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§1- Une conjoncture favorable

B- La structure des marchés français : l’influence des cartels et ententes

Les marchés français sont, durant le XXe siècle, structurés en partie par des ententes. Celles-ci prennent des formes très diverses selon les époques et les produits concernés. Leur influence est alors très variable. Certains secteurs sont régulés par des cartels qui définissent les liens entre les entreprises et leurs rapports aux marchés. Pour d’autres, les ententes sont plus une source de perturbation. Les accords y fonctionnent assez mal et créent parfois un climat délétère entre acteurs économiques. Aux ententes nationales, s’ajoutent parfois des accords internationaux. L’Etat a une attitude ambiguë vis-à-vis des ententes, les encourageant parfois, les combattant à d’autres époques. Au total, ces

accords interentreprises contribuent à façonner la concurrence entre les sociétés et influent sur les modes de gestion des entreprises.

Caron et Bouvier, en s’appuyant sur l’étude de J. Houssiaux, (1979 et 1980 in Braudel et Labrousse) brossent un panorama de l’évolution des ententes en France. La collusion entre firmes, ou entre groupes, explique la nature relativement dispersée de l’industrie française durant la première moitié du siècle. Les ententes suppléent en quelque sorte les opérations de concentration qui auraient permis un accroissement de la taille des entreprises. Deux vagues de cartellisation sont perceptibles. La première prend place à la fin du XIXe et au début de ce siècle. La jurisprudence d’abord réticente, se fait peu à peu à l’idée d’une collusion entre acteurs économiques. « Les juges considèrent de plus en plus fréquemment que la concurrence naturelle et libre peut être incohérente et avoir des effets redoutables ». Un arrêt de la Cour d’appel d’Aix en 1912 établit une distinction entre les bonnes et les mauvaises ententes, pérennisant et légitimant la collusion. La crise de 1929 porta un coup très dur aux ententes fondées sur la confiance entre entreprises. Toutefois selon nos auteurs, leur reconstitution fût souvent « la seule parade possible » aux crises. Les ententes deviennent un élément habituel de l’industrie française. Ainsi Detoeuf (cité par Caron et Bouvier) note que « l’entente est nécessaire parce qu’elle diminue le rôle destructeur de la concentration financière, sauvegarde l’existence des petites et moyennes entreprises, qui préservent de la démesure les relations économiques et sociales ». A cette époque, l’Etat intervient parfois pour rendre ces ententes obligatoires afin de mieux structurer le capitalisme français (projet de loi Flandin et Marchandeau du 10 janvier 1935). L’idée des gouvernements successifs est de faire jouer aux ententes un rôle structurant pour une branche : organisation de services communs d’achat et de vente, mise en commun de la recherche scientifique (Margairaz, 1991).

Cet état de fait continue pendant la Deuxième Guerre mondiale au travers des Comités d’Organisation (CO). Après la victoire de 1945, les mêmes hommes et les mêmes structures continuent à organiser l’appareil industriel français. Les changements opérés n’ont été que « nominaux ». Selon Caron et Bouvier, « l’économie française est au terme de cette évolution (en 1950), enserrée dans un carcan étroit d’ententes, favorisées par une législation qui, non seulement les tolère, mais leur fournit les armes de la loi ». L’adoption du traité de Rome, et l’apologie de la libre concurrence qui en découle, atténue cet état de fait. Mais bien souvent les ententes continuent à perdurer bien au-delà, parfois sous des formes moins ostentatoires. En 1953 est mise en place une « Commission technique des ententes et des positions dominantes » ayant pour mission

d’émettre des avis sur les « affaires d’ententes et de positions dominantes contraires à la Loi » (Carré, Dubois, Malinvaud, 1972). En 1959, le rapport Armand-Rueff note la faible efficacité de cette Commission puisqu’elle ne lance pas de poursuite pénale et que les résultats ne sont publiés au JO qu’à partir de 1959. Le système économique français ne devient réellement concurrentiel qu’à partir de la décennie soixante (Carré et al., 1972), la forte croissance encourageant alors sans doute des attitudes moins frileuses.

Les ententes prennent des formes très variées, dont la structuration peut être assez différente, comme l’illustrera l’examen des firmes de notre échantillon. Essayons de brosser un portait rapide des principales configurations. Les accords peuvent tout d’abord définir des zones préférentielles de vente comme ce fût le cas dans les houillères. Les ententes peuvent fixer le volume d’exportation de chaque entreprise et laisser libre la production nationale, ce qui est une variante de la répartition géographique. C’était, par exemple, le cas pour l’acier. L’entente pouvait être limitée à la fixation en commun des prix, pour l’azote par exemple ou encore pour le verre et la Glace. Les ententes peuvent fixer de façon définitive le volume de production et le répartir entre les différents acteurs, comme pour l’aluminium. La limitation des surcapacités est aussi un but affiché. L’industrie textile en est un bon exemple, allant jusqu'à détruire des entreprises précédemment rachetées par le Comité des lainages. De la même façon, « le 18 février 1936, une entente, conclue à l’initiative des pouvoirs publics, fut signée par 80% des professionnels de la chaussure, à l’exclusion de la firme Bata, en pleine expansion. L’engagement était pris de ne pas créer de nouvelles installations » (Braudel et Labrousse, 1980). De fait, sans le préciser explicitement, les ententes peuvent dans certains secteurs répartir la production par catégories de produits entre les entreprises. Ainsi, dans la chimie, les entreprises françaises semblent tacitement arriver dans les années trente à une situation, où la concurrence est « évitée », chaque entreprise ayant son domaine réservé. Cela sera illustré plus bas par le cas de Saint-Gobain.

Ces réseaux d’ententes, en définissant une structuration particulière du paysage économique français, ont un effet non négligeable sur les pratiques de gestion (Dyas et Thanheiser, 1976). Ils contribuent notamment à renforcer la stabilité et la prévisibilité de l’activité économique. Les cas d’entreprises à venir sont le moyen d’envisager la façon dont les entreprises tirent parti, au quotidien, de cette stratégie de développement. Il ne faudrait toutefois pas imaginer un monde d’ententes idylliques. Les accords sont nombreux entre les entreprises, très éparpillés, difficiles à faire respecter, et dans ce

cadre, ils ne fonctionnent pas toujours très bien (Lévy-Leboyer, 1974). Ils ne peuvent donc être assimilés à des forces structurantes que dans certains cas.