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IV Les modèles étiologiques populaires de l'hypertension artérielle

6) Les ingestions dangereuses

L'alimentation est aussi mise en cause dans le déclenchement de l'hypertension (7). Rosine, 79 ans : « Et puis j’avais une amie qui était allée voir un allergologue pour un truc, je me rappelle plus pour quoi, et qui m’avait conseillé d’aller le voir. Je suis allé le voir. C’était une femme et elle m’a dit : « je ne vous promets pas mais enfin on va essayer ». Alors cela a été draconien au niveau du régime avec une possibilité de réintroduire petit à petit certaines choses, comme les pommes de terre car elles ne m’ont jamais posé de problème. Et bien au bout de 3 semaines, je mettais ma main sur ma tête. En l’espace de 2 mois, je me suis complètement débarrassée de l’arthrose. Et elle m’a dit : « il y a d’autres choses qui vont s’arranger et en particulier l’hypertension parce que quand vous mangez quelque chose qui ne vous convient pas, cela fait une poussée d’adrénaline et cela suffit pour faire quelque chose, c’est un point faible chez vous, les surrénales par exemple et, cela vous donne des poussées d’hypertension. (…) Je pense que si mon régime a fait baisser ma tension, c’est que la cause est là ! Elle est dans les allergènes, c’est sûr. C’est mon explication maintenant. »

L'expérience que possède l'individu de son problème de santé fournit quelquefois l'explication de sa maladie. Ainsi, le phénomène allergique, attesté par le discours médical, est réapproprié, réinterprété afin de venir appuyer l’attribution causale que l’individu pense légitime puisque que confortée par sa propre expérience (l’inefficacité du traitement).

Benoît, 60 ans, pompier : « Mais je pense qu'il y a un mélange, l'hypertension est liée au problème de cholestérol, les tuyaux se bouchent et donc la pression augmente à l'intérieur parce que cela circule mal et le cœur est obligé d'accélérer pour palier la déficience du débit du sang. Ca fait monter la pression. »

Lionel, 64 ans, conseiller d’éducation : « Au niveau régime, j'ai un régime alimentaire où j'ai diminué les graisses animales et les fromages gras. Je mange beaucoup de légumes, de fruits et de poissons. D'ailleurs depuis, mon cholestérol a beaucoup diminué. Entre le traitement et le régime, mon cholestérol tourne aux alentours de 70.

- Le cholestérol est lié à l'hypertension ? - Certainement. »

Le « gras » dans l’alimentation prend une place à part, il est évoqué comme le grand responsable puisqu'il demeure la cause essentielle du cholestérol et concorde parfaitement avec la représentation de la physiologie populaire (les dépôts graisseux empêchent une bonne circulation du sang). Ainsi, pour les personnes qui pensent que la cause ou le déclenchement de leur hypertension artérielle est dû à l'alimentation, le lien entre hypertension artérielle et cholestérol est évident. Les répondants mettent en avant l’importance d’avoir une alimentation saine et de ne pas abuser de certains aliments comme ceux contenant du « gras ». S'alimenter est sans aucun doute, l'acte à la fois le plus banal et le plus vital. Vital car sans nourriture, l'individu meurt. Banal car s'alimenter est un acte commun mais certainement pas ordinaire. « Manger : rien de plus vital, rien d'aussi intime. "Intime" est bien l'adjectif qui s'impose : en latin, intimus est le superlatif de interior. En incorporant les aliments, nous les faisons donc accéder au comble de l'intériorité. C'est bien ce qu'entend la sagesse des nations lorsqu'elle dit que : "nous sommes ce que nous mangeons" ; à tout le moins, ce que nous mangeons devient nous-mêmes. (…) Il y a donc par essence quelque gravité attachée à l'acte d'incorporation ; l'alimentation est le domaine de l'appétit et du désir gratifiés, du plaisir, mais aussi de la méfiance, de l'incertitude, de l'anxiété » (Fischler, 2001 : 9).

Mathilde, 55 ans, infirmière : « On m'a surtout conseillé de perdre du poids. Depuis mon AVC, j'ai perdu pas mal de kilos et donc je continue à m'y tenir, à bien le faire et je vais continuer à descendre. Quand je suis à un poids correct, c'est mieux, je sais que cela améliore aussi. »

Benoît, 60 ans, pompier : « Ils (les médecins) vous donnent de la documentation et surtout ils vous disent : "il faut maigrir". Je suis allé voir une nutritionniste qui m'a fait maigrir mais cela a été très long parce qu'il fallait maigrir de moins d'1 kilo par mois. Il ne fallait pas aller trop vite. Je l'ai fait pendant 6 mois et j'ai dû perdre 3 ou 4 kilos. Par contre, je ne suis plus essoufflé quand je marche.»

