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II Expérience des médicaments et logiques sous-jacentes

1) Complexité du traitement

1.1 - Trouver le « bon » traitement

Les traitements hypotenseurs apparaissent complexes pour les personnes interviewées. De nombreux changements médicamenteux sont souvent nécessaires pour parvenir à une stabilisation de la pression artérielle.

Face à cette complexité et aux échecs des traitements, les personnes ont parfois le

sentiment de manquer d’explications médicales (« les médecins ne donnent pas

d’explications » Philippe, 57 ans, employé). Ils ont alors parfois recours aux notices des médicaments pour comprendre les modalités d’action des médicaments ou leurs effets secondaires (« c'est là que j'essaie par moment de comprendre certaines choses » Philippe).

Les changements de médicaments sont parfois liés au changement de médecin (« Vous pouvez être sûr que quand on change de médecins, on change de médicaments ! » Adèle, 75 ans, employée). Ainsi, plusieurs personnes nous ont dit avoir changé de médecin généraliste depuis le début de leur hypertension, et ce changement a parfois occasionné une modification de traitement (« Chaque fois que j’ai vu un autre docteur, les médicaments faisaient plus et automatiquement on les changeait, on en donnait d’autres » Michèle, 52 ans, employée). Ces changements sont souvent incompris, surtout s’ils sont liés à une méconnaissance du patient par le médecin, et à un manque de coordination entre les équipes :

« Alors chaque médecin, on en voit un, on en voit 2, on en voit 3 et chacun dit que l’ordonnance d’avant est idiote puisqu’il me dit « 4 c’est trop » et il a ramené mon ordonnance à 1 par jour, à ce moment- là, je crois, 1/2 le matin et 1/2 le soir. La seule chose qu’ils ont finalement comprise, c’est que je réagis violemment aux médicaments plus que d’autres » (Rosine, 79 ans, employée).

Les patients n’acceptent pas toujours de changer de classe médicamenteuse ou de modalités de prise lorsqu’ils sont « habitués » à un médicament comme nous l’avons déjà vu avec les médicaments génériques. Ainsi, paradoxalement certains refusent une simplification de leur traitement : lors d’une consultation, un médecin propose au patient de simplifier sa prise en lui prescrivant une association de deux molécules ce que le patient refuse en argumentant : « les deux prises, je suis bien habituée maintenant, ça ne me gène pas ».

Enfin, la complexité des traitements avec les changements fréquents de classes thérapeutiques et le conditionnement différent des blisters d’un hypotenseur à l’autre, fait que certains patients se trompent involontairement dans les prises. Ils acceptent alors mal ces erreurs ou oublis qu’ils attribuent à un vieillissement et une perte des capacités cognitives avec son corollaire : la perte du contrôle de son traitement et de son corps. Nous reviendrons plus loin sur ce point.

1.2 - Le conditionnement

Le conditionnement des médicaments est une autre source de complication du traitement. En effet, le conditionnement sous la forme de boîte contenant 28 comprimés n’est pas compris par les patients car il est en décalage avec le temps sociétal. Pour les patients, « un mois » de traitement doit comporter 30 ou 31 comprimés, et non 28 (soit 4 semaines de traitement), d’autant plus que le conditionnement des médicaments n’est pas le même selon la classe thérapeutique. Les patients raisonnent en mois (de 30 ou 31 jours) et non en semaine de traitement, tous comme les médecins observés (sauf un) qui donnent leur rendez-vous tous les « mois » (de 30 jours) et non tous les 28 jours :

«C’est là que je n’ai jamais bien compris. On nous donne des traitements d’un mois et dans les boîtes qu’ils font maintenant, c’est tous les 28 jours, 28 comprimés. Alors si on ne

fait pas bien attention au renouvellement, pouf !(...) si on a une ou deux journées de retard, pouf ! on peut louper un truc (Michel, 70 ans, artisan)

« Des fois, il n’ y en a pas assez. Il y en a 28 des fois dans les boîtes, alors quand il en faut 1 par jour, au bout de 5 ou 6 mois, il en manque ! Parce qu’il y a des mois où c’est 31 jours en principe » (Lilas, 82 ans, commerçante)

