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III – Le tensiomètre individuel : un outil d’expérimentation de son hypertension artérielle

La plupart des personnes interviewées ont un tensiomètre individuel, ou ont eu l’occasion d’utiliser un appareil prêté par un membre de l’entourage ou par le médecin. L’achat d’un appareil d’auto-mesure de la pression artérielle est facilité par une distribution développée (pharmacie d’officine, catalogue de ventes par correspondance), mais son prix reste élevé (entre 80 et 100 €). L’utilisation de tensiomètre individuel répond à plusieurs logiques que l’analyse du discours des interviewés nous a permis de dégager qui se rapporte toutes à la notion de contrôle du corps dont nous avons déjà souligné la valorisation dans la société occidentale (Good, 1998), contrôle qui passe par le savoir propre de l’individu son corps et sur sa maladie.

1) Contrôler sa pression artérielle

Le tensiomètre permet de garder le contrôle de la pression artérielle dans un souci de maîtrise de son corps et de la maladie comme chez ce patient qui par ailleurs contrôle strictement les autres facteurs de risques cardiovasculaires.

« Je la prends tous les jours : j'ai un appareil. Oui, je la prends pratiquement tous les jours (...), c'est un genre de petit contrôle (...) j'en avais un qui était un peu ancien avec la pompe et depuis peu ma femme qui me trouve anxieux m'a fait acheté un appareil que l'on

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La D.O.T. est une intervention sanitaire qui met en jeu des acteurs locaux et des agents de santé qui ont la responsabilité de suivre le patient tout au long de son traitement pour en garantir le succès. Elle a été mise en oeuvre dans le traitement des maladies infectieuses (tuberculose pulmonaire, Sida, MST) afin d’augmenter l’observance des traitements et de diminuer les risques d’apparition de résistances bactériennes ou virales du fait de niveau d’observance insuffisants. Par exemple dans le traitement de la tuberculose en France, les malades sont hospitalisés durant la première phase du traitement et doivent avaler leurs comprimés devant une infirmière qui s’assure de la réalité de la prise (Bodin, 2002)

place au poignet qui est beaucoup plus simple pour la lecture » (Lionel, 64 ans, conseiller d’éducation).

Ce contrôle peut être suggéré par le médecin traitant :

« Le Docteur m'avait dit : « il serait bon de pouvoir contrôler ». Et je vois que chaque fois, je l'emmène partout, dès que je pars (...) c'est lui qui me l'a vendu d'ailleurs1 » (Jacqueline, 55 ans, aide à domicile).

« C'était mon 1er médecin traitant qui m'avait conseillé d'acheter l'appareil, au tout début, pour voir si je ne subissais pas l'effet blouse blanche. Je l'ai fait pendant quelques mois et après j'ai arrêté parce que cela m'agaçait et le taux ne changeait pas donc cela ne servait à rien de continuer à la prendre. Maintenant, je le fais plus du tout. » (Arnold, 64 ans, employé)

A contrario, le mari de Jacqueline ne surveille pas sa tension artérielle, de même, il ne surveille pas son alimentation :

« Mon mari a de l'hypertension, beaucoup plus que moi et il ne se prend jamais la tension. Pourtant, il a certainement un traitement beaucoup plus fort que le mien. Lui, il préfère prendre les remèdes et s'en contenter et continuer de vivre comme il a l'habitude de vivre. Il ne veut pas que je m'occupe de son traitement. Je ne sais même pas ce qu'il prend et quand il le prend. Je sais juste qu'il les prépare tous les matins et qu'il ne veut pas du pilulier mais c'est tout. »

L’auto-mesure tensionnelle, comme l’observance des traitements et le respect de mesures hygiéno-diététiques personnelles ou biomédicale, s’inscrit dans une logique de surveillance et de contrôle des facteurs de risque et de préservation de la santé. Une logique de surveillance qui peut être pesante pour le malade :

« Parce que déjà, je suis diabétique, alors je fais des piqûres matin et soir. Alors contrôle le matin, contrôle le soir. Déjà ça… Si en plus il faut encore prendre la tension, je …. Bang ! (Signe de se tirer une balle dans la tête) » (Luc, 81 ans, commerçant)

