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§1- Une conjoncture favorable

D- La planification à la française

La planification « à la française » et plus largement l’interventionnisme de l’Etat ne date pas de la Deuxième Guerre mondiale (Kuisel, 1981). Là encore, on se trouve face à des mécanismes qui permettent une meilleure prévisibilité de l’industrie.

Déjà au début du siècle, l’intervention de l’Etat dans les chemins de fer s’est traduite par l’établissement de prévisions (Braudel et Labrousse, 1979), ce que les compagnies s’étaient refusées à faire jusqu’ici, afin de maintenir un degré de concurrence élevé entre leurs fournisseurs. Plus tard, dans les années trente, lorsque l’Etat devient responsable de la situation financière des entreprises ferroviaires, en bute à la crise économique et à la concurrence de l’automobile, une politique de coordination est mise en place (Braudel et Labrousse). Celle-ci « aboutissait à limiter la liberté d’initiative des transporteurs routiers et fluviaux par un système de contingentements et à favoriser la conclusion d’accords de partage de trafic entre eux et les Compagnies. Cette politique (...) visait davantage la coexistence de monopoles partiels que l’adaptation des tarifications aux conditions de la concurrence ». On ne peut être étonné alors de voir le PLM (Paris-Lyon-Méditerranée) être parmi les premières entreprises à développer des prévisions budgétaires.

La Première Guerre mondiale, l’influence de Thomas et de Clémentel sont autant de points de départ pour la planification. La crise des années trente et l’incapacité à en sortir, les idéaux de l’époque (corporatisme, planisme) incitent à une solution technocratique. « La raison, les contrôles, la prévision allaient remplacer (...) les mécanismes naturels ou automatiques qui selon la philosophie économique du marché, devaient échapper à l’intervention humaine » (Kuisel, 1981). Des groupes comme X-crise recherchent une solution à la faillite du système libéral. L’Etat apparaît comme une solution. Detoeuf va jusqu'à prôner un plan d’investissement de l’Etat pour sortir de la crise (Margairaz, 1991). La guerre et les Comités d’Organisation ne font que renforcer ces tendances à la planification.

La redéfinition du rôle de l’Etat après 1945 marque un tournant essentiel de l’implication publique dans le secteur privé. L’Etat s’octroie un rôle de chef d’orchestre de l’économie veillant à ce que celle-ci fonctionne au maximum de ses capacités. « Pour remplir ce rôle (...), l’Etat devait informer et être informé afin de disposer des moyens de prévoir et créer les organismes de concertation destinés à fixer les buts et moyens de la mobilisation des efforts. Ainsi devaient naître les instruments de

l’observation économique et ceux de la gestion prévisionnelle de l’économie » (Braudel et Labrousse, 1979). Alors que la planification de Vichy était dirigiste, celle qui se développe ensuite s’appuie beaucoup plus sur la concertation. Elle cherche à séduire (Kuisel, 1981). Ce plan avait aussi pour vocation selon Kuisel (1977) d’être « un moyen de contrôle des fluctuations conjoncturelles. Il régularisait le cycle des affaires en développant et restreignant tour à tour les projets d’équipement ». La planification a donc des objectifs contra-cycliques de maintien de la croissance. Par son aspect volontariste, le plan fournissait aux industriels, surtout pour les productions intermédiaires, une perspective de développement à terme. Ce sont là autant d’éléments propres à rassurer les industriels et à leur donner un guide pour l’avenir. La prévision budgétaire en est d’autant facilitée.

La planification a-t-elle eu un effet sur la conduite des entreprises ? Nous sommes amenés à le penser si l’on suit Carré, Dubois, Malinvaud (1972). Le Plan est établi en collaboration avec les diverses administrations compétentes et les représentants des entreprises. Des « études de marchés généralisées » sont réalisées, qui conduisent « à définir des images possibles et cohérentes de l’avenir économique ». Si l’on parle d’objectifs à atteindre, les projections ont toutefois plutôt eu le caractère de prévisions. « Ainsi des projections de débouchés et de production par produits, faites dans un grand détail (plusieurs centaines de produits) au niveau des groupes de travail du Plan par les Professions elles-mêmes en liaison avec l’administration, ont fourni des batteries cohérentes d’indicateurs susceptibles de servir de guide aux décisions des entreprises concernant leurs programmes de production et de modernisation. La planification a pu ainsi contribuer à la croissance de deux façons : comme instrument de la création d’un climat d’expansion et comme instrument de cohérence des décisions engageants l’avenir à moyen terme ». Les auteurs soulignent aussi le rôle d’» instrument de cohérence » que représente le Plan en permettant de bien calibrer les investissements et les programmes d’équipement, ce que « le jeu du marché n’éclaire que confusément ». L’impact du Plan, soulignent les auteurs, dépend des réponses à un ensemble de trois questions :