« D'ailleurs c'est ridicule cette histoire de 28 jours parce que après c'est renouvelable 2 fois et à chaque fois, cela décale. Vous avez des remèdes, au bout d'un moment, vous avez trop. Ca, j'y fais attention quand même car je trouve que c'est idiot de faire dépenser des sous à la sécu pour rien. Moi, c'est pas la sécu mais c'est pareil. Donc bon quand je vois que j'ai une boîte d'avance, j'attends mais par contre pour le Célectol®, le Céli…prolol, là, c'est 28 jours : 28 jours c'est complètement débile leur truc!! » (Mélanie, 63 ans, commerçante)

De plus, les professionnels de santé (médecins et pharmaciens), dans nos observations, ne parviennent pas à expliquer clairement aux personnes les raisons de ce conditionnement. Néanmoins, ils aident les patients à contourner le système, d’une façon presque illégale, afin de palier le manque de comprimés :

« Si jamais cela ne tombe pas bien entre le rendez-vous et la fin de traitement et que je suis à court de médicaments, le pharmacien me fait l'avance et après je régularise la situation » (Laurent, 40 ans, employé)

« De toute façon quand on a un problème avec les médicaments, je m'arrange avec la pharmacie qui me fait l'avance et après je vais à la visite chez le médecin qui me fait l'ordonnance » (Clément, 68 ans, cadre)

« Même si je n’ai pas eu le temps d’aller chez le docteur pour le renouvellement, je vais à la pharmacie, il me donne le traitement et après moi je me les fais marquer par le docteur et je retourne à la pharmacie. » (Luciana, 60 ans, employée)

« Comme il y a des boîtes qui en 28 et d’autres 30, arrivée au bout il en manque toujours alors je regarde toujours. Je dis à mes enfants, j’ai plus de ça, il faut que tu m’en amènes. Alors la dame, elle, est très conciliante parce qu’elle les avance, voyez » (Henriette, 82 ans)

En dehors de la complicité des pharmaciens et des médecins, les patients recourent à des bricolages pour ne pas manquer de médicaments :

« De toute façon, j’ai trouvé une tactique c’est d’avoir toujours une boîte de chaque d’avance. Du coup, j’ai mon roulement. » (Justine, 48 ans, employée)

« Oui, mais cela m’aide quand même parfois (avoir une boîte d’un ancien médicament en réserve). Comme les ordonnances sont de 28 jours renouvelables : 28 jours ce n’est pas un mois. Cela crée des décalages dans le renouvellement des médicaments et il m’est arrivé quelquefois de me retrouver la veille en me disant « Zut, j’en ai plus assez ». Comme le plus important, à mon avis, c’est le béta-bloquant, je prends le Lodoz® à la place. Donc quand je prends le Lodoz®, je ne prends pas le diurétique, le Furosémide® . Mais c’est exceptionnel, c’est juste pour faire le joint entre le renouvellement d’ordonnance, le temps que j’aille à la pharmacie. C’est vrai que moi, je suis souvent en déplacement et c’est pas toujours évident de prévoir à l’avance son passage à la pharmacie » (Edouard, 63 ans, cadre)

« Une chose que je ne comprends pas d’ailleurs, c’est que ceux-là, il n’y en a que 28 dans la boîte. Alors comment on fait pour ne jamais en manquer quand il y a 31 jours dans un mois ? (...) J’aime bien que ça soit net et clair (rire), que ça fasse le mois (...) Et alors il y a le mois de février qui m’en fait récupérer 2 ou 3 des fois (...) Parce qu’au début, la pharmacienne, elle m’en donnait une boîte, il me marquait une boîte en plus, le docteur. A un certain mois, il m’en mettait 2 boîtes. Maintenant, il n’y a plus moyen. (...) puisqu’ils veulent

plus rembourser les médicaments. Alors avec cette boîte supplémentaire, ça me permettait de boucher les trous » (Georgette, 70 ans, employée)

Les professionnels de santé reconnaissent que les patients se « dépannent » en empruntant des comprimés à leur entourage, ou en achetant des boîtes hors ordonnance, ou encore avec la complicité des pharmaciens ou des médecins qui augmentent parfois les doses sur l’ordonnance pour permettre aux patients d’avoir une boîte « d’avance ».

