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§3- Les courants idéologiques pertinents

B- Le corporatisme : la contestation de l’ordre établi

La crise des années trente est l’occasion d’un changement dans les grandes orientations politiques. Le capitalisme semble faire faillite outre-Atlantique et le communisme menace à l’est. Un nouveau contrat social apparaît souhaitable à certains. De nouveaux courants de pensée naissent et ont une influence sur la vie des affaires. Souvent dominés

par une élite minoritaire, ils cherchent de nouveaux fondements à la croissance et s’appuient sur la montée de nouveaux groupes sociaux comme les classes moyennes (Boltanski, 1982). Il s’agit d’une véritable « œuvre de redéfinition idéologique » qui touche principalement la bourgeoisie, à la recherche d’une « troisième voie ». Plusieurs courants émergent, souvent assez proches les uns des autres.

Le corporatisme est l’un d’entre eux. C’est un mouvement à rattacher au catholicisme (encyclique De rerum novarum de Léon XIII en 1891) et au paternalisme social (Kuisel, 1981) dont il dérive directement. Cette doctrine met le groupe au centre de la société. Elle s’oppose en cela au libéralisme. Ce n’est plus l’individu qui représente l’unité d’analyse au niveau de laquelle se réalise les choix. Déjà profondément enraciné dans la culture européenne (Cotta, 1984), ce mouvement est à mettre en relation avec les événements qui ont lieu à la même époque en Allemagne et en Italie (montée du fascisme). Il prend sa source dans une contestation du pouvoir de l’argent (ploutocratie) et du pouvoir des masses (Boltanski, 1982). Il s’agit de remplacer la révolution prolétarienne par une révolution spirituelle : « Le personnalisme qui récuse à la fois l’individualisme associé aux excès du capitalisme libéral et le collectivisme, doit fonder la classe comme une entité intermédiaire naturelle, ce qui en fait un élément de l’ordre corporatiste que les ingénieurs et les activistes des classes moyennes appellent de leurs vœux » (Ibid.). L’organisation des classes sociales apparaît alors comme un moyen de lutte contre la montée du socialisme, et de redressement face à l’échec du libéralisme. Les différentes classes sociales une fois organisée, il est possible des les faire collaborer et Boltanski, citant un texte de 1935, de rappeler que l’ingénieur apparaît alors comme l’élément de médiation possible entre la direction générale et les échelons inférieurs d’exécution, afin d’obtenir une collaboration sociale.

Cette doctrine réduit la liberté des contrats dont les règles sont alors fixées de façon publique afin d’assurer l’ordre social et la prospérité nationale. Il s’oppose ainsi au capitalisme où l’initiative privée peut être source de désordres importants. Il distingue l’ordre du désordre, l’intérêt général de l’intérêt individuel mais s’oppose au marxisme dans la mesure où il maintient la propriété privée des moyens de production. Profondément enraciné depuis l’Ancien régime comme mode de régulation sociale, il « meurt de l’éloignement croissant des maîtres et des compagnons. Il renaît du fossé que la révolution industrielle creuse entre les ouvriers et le reste de la société » (Cotta, 1984). Tout comme le paternalisme, il puise son inspiration dans les réflexions de Le Play et de La Tour du Pin. La liberté est alors tempérée par des obligations qui sont fixées collectivement aux individus. Les ambitions affichées sont très claires. Pour La

Tour du Pin, par exemple, il faut « dépasser le capitalisme libéral en lui substituant un véritable régime corporatiste » (Cotta, 1984). Les moyens de parvenir à ce régime sont assez proches de ceux du socialisme : il faut donner plus d’autonomie aux acteurs regroupés au sein de collectifs. Le corporatisme doit ainsi arracher le monde ouvrier au prolétariat, en supprimant une concurrence jugée néfaste.

Le corporatisme a également vocation de « réconcilier l’inconciliable, le petit patron et ses vertus patriarcales, la responsabilité personnelle directement investie dans la tâche, la réunion dans une même main du capital et du travail, les rapports de travail enchantés du paternalisme et l’organisation étatique de la production de masse, le dirigisme, la rationalisation du travail. (...) c’est la célébration de l’union du spiritualisme et du rationalisme qui s’incarne et se réalise par la collaboration de classe (...) » (Boltanski, 1982). Il s’agit de restaurer l’entente et l’ordre social au sein des entreprises. La Charte du travail, en 1941, point d’orgue d’une politique corporatiste visait, à juste titre, à supprimer la lutte des classes et ses causes par une collaboration des hommes à l’intérieur de chaque profession.