1. Les prévisions du Plan étaient-elles de qualité ? La réponse semble être affirmative. Les auteurs ont entre autres relevé un coefficient de corrélation entre les prévisions et les réalisations de 0,82. Les plus grands écarts s’expliquent par l’influence des phénomènes politiques sur de l’établissement des prévisions, notamment pour l’électricité et la sidérurgie.

2. Les perspectives du Plan étaient-elles connues ? Là encore, la réponse semble être affirmative, bien que cela varie beaucoup selon la taille de l’entreprise. Mille à mille cinq cent personnes seulement étaient associées au Plan, mais ses résultats étaient largement diffusés. Une enquête de 1967 de l’INSEE auprès de 2000 entreprises permet de confirmer ce point.

3. Les perspectives du Plan étaient-elles utilisées pour les décisions ? La réponse est plus mitigée. En effet, les données sont parfois trop agrégées pour pouvoir être réellement et concrètement utilisées. Les auteurs font l’hypothèse que les entreprises les plus à même d’utiliser ces résultats sont celles ayant recours aux méthodes modernes de gestion prévisionnelle. Cela est donc lié à la relation que nous cherchons à construire, selon laquelle, la disponibilité d’informations prévisionnelles aurait permis aux entreprises de développer leurs propres prévisions. Or une étude de Houssiaux, réalisée en 1967, dans le cadre du Commissariat au Plan, indique que seules 50 grandes entreprises françaises « auraient une organisation et une gestion centrées autour d’un plan d’entreprise ». Paradoxalement, l’étude de l’INSEE de la même année obtient des résultats différents, montrant une diffusion plus importante du contrôle de gestion. Mais celle-ci est sujette à caution.

Carré, Dubois, Malinvaud concluent qu’» en définitive, la proportion des entreprises armées pour utiliser correctement les prévisions du Plan n’est sans doute pas très importante ». De même, pour Mc Arthur et Scott (1970), si le Plan semble avoir eu quelques effets positifs sur la gestion des investissements des entreprises (localisation des usines, par exemple), il semble que cet effet ait été faible pour les prévisions d’exploitation et le montant des investissements. Le rôle de synthèse des prévisions de producteurs et de consommateurs n’a pas bien fonctionné. Toutefois, ces auteurs remarquent que, dans un marché vendeur, « où toutes les entreprises gagneraient à élever le niveau de la production », le Plan pourrait permettre de créer un processus efficace de coordination entre entreprises. C’était le cas au sortir de la guerre, ce qui explique le mythe d’un Plan efficace. Mais dans le cadre d’un marché acheteur, où les producteurs sont en concurrence, personne n’a intérêt à dévoiler ses propres perspectives. Les prévisions du Plan sont alors inutiles. Cette situation correspondrait à celle des années soixante. Si le raisonnement tient, on peut tout de même être étonné du qualificatif de marché acheteur pour la France des années soixante. Bien au contraire nos propres observations tendent à montrer des entreprises ayant du mal à satisfaire à une demande vive. La première partie du raisonnement pourrait donc s’y appliquer.

Une corrélation entre gestion prévisionnelle et utilisation des données du Plan semble exister, ce qui va dans le sens de notre propre hypothèse. Le recours aux données du Plan est toutefois loin d’être systématique. D’ailleurs, on ne trouve, dans les archives d’entreprises, aucune référence à une éventuelle liaison entre Plans et budgets. On doit donc prudemment conclure que si l’influence existe, elle n’a été qu’indirecte. Si le Plan a joué un rôle, il a été limité.