Bricolage avec l’aide de l’entourage et des professionnels, et ajustement personnel et individuel des prises sont les deux stratégies principales développées par les hypertendus pour éviter des accidents d’observance liés à des ruptures de stocks. Mais au-delà de ces stratégies d’ajustement des patients, c’est le rapport au temps, et plus particulièrement le « temps des médicaments » que souligne cette étude. Le « temps des médicaments » se mesure pour les personnes (patients comme médecins) en mois calendaire et non en semaine, en France, contrairement aux États Unis d’où nous vient ce conditionnement. N. Elias a montré (1984) que dans les sociétés complexes comme la société occidentale, le rythme calendaire est indispensable à la régulation des rapports entre les hommes et à toute vie sociale. La socialisation de l’individu dans ce rythme calendaire contribue à former des habitus sociaux qui sont partie intégrante de toute structure de personnalité, et toute modification des unités de temps bouscule l’appréhension des séquences d’évènements par les individus et la synchronisation des activités humaines. Un « temps des médicaments » de 28 jours évoque un calendrier lunaire, comme le laisse penser cette réflexion d’un enquêté :

« Non, il y a des boîtes de 10 et des boîtes de 15 mais cela ne fait rien. Moi je n'ai pas de boîtes de 28, ça c'est pour les femmes !!! » (José, 73 ans, employé)

L’échelle calendérique avec ses mois de 30 ou 31 jours, cadre de référence temporel, perd ainsi sa fonction de repères articulés et unifiés pour synchroniser le renouvellement de l’ordonnance. Le conditionnement des médicaments sous la forme de boîtes de 28 comprimés est une contrainte exercée sur l’individu obligé de régler son comportement sur un « temps » qui n’est plus celui de sa société, mais celui d’une institution sociale dont il ne comprend pas les règles.

Ce conditionnement a par ailleurs d’autres conséquences possibles en Santé Publique, selon notre étude, car il génère des pratiques pour le moins « bricolées », non conformes aux « bonnes pratiques médicales » (délivrance sans ordonnance, doublement des posologies, stockage de boîtes de réserve avec risque de péremptions et de gaspillage). Il a aussi des conséquences sur l’observance avec des interruptions de traitement de 2 ou 3 jours par mois lorsque les personnes n’anticipent pas, ou trop tard, la fin du traitement et manquent alors de comprimés :

« Par contre, la seule chose qu'il m'est arrivé c'est avec le Korec®, on ne sait pas pour quelle raison, mais c'est des boîtes de 28 alors que les autres médicaments sont des boîtes de 30. Alors il m'ait arrivé d'être en panne de Korec® mais un jour seulement. C'est très secondaire ça. Mais je ne comprends pas ce système de 28 comprimés alors qu'il serait plus logique que cela soit 30. » (Arnold, 64 ans, employé)

« Moi j’ai mon truc, je n’en prends pas le 15, je me dis que pour une fois ça ne va pas me… et c’est vrai que je m’en aperçois jamais… et le 30 (...) quelqu’un m’a dit qu’il fallait aller au pharmacien quand on n’en avait plus. Par exemple aujourd’hui, je n’en ai plus que pour 2 jours, je ne l’ai pris ce matin (Georgette, 70 ans, employée)

« Volontairement le 31 et le 1 je n’en prends qu’un » (Jean, 75 ans, cadre) « Je suis obligée de jouer à saute-mouton » (patiente en consultation)

Puisqu’un conditionnement en boîte de 28 comprimés peut induire une interruption du traitement de 2 ou 3 jours par mois, nous pouvons affirmer que le conditionnement des comprimés est un déterminant institutionnel de l’observance qui touche à l’approvisionnement en médicaments et aux modalités de suivi des patients.