2) Vérifier la réalité de son hypertension artérielle

Pour d’autres, l’utilisation d’appareil d’auto-mesure permet de vérifier la « réalité » d’une hypertension :

« Parce que je suis d’un naturel un peu inquiet et je voulais savoir ce qu’il se passait. Dans un premier temps, je voulais savoir quand j’avais mes symptômes si c’était de l’hypertension ou pas. Mais je ne l’ai pas utilisé souvent. Maintenant il est dans le placard (...) j’ai une prise de tension tous les 2 mois par mon médecin. J’avais essayé en pharmacie mais mon médecin ne me l’a pas conseillé non plus » (Edouard, 63 ans, cadre).

Ou encore, pour cet homme qui n’a pas de médecin traitant et travaillant dans un hôpital, l’auto-mesure est une surveillance médicale par lui-même :

« J’envisage d’en acheter un parce qu’il faudrait quand même que je me surveille. Normalement il faudrait la contrôler souvent. Je le fais de temps en temps mais comme je vais bien, je n’en éprouve pas le besoin » (Guillaume, 54 ans, standardiste).

La surveillance tensionnelle en dehors des consultations est souvent ressentie comme nécessaire pour les enquêtés pendant une certaine période (découverte de l’hypertension, instauration d’un nouveau traitement, anxiété du patient face à ce symptôme, instabilité tensionnelle) :

« Quand j’en ai eu beaucoup, beaucoup, oui, on prenait pratiquement tous les jours. Mais maintenant, non » (Annette, 68 ans, institutrice)

La prise tensionnelle avec un appareil d’auto-mesure est alors utilisée pendant un certain temps pendant lequel le patient joue un rôle de technicien (mesure de la pression artérielle) et d’expert de son propre corps (savoir quand la pression artérielle s’élève). Ce contrôle est alors perçu intégralement comme un soin (contrôler sa pression artérielle pour mieux se soigner) :

« Je n’ai pas ce qu’il faut, bon. C’est encore une dépense que je trouve… Un peu excessive pour ce que c’est. C’est quand même quelque chose pour se soigner, c’est pas remboursé, c’est pas… C’est un truc qui fait partie d’un traitement, donc éventuellement ça pourrait au moins être remboursé une partie, hein ? » (Véronique, 70 ans, employée)

Mais pour certains, la surveillance (en dehors des consultations médicales) doit être effectuée par des professionnels de santé, soit par ce qu’ils ont une confiance limitée dans les appareils d’auto-mesure (« ça vaut pas les appareils des docteurs »), soit parce que la prise tensionnelle est un geste technique réservé aux professionnels. Ils ont alors recours au pharmacien ou aux services d’urgences, mais exceptionnellement à une infirmière libérale. Ce recours répond à une logique de proximité dans le cadre d’un échange de services :

« Comme à la pharmacie ils ne veulent pas prendre la tension, ils disent "Ah mais on est pas toubib" alors que les pharmaciennes, elles savent quand même. Bon, je vais aux urgences, c'est à 400 mètres et puis là-bas, je connais tout le monde depuis le temps que je donne du sang, ils me prennent ma tension et puis c'est fini. Maintenant, je ne le fais plus » (José, 73 ans, employé)

« Par contre au début, pour contrôler j'allais à la pharmacie. Comme je suis facteur, quand je passais à la pharmacie et je demandais de ma prendre la tension. C'était au début seulement pour voir s'il n'y avait pas de problème spécifique au début du traitement » (Laurent, 40 ans, facteur)

3) Trouver les facteurs déclenchants

L’auto-mesure tensionnelle permet de vérifier les hypothèses des personnes sur les liens de causalité entre des symptômes physiques ressentis et les chiffres tensionnels :

« J'en ai 2 (...) parce que quand je me sentais mal, je prenais la tension pour vérifier. Je le fais toujours. C'est bien agréable d'avoir ce petit appareil (...) A condition de ne pas en faire une phobie de se prendre la tension (...) Je ne la prends que quand je ne me sens pas bien parce que je vais régulièrement chez mon médecin qui me la prend (...) Mais je n'ai jamais pris ma tension très régulièrement. Je l'ai jamais pris plus de 2 fois par mois. Je sais plus si c'est le médecin qui m'avait conseillé l'appareil, c'est ma fille qui est infirmière, qui me l'a conseillé je crois » (Honorine, 72 ans)