Certains des interviewés semblent penser que la surcharge pondérale a une incidence sur la santé, d'une manière générale. Pour eux, le « surpoids » n'est pas une question d'esthétisme, ou la crainte du regard critique d'autrui sur soi. Le corps. n'est plus une simple enveloppe charnelle à laquelle on ne prête pas attention. Il devient la marque identitaire du vécu de l'individu, une sorte de rappel à l'ordre. Poursuivons le discours de Mathilde :

« J'ai toujours été grande et costaud, même plus grosse que maintenant parce que j'ai quand même fait jusqu'à 140 kilos, c'est pas mal hein? Mais je n'avais pas de tension élevée quand j'étais très lourde. Je pense que j'ai abîmé mon corps au bout d'un certain nombre d'années. Ce qui fait que maintenant j'ai réagi en faisant de l'hypertension. »

La surcharge pondérale détériore le corps, elle l’abîme prématurément.

Damien, 70 ans, ouvrier : « On a toujours l'air de dire "c'est parce que vous êtes du poids que…" alors que c'est pas vrai du tout. (…) Quand vous êtes gros, pour les gens, toutes les maladies viennent de votre poids ! Si vous saviez le nombre de gens qui vous dise le diagnostic avant de vous faire l'examen! »

Le discours de Damien illustre parfaitement une idée dominante dans notre société : « les gens gros sont des gens à problèmes de santé ».

L'alcool et le tabac, s'ils ne possèdent pas de propriétés proprement nutritives, sont, malgré tout, absorbés ou ingurgités, comme les autres aliments et de ce fait, constituent une attribution causale (11) de l’hypertension artérielle.

José, 73 ans, employé : « Peut-être le tabagisme et l'abus d'alcool. Je buvais et fumais tous les jours et je pense que j'ai fatigué plus vite mon organisme. Vous me direz "il y en a qui ne boivent pas et ne fument pas et qui ont aussi des problèmes d'hypertension artérielle. J'ai bien vécu, j'ai bien profité de la vie, je me suis bien marré, je ne regrette rien. »

Pour José, l’hypertension artérielle est la « juste » punition de son comportement antérieur caractérisé par le non respect des règles hygiénio-diététiques. L’hypertension artérielle devient alors une maladie-sanction, une sanction prévisible mais néanmoins ignorée. Dans ce même extrait de discours, José émet l’idée que certains individus, qui respectent les règles hygiéno-diététiques, ne sont pas toujours mieux récompensés. La sanction prévisible laisse alors la place à l’incompréhension. En effet, les interviewés ont fréquemment exprimé le fait qu’ils ne comprenaient pas pourquoi ils présentaient de l’hypertension artérielle puisqu’ils n’avaient jamais bu et fumé. Ainsi la punition est acceptée si la faute est prouvée mais si la transgression aux règles hygiéno-diététiques n’existe pas, la punition devient injustifiée.

Extrait de conversation entre un couple, Renée et Luc :

« L'épouse : Toi, c’est peut-être venu quand tu as arrêté de fumer… L'époux : Peut-être…

L'épouse : Ca t’a fait un choc, alors… »

Plus étonnant encore l'arrêt du tabac pouvant provoquer l'hypertension artérielle. Cet exemple nous montre la complexité du rapport que l'individu possède avec son corps.

Certaines ingestions sont donc considérées comme dangereuses et constituent des modèles étiologiques et explicatifs populaires de l’hypertension artérielle. L’imputation de l’hypertension artérielle au tabac, à l’alcool ou au « gras » contribue à un modèle explicatif de type punitif. Selon le modèle biomédical, l’origine d’un dysfonctionnement est quelquefois engendrée par le non respect de lois médicales, scientifiquement définies mais surtout largement diffusées dans les discours de santé publique par la voie des médias. Aujourd’hui, l’individu a entendu ce qu’il est bon de faire ou de ne pas faire, concernant son alimentation et certaines conduites, s’il veut préserver sa santé. La morale d’une vie saine et les codes de bonnes conduites sanitaires ont été majoritairement intégrés par la population. Une « certaine bonne santé » réside donc dans la stricte obéissance aux lois médicales. L’hypertension artérielle, comme beaucoup d’autres pathologies, devient alors la sanction prévisible. L’hypertension artérielle, c’est la punition avant l’heure, la conséquence d’une usure prématurée du corps par le non respect des règles hygiéno-diététiques de la santé. Cette représentation de l’hypertension artérielle comme la punition d’un comportement transgressif aux lois biomédicales s’inscrit dans une représentation sociale plus générale de la maladie- sanction (Herzlich, Pierret, 1991).