendus dans l’observance des traitements. Les médicaments perçus « pour le coeur » seront pris plus régulièrement que ceux qui sont perçus comme étant secondaires ou complémentaires : les diurétiques en particulier qui ne sont pas perçus comme un traitement spécifique de l’hypertension artérielle mais plutôt comme le traitement des hausses tensionnelles.

Ces deux versants de la représentation sociale des médicaments expliquent l’adhésion aux thérapeutiques, quel que soit le modèle étiologique privilégié par l’individu (« nerfs » ou « sang ») en raison de la représentation populaire de la physiologie selon laquelle le désordre

physiologique responsable de l’élévation de la pression artérielle est toujours un désordre du

« sang », que le mécanisme causal soit une altération du fluide corporel ou un

dysfonctionnement des « nerfs ». Mais une représentation de l’action des médicaments n’est pas indispensable à l’adhésion thérapeutique.

Ces représentations du mode d’action des médicaments croisent une représentation sociale du médicament comme objet ambivalent, vecteur symbolique de la puissance de la science avec ses effets positifs (efficacité) mais aussi dangereux (effets secondaires négatifs)

sous-tendue par une logique naturaliste, voire une « résistance » naturaliste. Cette

représentation explique l’adhésion aux traitements composés de comprimés de petite taille, avec des prises restreintes (association de molécules dans le même comprimé). Elle explique aussi des pratiques d’auto-régulations médicamenteuses avec des stratégies de patients de limitation de la consommation des médicaments (limitation du nombre de comprimés, interruption temporaire du traitement par éviter des effets secondaires, évitement de consultations pour différer ou éviter une augmentation du traitement).

Nous voulons souligner aussi une représentation sociale négative des médicaments génériques perçus comme des médicaments inefficaces et porteurs d’effets secondaires. Les génériques sont perçus comme des médicaments étranges, voire étrangers, dépersonnalisés et imposés par l’institution qui compromettent le processus de fidélisation du patient à son médicament. Cette représentation peut être responsable de mésusages des génériques.

L’étude du médicament comme objet nous a amené à analyser l’expérience des hypotenseurs par les personnes hypertendues. Le médicament est un objet qui, par sa prescription mais aussi par son intégration dans la vie quotidienne, participe à la socialisation de la maladie, c’est-à-dire à la transformation d’une expérience objective exprimée dans son acceptation nosologique populaire (« faire de la tension » ou « avoir de la tension nerveuse ») en une réalité concrète socialement reconnue et légitimée qui assigne à l’individu un statut de malade. Le regard sur les pratiques ordinaires des personnes nous amène à comprendre comment le médicament est réapproprié par les personnes comme un objet du quotidien, et comment la prise médicamenteuse est intégrée dans les activités quotidiennes ordinaires permettant une pérennisation de son usage. Les habitus d’observance, les manières de ranger les médicaments et de les consommer, sont des activités quotidiennes répétées répondant à des logiques d’intégration et d’appropriation qui, comme toute activité quotidienne routinière et répétitive a une fonction de maîtrise des évènements et de l’imprévu. Dans cette « invention du quotidien des médicaments », pour paraphraser De Certeau (1998), certaines pratiques d’auto-régulation prennent tout leur sens. Ainsi, le « repos thérapeutique », rupture transitoire dans la répétition quotidienne des activités, permet de supporter la monotonie de la routinisation et renforce sa fonction de sécurisation et de protection de l’individu contre l’imprévu, pérennisant ainsi l’usage du médicament. De même, les stratégies d’ajustement personnel du traitement, ou les bricolages pour éviter des accidents d’observance ou des ruptures de stocks, avec souvent la complicité des professionnels de santé, pour les médicaments conditionnés sous la forme de boîtes de 28 comprimés, sont des pratiques d’auto-régulation sous-tendues par des logiques d’intégration et d’appropriation. En effet, le « temps des médicaments » se mesure pour les personnes en mois calendaire et non en semaine selon le cadre de référence temporel sociétal. Le rythme calendaire qui rythme les activités quotidiennes a créé un habitus social, et toute modification des unités de temps bouscule l’appréhension des séquences d’évènements par les individus et la synchronisation des activités. Le conditionnement des médicaments sous la forme de boîtes de 28 comprimés est alors vécu comme une contrainte exercée sur l’individu obligé de régler son comportement sur un « temps » qui n’est plus celui de sa société, mais celui d’une institution sociale dont il ne comprend pas les règles. L’usage des médicaments permet aussi de renforcer le lien social (filial ou matrimonial).

L’auto-régulation médicamenteuse n’est pas une conduite de désobéissance à l’ordre médical, mais répond à une logique d’appropriation, d’intégration du médicament, de personnalisation du traitement et de fidélisation de celui-ci. Enfin, l’usage des médicaments (en tant qu’objet) souligne sa fonction de socialisation de la maladie dans le sens où il assigne à l’hypertendu un statut de malade, rôle qui est en contradiction avec une représentation de l’hypertension artérielle comme un facteur de risque, ou celle banalisée d’un état supra- physiologique (« une vieillerie »). Lorsque l’écart entre les représentations du patient et la maladie socialisée est important, il génère des ressentis négatifs (contraintes) autour du traitement, de la consultation de renouvellement de l’ordonnance, de la prise médicamenteuse pouvant aboutir à des interruptions temporaires de traitements.

Enfin, l’adhésion thérapeutique est étroitement liée à la représentation du risque cardio-vasculaire et à son appréhension par les personnes hypertendues. Elles dépendent de facteurs psychologiques comme l’absence de ressentis des symptômes, la peur de la mort ou de la peur des complications de l’hypertension artérielle qui augmente avec la conscience de la vulnérabilité du corps. Elles dépendent aussi de facteurs cognitifs sociologiquement déterminés comme la connaissance des complications de l’hypertension artérielle par les informations transmises par les médecins et par les médias, mais surtout par l’expérience personnelle de ces complications dans l’entourage proche et le traumatisme affectif vécu par les personnes qui objective le risque. Le risque cardiovasculaire, notion statistique abstraite lorsqu’elle est énoncée par le médecin, devient une réalité concrète lorsque les personnes l’ont expérimentée. Le risque cardiovasculaire est principalement appréhendé comme une menace de handicap physique et social, comme la menace d’une rupture d’un ordre social. Pour le profane, le risque ne peut être intégré que s’il est traduit en termes d’expérience subjective et non en probabilité Elles dépendent enfin de facteurs culturels comme la représentation de l’hypertension comme état supra-physiologique banal et normal lorsque le corps vieilli qui n’inscrit pas l’hypertendu dans un « groupe à risque » lui imposant des conduites préventives spécifiques. Cependant, la représentation symbolique du coeur comme symbole de vie , organe « noble » à protéger et aussi protecteur favorise l’adhésion aux médicaments perçus pour « protéger le coeur ». L’observance est enfin, comme l’auto-mesure tensionnelle, un moyen de contrôle du risque dans une société qui valorise la maîtrise de soi, la responsabilisation et l’autonomie.

Chapitre - III -