Les critiques contre le capitalisme « se distribuent selon deux pôles » (Boltanski, 1982). Les artisans et petits commerçants accusent les détenteurs du capital de nuire au libre jeu du marché grâce aux cartels et aux concentrations. Ce n’est pas la catégorie qui nous intéresse. Elle incarne plus le front du refus que celui de la modernité. « A l’opposé - nous dit Boltanski - les mouvements situés à l’avant garde du catholicisme social (...) sont favorables, on le sait, à un dirigisme relatif, qui reprenant en le tempérant, un lieu commun de la gauche politique et syndicale, permettrait d’équilibrer le secteur libre au moyen d’un secteur plané, à condition que ce planisme (...) soit associé à un ordre communautaire ». Les ingénieurs notamment souhaitent « atténuer les rigueurs inhumaines du capitalisme et surtout maîtriser son jeu déréglé, qui est une cause de désordre social ».

Boltanski (1982), citant une note paru dans l’Echo de l’USIC en novembre 1934, montre comment les ingénieurs peuvent occuper une place centrale dans ce système. Ils sont, en effet, les derniers garants de l’ordre dans les entreprises. Les dirigeants n’ont plus de légitimité auprès des ouvriers car ils n’ont plus ni le savoir (du moins dans la grande entreprise), ni le mérite associé au commandement. Mais l’auteur de rajouter aussitôt que ce type de discours est relativement rare chez les ingénieurs de cette époque. Il semble en effet limité à une élite. Peut-être parce que les ingénieurs se sentent touchés dans leur prestige et leur honneur en cette période de crise économique.

La dépression les atteint dans leur revenu mais aussi dans leurs titres et leur statut social. Ils ressentent donc sans doute alors le besoin d’accroître leur légitimité et recherchent pour ce faire un moyen approprié. Nous montrerons donc comment le contrôle budgétaire pouvait être ce moyen qui va leur donner la maîtrise du savoir face à la classe ouvrière et au patronat traditionnel.

Coutrot (1936) propose un projet du même acabit dans l’Humanisme économique. Après s’être défendu de proposer une solution corporatiste aux problèmes français, il écrit : « les esprits équilibrés voient aujourd’hui avec évidence qu’il est possible, suivant d’ailleurs des méthodes qui pourraient être dites dialectiques, de proposer une solution de synthèse, seule viable et rationnelle en France de nos jours : la limitation de la propriété privée des moyens de production, mais limitation avec contrôle et coordination : conservant tous les mobiles salutaires qu’engendrait l’appropriation privée, mais l’assortissant d’un nouveau schéma de la structure intérieure des entreprises et du milieu où elles vivent, supprimant les méfaits si justement signalés du capitalisme aujourd’hui défunt ». Sa position « capitaliste, étatiste et anti-marxiste » s’inscrit pourtant parfaitement dans le prolongement des idées corporatistes. C’est ainsi qu’il prône l’instauration des ententes pour mieux réguler l’économie1

nationale, limiter et humaniser la concurrence.

Ce courant idéologique, dont la proximité avec le monde des entreprises se retrouve dans les centres autonomes de responsabilité, trouve son point d’orgue sous le régime de Vichy. Ce dernier « officialise, sous la forme d’une idéologie d’Etat, et réalise dans des institutions la plupart des thèmes défendus par les ingénieurs catholiques des années trente » (Boltanski, 1982). Après la guerre, ces mouvements perdurent tout en subissant de profondes transformations. Seuls les éléments les plus progressistes survivent et adaptent leur discours. Bien sûr, toute référence directe au corporatisme a disparu car elle apparaîtrait marquée du sceau de « l’infamie vichyssoise ». C’est toujours la recherche de l’intérêt national, par opposition au bien-être individuel ou à la lutte des classes, qui anime les éléments les plus progressistes des corporatistes d’antan. L’opposition, avancée par Boltanski (1982), entre la CGT, définissant le Comité d’Entreprise (CE) comme une entité subordonnée à l’action syndicale, et la CGC, pour qui le CE représente « l’expression du bien commun de l’entreprise » en est un bon exemple.

1

A partir de 1950, de nouvelles idéologies, venues des Etats-Unis, redonnent un lustre nouveau à de vieilles idées. Ainsi après-guerre parle-t-on « moins de coordination et plus de planification ; moins de métiers et de professions que de secteurs et de branches ; moins d’intérêt national que de taux de croissance ; moins d’idéologies que d’indices de performance » (Cotta, 1984). Le changement apparaît cependant plus sémantique que réel. Le corporatisme continue à subsister dans les consciences mais sous une forme atténuée. Il se découvre également de nouveaux soutiens.