« Ca m’arrive de la prendre pour voir un peu, selon que des fois on est énervé ou n’importe » (Ginette, 82 ans, agricultrice)

L’auto-mesure tensionelle peut être perçue comme inutile si le patient « se sent bien », l’absence de symptôme clinique étant le principal critère pour certains :

« Le premier médecin, c'est le malade c'est pour ça que je vous dis ce n'est pas la peine que j'aille prendre la tension du moment que je me sens très bien » (Georges, 72 ans, employé).

Nous sommes toujours dans la recherche d’un savoir propre sur son corps et sur sa maladie.

4) Quand le tensiomètre peut être anxiogène

Pour d’autres, le tensiomètre est inutile, peu fiable, source d’angoisse supplémentaire. Les patients ont plus confiance en leur médecin qu’en leur auto-contrôle :

« Je ne la prends plus, comme je suis bien, je ne vois pas pourquoi, je la prendrais (...) C'est ma fille qui m'a acheté l'appareil, il y a un an (...) je ne la prends plus. Je ne suis pas inquiète pour ma santé. J'ai un docteur qui me soigne, je présume bien. Je présume et j'en suis certaine. Alors pourquoi, j'irais prendre ma tension parce que je suis un peu essoufflée ou quoi. ? » (Hélène, 80 ans, employé)

« Le docteur au départ, il a pas voulu parce que comme il était … il a dit : « Si il se met à se prendre la tension tous les jours ! » (...) il a pas voulu, il a dit : « ça vous énervera » (Renée, 75 ans, commerçante)

« J'en ai eu un, c'est un collègue qui me l'avait passé. J'ai vite arrêté, cela m'affolait plus qu'autre chose de voir la tension que j'avais. C'était tout au début. Alors j'ai vite laissé tomber » (Clémentine, 43 ans, ouvrière)

« Si vous voulez au début je la prenais et puis maintenant, je la prends moins qu'avant et puis on m'a dit : "ne t'énerves pas dessus" parce que vous voyez les chiffres ne sont pas bons. C'est l'infirmière qui m'a dit de ne pas m'énerver dessus » (Myrtille, 66ans, postière)

« A un moment donné, il (le médecin) m’en avait donné un, il m’avait dit : « Prenez- vous la tension souvent ». Mais je crois que plus je la prenais, plus j’en avais parce que rien que de le faire ça me la faisait monter » (Michèle, 52 ans, employé)

« Je ne la prends que si vraiment je me sens mal. Sinon, je ne la prends pas parce que j’ai peur que ça devienne un petit peu dans la tête » (Laure), 68 ans, employée de maison)

De plus, certains ne veulent pas accorder plus de place à l’hypertension artérielle qu’elle n’en a déjà dans leur vie, comme cette patiente qui refuse l’appareil d’automesure tensionnelle que le médecin veut lui prêter : « je viens tous les trois mois, c’est suffisant ! » . Mesurer sa pression artérielle chez soi c’est se focaliser sur son hypertension artérielle, c’est la placer au centre de sa vie et de ses préoccupations quotidiennes, c’est organiser sa vie autour d’un dysfonctionnement auquel tous ne veulent pas donner la même importance. De plus, l’auto-mesure est une démarche souvent induite par un membre de l’entourage (parent, ami, collègue de travail) ou par le médecin qui donne ainsi à l’hypertension artérielle un statut de maladie nécessitant une surveillance, et qui donne à l’hypertendu un statut de malade.

Le tensiomètre, comme le traitement hypotenseur, participe à la socialisation de l’hypertension artérielle (sickness). La socialisation de la maladie est le processus par lequel la personne va passer d’une expérience subjective de quelque chose d’anormal (illness) - phase parfois absente pour les patients asymptomatiques – , à l’objectivation d’une dysfonctionnement physiologique par le médecin (disease) – élévation de la pression artérielle de découverte souvent fortuite -, à une maladie socialisée qui a une représentation sociale et qui assigne à la personne un statut de malade.